Actualités

Lettre ouverte au Président de la République Monsieur le Président, maintenir Assad, c’est soutenir le terrorisme.

par

Dans Libération est parue lundi 3 juillet une tribune initiée par le Comité Syrie-Europe, après Alep et ce afin de rappeler à Emmanuel Macron ses paroles et ce qu’une Realpolitik digne de ce nom doit être.

Monsieur le président,

Dans une interview récente accordée à huit journaux européens, vous avez rendu public un revirement diplomatique majeur de la France. Vous avez déclaré, à propos de la Syrie : « le vrai aggiornamento que j’ai fait à ce sujet, c’est que je n’ai pas énoncé que la destitution de Bachar el-Assad était un préalable à tout. Car personne ne m’a présenté son successeur légitime » [1]. Vous justifiez ce revirement au nom de la lutte contre le terrorisme. C’est une erreur d’analyse majeure qui non seulement affaiblira la France sur la scène internationale mais n’endiguera en aucune manière le terrorisme.

En reconnaissant la légitimité de Bachar el-Assad, alors même que ses crimes sont largement documentés, vous placez la France dans la position d’État complice. Or le peuple français ne vous a pas donné le mandat pour mener cette politique, puisque vous avez fait campagne en défendant des positions contraires. En réponse aux questions des associations franco-syriennes, vous aviez notamment affirmé entre les deux tours de l’élection présidentielle : « Bachar Al-Assad a commis des crimes de guerre contre son peuple. Son maintien au pouvoir ne peut en aucun cas être une solution pour la Syrie. Il n’y aura pas non plus de paix sans justice et donc les responsables des crimes commis, notamment les attaques chimiques, devront en répondre. La France continuera d’agir au Conseil de sécurité en ce sens, malgré l’obstruction systématique d’un des membres permanents » [2].

La diplomatie française s’est jusqu’ici distinguée par une ligne politique cohérente en condamnant explicitement le régime criminel de Bachar el-Assad. Les preuves ne cessent de s’accumuler [3] et plus de 90 % des victimes civiles en Syrie sont le fait du régime et non de l’insurrection syrienne, du PYD kurde (branche syrienne du PKK) ou même de l’État islamique [4]. Vous déclarez vouloir poser deux lignes rouges : « les armes chimiques et l’accès humanitaire ». Celles-ci ont été franchies depuis longtemps en toute impunité. Vous en excluez d’autres : bombardements des populations civiles, tortures et incarcérations de masse, y compris d’enfants, sièges de villes et de quartiers qui affament les populations, enrôlements forcés, etc. Ces exactions sont tout autant inacceptables.

Vous renoncez à l’exigence de justice que vous aviez affirmée au nom d’un prétendu réalisme selon lequel il n’y aurait pas d’alternative à Assad. Vous ajoutez que « la démocratie ne se fait pas depuis l’extérieur à l’insu des peuples. » Vous validez ainsi la thèse du régime syrien selon laquelle ce n’est pas le peuple qui aspirerait à la démocratie mais des puissances extérieures qui tenteraient de la lui imposer. La Syrie n’est pas l’Irak, il ne s’agit en aucun cas « d’exporter la démocratie ». La révolution syrienne débute dans le contexte des Printemps arabes et n’est pas le fait d’une invasion occidentale. C’est justement pour obtenir la démocratie par lui-même que le peuple syrien s’est levé contre Assad. S’il y a ingérence, c’est plutôt parce que la Russie et l’Iran s’obstinent à entraver son droit à l’autodétermination. Votre propos porte en lui l’infantilisation de tout un peuple : vous n’envisagez pas qu’il puisse désigner lui-même un successeur légitime à Assad.

Quoi pourtant de plus illégitime qu’un dictateur qui pratique le gazage des populations civiles, l’usage des barils d’explosifs, les exécutions sommaires, le viol collectif des femmes et des enfants, la destruction intentionnelle des hôpitaux et des écoles ? Vous affirmez : « Bachar, ce n’est pas notre ennemi, c’est l’ennemi du peuple syrien ». En réalité, Bachar el-Assad n’est pas uniquement l’ennemi du peuple syrien : il est l’ennemi de l’Humanité tout entière. Non seulement du fait de ses crimes contre l’humanité, mais aussi parce qu’il est l’un des premiers responsables de la montée en puissance de Daech qui s’attaque à la France et au reste du monde.

Votre solution n’est pas nouvelle et aligne la diplomatie française sur les positions américaine et russe : au nom de la lutte anti-terroriste, donner un blanc-seing au régime et cautionner l’élimination de la rébellion issue des manifestions pacifiques de 2011. L’échec de cette stratégie engagée par Obama à partir de 2013 est pourtant patent. C’est bien l’abandon de l’insurrection par l’Occident qui a donné à des groupes djihadistes l’occasion de prospérer dans une partie de la Syrie. C’est pourquoi la perpétuation de cette configuration ne laisse d’autre alternative à ceux qui s’opposent au régime que l’exil, la mort ou le rapprochement avec les groupes les plus radicaux.
Assad n’est pas l’ennemi du terrorisme, il en est le promoteur. Le régime ne s’est pas contenté de créer le chaos permettant la prolifération de groupes djihadistes : il a adopté une stratégie délibérée et active consistant à faciliter leur implantation sur le territoire et à éliminer dans le même temps les franges les plus démocratiques de l’insurrection. Il a libéré en 2011 de sa prison de Saidnaya des centaines de djihadistes. Puis, avec le concours de ses alliés, il a systématiquement bombardé et attaqué les zones tenues par les rebelles et on pas celles tombées sous le contrôle de l’État islamique.

Vous avez déclaré que vous ne voulez pas d’un « État failli ». Or il l’est déjà. Le régime de Damas, désormais sous tutelle étrangère, n’assure plus les missions régaliennes d’un Etat et ne contrôle plus son territoire : l’armée est suppléée au combat par des milices ou des forces armées étrangères omniprésentes, un quart de la population syrienne est exilée, les zones insurgées qui demeurent libérées sont gérées de façon autonome (par exemple, les soins et l’aide alimentaire y sont assurés soit par les ONG internationales soit par les populations locales)…

Il existe des alternatives à Bachar el-Assad en Syrie. L’insurrection issue des groupes qui ont manifesté pacifiquement en 2011 pour la fin de la dictature continue de résister. Daraya, Douma, Alep, Deir ez-Zor, Raqqa, Homs, Deraa, Idleb et bien d’autres villes insurgées ont mis en place leurs propres conseils locaux et ont organisé des élections pour leur gestion. Ce sont ces expériences démocratiques qui constituent le véritable terreau pour que puisse émerger une transition politique.

Quant à lui, par la voix du journal du parti Baath, le régime de Damas a d’ores et déjà instrumentalisé vos propos pour valider sa thèse officielle du complot terroriste fomenté par l’Occident en déclarant : « Après l’échec de tous les paris sur les mouvements terroristes pour porter atteinte à l’État patriotique syrien, après l’échec du complot ourdi par les soutiens du terrorisme et ses créateurs, après le retour du terrorisme à la gorge de ses créateurs, les pays occidentaux commencent à faire volte-face et à changer leur position sur la crise syrienne, afin de trouver une nouvelle posture pour sauver la face » [5]. Cela ne fait que confirmer qu’il n’y a pas de négociation possible avec un tel régime. La seule solution de sortie du conflit en Syrie est politique et doit se faire sans Bachar el-Assad.

Monsieur le président, une Realpolitik digne de ce nom, c’est d’admettre que, s’il n’est pas une condition suffisante pour lutter efficacement contre le terrorisme, le départ de Bachar el-Assad est du moins une condition absolument nécessaire.

Post-scriptum

PREMIERS SIGNATAIRES DE LA TRIBUNE

LES MEMBRES DU COMITE SYRIE-EUROPE, APRÈS ALEP :

Racha Abazied (association Syrie moderne démocratique laïque)
Hala Alabdalla (cinéaste syrienne)
Adam Baczko (doctorant en science politique à l’EHESS)
Patrice Barrat (fondateur de l’ONG Bridge Initiative International, producteur de l’émission Syrie maintenant)
Jonathan Chalier (secrétaire de rédaction, revue Esprit)
Catherine Coquio (professeur de littérature, Université Paris-Diderot)
Frédérik Detue (maître de conférences, Université de Poitiers)
Marc Hakim (médecin hospitalier Santé Publique)
Joël Hubrecht (juriste)
Sarah Kilani (médecin anesthésiste-réanimateur hospitalier et auteure d’articles sur le conflit syrien)
Charlotte Lacoste (maître de conférences, Université de Lorraine)
Véronique Nahoum-Grappe (anthropologue, EHESS)
Claire A. Poinsignon (journaliste indépendante)
Manon-Nour Tannous (docteure en relations internationales, spécialiste des relations franco-syriennes, ATER au Collège de France)
David Tuaillon (traducteur et dramaturge)
Nadine Vasseur (auteur)
Sophie Wahnich (directrice de recherche CNRS, revue Vacarme)
Pierre Zaoui (philosophe, Université Paris-Diderot, revue Vacarme)
Caroline Zekri (maître de conférences, Université Paris-Est Créteil)

LES AUTRES SIGNATAIRES :

Zakarya Abdelkafi (photographe, correspondant de l’AFP)
Nadia Leïla Aïssaoui (sociologue)
Maria al Abdeh (chercheuse et directrice exécutive de Women Now for Development, Paris)
Majd al-Dik
Khalil Al-Haj Saleh (intellectuel et traducteur syrien)
Yassin Al-Haj Saleh (intellectuel syrien)
Maabad Al Hassoun (intellectuel syrien)
Fatima Ali (artiste et doctorante à Paris X)
Zahra Ali (chercheure au SOAS et à l’IFPO)
Moustapha Aljarf (auteur, réfugié syrien)
Zaid Alkintar (directeur informatique, militant pour les droits humains)
Janine Altounian (auteure et psychanalyste)
Joseph Bahout (politologue spécialiste du Moyen Orient, chercheur au Carnegie Endowment, Washington DC)
Faraj Bayrakdar (poète syrien)
Robin Beaumont (doctorant en science politique à l’EHESS)
Souhaïl Belhadj (chercheur au Center on Conflict, Development and Peacebuilding de l’IHEID à Genève)
Yohanan Benhaim (doctorant en science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Corinne Blondel (chargée de recherche CNRS, Institut de Mathématiques de Jussieu-Paris Rive Gauche)
Cécile Boëx (maître de conférences, EHESS)
Nathalie Bontemps (écrivaine et traductrice)
Hamit Bozarslan (historien, directeur d’études à l’EHESS)
Édith Bouvier (journaliste, auteure de Chambre avec vue sur la guerre)
Franck Braemer (archéologue spécialiste de la Syrie, chercheur DR émérite au CNRS)
Tal Bruttmann (historien)
François Burgat (politiste, CNRS, IREMAM)
Manuel Cervera-Marzal (sociologue, Archipel des devenirs)
Géraldine Chatelard (chercheure spécialiste du Moyen-Orient)
Sophie Cluzan (archéologue spécialiste de la Syrie, conservateur du patrimoine)
Leyla Dakhli (spécialiste du Moyen Orient et du Maghreb, chercheur CNRS au Centre Marc Bloch)
Sonia Dayan-Herzbrun (professeur émérite en sociologie politique, Université Paris-Diderot)
Delphine de Boutray (metteur en scène)
Caroline Donati (journaliste spécialiste du Moyen Orient, auteure de L’Exception syrienne)
Gilles Dorronsoro (professeur de Science politique, membre sénior de l’IUF)
Sakher Edris (journaliste syrien, membre fondateur du Working Group for Syrian detainees)
Jean-Pierre Filiu (professeur, Sciences Po)
Thibaud Fournet (ingénieur de recherche au CNRS, architecte/archéologue)
Mike Gadras (doctorant en sciences de l’éducation, Université Paris 13)
Claire Gallien (maître de conférences, Université Paul Valéry Montpellier 3, CNRS)
Xavier Garnier (professeur, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3)
Vincent Geisser (chercheur au CNRS, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman)
Antoine Germa (scénariste)
Hélène Gorkiewiez (avocate, Barreau de Paris)
Antonin Grégoire (chercheur en sociologie) et Nadia Meziane (auxiliaire de vie scolaire), pour l’association MEMORIAL98
Agnieszka Grudzinska (historienne, Université Paris-Sorbonne)
Nacira Guénif (sociologue, Université Paris 8)
Vanessa Guéno (chercheure à l’IFPO, antenne d’Amman/Jordanie)
Omar Guerrero (psychologue clinicien et psychanalyste, Centre Primo Levi)
Raphaëlle Guidée (maître de conférences, Université de Poitiers)
Moiffak Hassan (consultant pétrolier et trésorier de Souria Houria)
Isabelle Hausser (écrivain)
Fares Helou (acteur syrien)
Christian Ingrao (historien, directeur de recherches au CNRS)
Joël Jovet (militant des Droits de l’homme)
Shiyar Khalil (journaliste syrien, membre fondateur du Working Group for Syrian detainees)
Stéphane Lacroix (professeur associé, Sciences Po/CERI)
Bérénice Lagarce-Othman (égyptologue, chercheuse associée à Paris IV et à l’Ifpo)
Jacques Lagarce (archéologie de la Syrie, retraité du CNRS)
Garance Le Caisne (journaliste indépendante, auteure de Opération César, au cœur de la machine de mort syrienne)
Olivier Lepick (chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique et spécialiste des armes chimiques)
Agnès Levallois (consultante spécialiste du Moyen Orient et de la Syrie, vice-présidente de l’iReMMO)
Charlotte Loris (doctorante en anthropologie sociale à UCL, Londres)
Camille Louis (philosophe et dramaturge, Universités Paris 8 et Paris 7)
Ziad Majed (politiste spécialiste du Moyen Orient et de la Syrie, universitaire)
Farouk Mardam-Bey (éditeur, écrivain et président de Souria Houria)
Claude Marill (militant syndicaliste et humanitaire)
Philippe Marlière (politiste, University College London)
Sarah Mazouz (sociologue, INED)
Franck Mermier (anthropologue spécialisé sur le monde arabe, directeur de recherche au CNRS)
Barbara Métais-Chastanier (maître de conférences et dramaturge, Université d’Albi)
Hélène Michalak (consultante indépendante)
Samira Mobaied (chercheuse en écologie)
Olivier Mongin (éditeur et écrivain)
Sarah Moon (photographe et cinéaste)
Boris Najman (maître de conférences, Université Paris-Est Créteil)
Ali Othman (archéologue, conservateur du patrimoine)
Marie Peltier (historienne)
Thomas Pierret (Senior Lecturer, Université d’Édimbourg)
Pauline Piraud-Fournet (archéologue au Proche-Orient, chercheure contractuelle au CNRS)
Jean-Yves Potel (écrivain)
Pierre Puchot (écrivain et journaliste spécialiste du Moyen-Orient)
Arthur Quesnay (doctorant en science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Martin Rass (maître de conférences, Université de Poitiers)
Candice Raymond (historienne, Université Paris 1)
Tiphaine Samoyault (auteure et professeure à l’Université Paris 3)
Annie Sartre-Fauriat (historienne de la Syrie gréco-romaine, professeur des Universités émérite)
Maurice Sartre (historien de la Syrie, Université de Tours)
Leïla Seurat (spécialiste du Moyen Orient, post-doctorante à l’IREMAM)
Béatrice Soulé (réalisatrice et directrice artistique)
Alexis Tadié (professeur à l’université de Paris-Sorbonne)
Étienne Tassin (professeur de philosophie, Université Paris-Diderot)
Pierre Tevanian (professeur de philosophie, collectif Les mots sont importants)
Sylvie Tissot (sociologue, Université Paris 8)
Laetitia Tura (photographe et réalisatrice)
Les membres de la revue Vacarme
Dominique Vidal (journaliste et historien)
Leïla Vignal (géographe spécialiste du Moyen Orient, Université d’Oxford)
Emmanuel Wallon (professeur de sociologie politique, Université Paris Nanterre)
Frédéric Worms (philosophe, professeur à l’ENS)
Samar Yazbek (journaliste et écrivaine)

Notes

[3Entre autres : dossier César, rapports d’Amnesty International, rapports de Human Rights Watch, témoignages et livres de nombreux Syriens, qu’ils soient en exil ou encore en Syrie