Venise, ville-refuge

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Quand l’État faillit à ses responsabilités, l’alternative peut-elle provenir des municipalités ? Dès les années 1990, la ville de Venise prend à sa charge l’accueil des populations fuyant la guerre des Balkans. Près de vingt plus tard, elle s’organise à nouveau pour accueillir les réfugié·e·s, notamment syrien·ne·s. Le mouvement des villes-refuges s’est aujourd’hui étendu, prouvant l’importance de l’échelle locale dans une politique d’accueil européenne qui se voudrait juste — même si Paris se revendique elle-aussi ville-refuge, ce qui n’est pas sans poser question.

Balkans 1991-1995 / Syrie 2011-2017

Dans son livre Rifugiati. Vent’anni di storia del diritto d’asilo in Italia (Réfugiés. Vingt ans d’histoire du droit d’asile en Italie), Christopher Hein rappelle comment lors des conflits dans les Balkans des années 1990 « un total de 80 000 réfugiés (évacués de guerre, selon la définition officielle italienne) a été accueilli en Italie : plus de 70 000 obtinrent un permis de séjour pour raisons humanitaires, dont 57 000 entre octobre 1991 et octobre 1995 » [1]. « Seulement 2 000 trouvèrent une place dans les centres d’accueil mis en place par l’État, dans des vieilles casernes inutilisées depuis la Première Guerre mondiale, loin des centres habités, dans les montagnes de l’Italie du Nord, où ils ne reçurent ni aide ni accès aux services pour s’intégrer au tissu social. Tous les autres bénéficiaient de l’hospitalité et de l’accueil des mairies, associations, paroisses, centres pour les pèlerins et autres institutions non étatiques. »

Face à la violence actuelle du conflit syrien et à une instabilité géopolitique générale qui ne cessent de produire des déplacés et des réfugiés en quête d’aide, de soutien et de protection, il est intéressant de revenir à la situation engendrée par le conflit des Balkans entre 1992 et 1995, non analogue sans doute en termes de nombre de réfugiés, mais comparable au moins pour ce qui est de la réaction et de l’implication des institutions nationales et des collectivités locales européennes.

Si d’un côté, l’Union européenne et les pays membres ont, notamment à partir du début des années 1990, progressivement renforcé leur dispositif de contrôle des frontières (Frontex) et développé dans un sens restrictif les réglementations en matière d’asile, de confinement et d’expulsion vis-à-vis des migrants sur leurs territoires (Dublin I-IV, procès de Rabat et Khartoum, etc), de l’autre, on peut entrevoir à ce moment précis, comme le souligne Hein pour le cas de l’Italie, une mobilisation solidaire au niveau des collectivités locales et de la société civile — situation qui se reproduit actuellement.

Aujourd’hui, à une gestion institutionnelle et mécanique de « l’accueil », qui conjugue la dimension de l’urgence et celle du contrôle (l’approche des hotspots notamment) avec une dissémination « forcée », par le haut, sur les territoires (centre d’accueil et d’orientation — CAO — en France, hub régionaux et centre temporaire — CAS — en Italie) qui n’empêche pas les dérives spéculatives et répressives, s’oppose la revendication de la part des pouvoirs locaux d’une démarche alternative, axée sur une grammaire solidaire et hospitalière. Il s’agit d’un phénomène qui prend de l’ampleur et qui identifie des sujets publics et communautaires « alternatifs » face à une progressive déresponsabilisation des instances gouvernementales. Une généalogie de la ville-refuge, notion qui refait surface aujourd’hui avec l’investissement des principales villes européennes, nous amène à revenir sur l’expérience singulière de la ville de Venise au début des années 1990.

l’emergenza réfugiés à Venise

Entre 1992 et 1993, environ cinq cents personnes en provenance d’une Yougoslavie ravagée par la guerre s’installent sur le territoire de Venise. On parle d’emergenza réfugiés, un terme érigé depuis 2011 en mot d’ordre de la gestion des migrants. [2] Face à une prolifération de campements spontanés, la mairie déplace dans un premier temps ces cent-trente familles dans un parking à San Giuliano et dans Villa Marocchesa à Mogliano, puis dans les centres de premier accueil (CPA) créés à San Giuliano et Zelerino (San Giuliano est un quartier périphérique de Mestre, proche du pont de la Liberté qui connecte la ville de Venise à la terrraferma. Mogliano Veneto et Zelerino sont deux villages intégrés dans l’area métropolitaine de Venise). Cette réaction active de la municipalité et de la collectivité répond d’une part à une urgence concrète, celle d’organiser cette présence sur le territoire de la commune (qui en 1992 comptait environ 310 000 habitants), et d’autre part à une volonté de réagir de manière constructive sans se limiter à une démarche de simple assistance. La situation initiale n’est pas des plus simples, en raison des conditions matérielles précaires d’installation, puis des nécessités et des problématiques d’ordre social et culturel qui se manifestent progressivement [3] et obligent la mairie et la collectivité à s’adapter, à s’organiser et à réagir de façon organique.

En février 1992, s’ouvre le « Bureau Immigrés et nomades » avec pour but d’offrir une tutelle juridique et sociale aux migrants arrivés sur le territoire et de gérer la construction et l’organisation des CPA : le tout dans le cadre d’une loi nationale (390/92) qui détermine les conditions d’accueil des réfugiés de l’ex-Yougoslavie et prévoit à cette fin des financements spécifiques.

Pendant que la mairie convoque des assemblées citoyennes et des rencontres publiques pour discuter les conditions et les modalités d’accueil, et envisager des formes de cohabitation et d’intégration, dans une confrontation animée qui coïncide avec une définition collective de la grammaire et du « vocabulaire » de l’accueil, ce même accueil s’organise et se structure, avec la formation de médiateurs culturels et d’opérateurs sociaux-sanitaires en mesure d’intervenir sur le terrain et de faciliter les relations entre réfugiés et locaux.

Quand le gouvernement italien, favorable à l’intervention militaire en ex-Yougoslavie, déclare l’urgence terminée et coupe les fonds, la mairie de Venise choisit de ne pas renoncer à ce projet d’accueil et continue de le porter à ses frais.

En effet, comme l’expliquait l’adjoint aux politiques sociales de l’époque, Beppe Caccia, « la stratégie de gestion de l’emergenza réfugiés et les interventions successives en matière d’accueil ont depuis toujours été celles de la continuité et de la mise en place de projets à moyen et long termes. L’objectif était celui de l’insertion de ces personnes dans le tissu social… » [4]. Au travers des parcours de scolarisation des enfants, d’insertion professionnelle et de soutien au logement, la presque totalité des personnes présentes dans les CPA se sont progressivement installées sur le territoire, dans la ville ou dans les régions limitrophes.

Quand en 1999 le gouvernement italien, qui se prononce en faveur de l’intervention militaire en ex-Yougoslavie, déclare l’urgence terminée et coupe les fonds, la mairie de Venise choisit de ne pas renoncer à ce projet d’accueil et continue de le porter à ses frais, en partie en raison d’une nouvelle vague de réfugiés provenant des Balkans, et ce jusqu’à la fermeture du CPA de Zelerino en octobre 2001, puis de celui de San Giuliano en mars 2003.

le projet Fontego

L’expérience des CPA amena la mairie de Venise à structurer davantage le dispositif d’accueil, à partir notamment de l’engagement de ses administrateurs (notamment le maire philosophe Massimo Cacciari, le sociologue Gianfranco Bettin et nombreux fonctionnaires et opérateurs). En 1994, celle-ci inaugure le Service immigrants et nomades, qui s’occupe à la fois de sensibiliser la population résidente et d’accompagner la population « immigrante ». Ce service ouvre un Guichet régional pour les réfugiés en collaboration avec le Conseil italien pour les réfugiés, le UNHCR et la région des Vénéties. Les années suivantes, en parallèle d’une augmentation de la population migrante sur le territoire à la suite d’un décret de régularisation (1996) et d’une nouvelle vague de réfugiés (notamment kosovars et kurdes), le Service intensifie ses activités de promotion et de formation en Italie et ailleurs [5]. L’entrée en vigueur de la Convention de Dublin et la promulgation de la loi sur l’immigration (1998/40) poussent la mairie à réorganiser son service immigration et promotion des droits de citoyenneté avec la création en 2001 d’unités opérationnelles spécifiques pour les citoyens étrangers et pour les demandeurs d’asile et réfugiés. Avec le soutien du fonds de l’Union européenne pour les réfugiés et du nouveau plan national asile (PNA) [6], Venise ouvre en 2001 le projet Fontego qui se définit comme « projet d’accueil, intégration et rapatriement volontaire pour les demandeurs d’asile et réfugiés ». Trois centres d’accueil ouvrent sur le territoire, à Venise, Marghera et Tessera, avec une capacité de quelques centaines de places. Les demandeurs d’asile, qui souscrivent un contrat d’accueil avec la mairie, y bénéficient d’un accueil de généralement six mois pendant lesquels ils disposent de services (assistance sanitaire, carte de transports, cours de langue, formations professionnelles, etc.) et s’engagent à respecter un règlement interne.

À partir de 2002, à l’occasion de la Journée mondiale du réfugié du 20 juin, l’appellation de « Venise ville accueillante-ville d’asile » fait son apparition, soulignant la démarche adoptée par la mairie et qui caractérisera l’approche de la ville de façon constante pendant une décennie [7]. L’implication des institutions locales et de la municipalité, l’organisation du travail et la spécialisation des équipes, la contribution de coopératives locales de services ont caractérisé un parcours s’efforçant d’articuler un travail en réseau avec des autres villes italiennes.

Pourtant, ce positionnement devra faire face aussi au fil des années à l’évolution des conditions politiques, économiques et sociales locales et italiennes : lors de la Journée mondiale du réfugié de 2008 célébrée au Palazzo Farsetti, le maire Cacciari paraphrasa le premier ministre français Michel Rocard qui avait dit en 1990 « Venise ne peut pas accueillir toute la misère du monde », en lançant un message à ses interlocuteurs nationaux pour appeler d’autres municipalités à prendre leurs responsabilités, mutualiser et partager l’accueil, mais aussi pour affirmer que, même face à une aide nationale moins importante, Venise ne déclinerait pas son engagement. Les difficultés financières qui ont touché Venise comme beaucoup d’autres villes à partir de 2009, avec des réductions des services, l’approche « d’urgence » adoptée au niveau national en 2011 et renouvelée à partir de 2013 avec une « gestion quantitative » de l’accueil, confiée à la Protezione civile, puis aux préfectures et aux acteurs de l’humanitaire, aussi bien qu’un virement à droite de la mairie de Venise depuis juin 2015, ont produit néanmoins une involution progressive du fonctionnement du dispositif d’accueil vénitien : en réponse par exemple, la proposition du nouveau maire de créer une « citadelle de la pauvreté » pour éloigner du centre-ville les SDF, italiens ou immigrés. [8]

devenir ville-refuge

La trajectoire de « Venise ville d’asile » témoigne incontestablement des marges d’intervention et d’engagement des pouvoirs locaux en matière d’accueil, mais aussi des limites d’une expérience isolée et partiellement partagée. Pourtant, tant pour ce qui est de la construction et de l’élaboration d’un discours d’accueil fondé sur les principes de l’hospitalité que pour le travail de mise en réseau des expériences, le cas de Venise reste significatif.

En parallèle de son activité en réseau avec d’autres projets en Italie et de son rôle dans l’organisation progressive du SPRAR (Système de protection des demandeurs d’asile et des réfugiés), la mairie de Venise, à travers ses représentants, n’a pas cessé de tisser des liens avec d’autres expériences spécifiques, qui tendaient à affirmer cette posture « hospitalière » et ce rôle de ville d’asile : à la fin des années 1990 Venise, grâce à l’action de son maire Massimo Cacciari, rejoint le réseau des villes-refuges, fondé en 1996 par le philosophe Jacques Derrida et le Parlement international des écrivains [9]. Retraçant la généalogie de la notion de ville-refuge dans la tradition judéo-chrétienne, mobilisant la notion d’hospitalité inconditionnelle de Kant et se référant à la tradition médiévale des autonomies urbaines, Derrida invoque la ville dans son texte Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! (1997) : « Nous espérons d’une nouvelle figure de la ville ce que nous renonçons presque à attendre de l’État. » Pour ce qui est du rôle des pouvoirs municipaux par rapport à la figure du réfugié, il est intéressant de retrouver dans les termes du philosophe Giorgio Agamben, souvent utilisés par Michel Agier (notamment dans un texte particulièrement significatif, La Ville nue), quelque chose qui ressemble à un appel en droite ligne avec les positions de Derrida. Agamben, dans Moyens sans fins : notes sur la politique (1995) : « On pourrait considérer l’Europe non pas comme une impossible “Europe des nations’’, dont on commence à entrevoir la catastrophe à court terme, mais comme un espace a-territorial ou extraterritorial, dans lequel tous les résidents des États européens (citoyens et non-citoyens) seraient en position d’exode ou de refuge, le statut européen signifiant alors l’être en exode du citoyen. (…) En ce nouvel espace les villes européennes, entrant en relation de réciproque extraterritorialité, retrouveraient leur ancienne vocation de villes du monde. » Si le projet des villes-refuge du Parlement international des écrivains est orienté, en raison de la nature même de l’association et du moment historique de sa création, vers un accueil ponctuel des intellectuels menacés [10], dans le cas de Venise cette ouverture s’opère également vis-à-vis de la catégorie générale des réfugiés, en raison de son expérience directe.

En ce sens, Venise s’engage aussi dans un travail réflexif de ré-élaboration de son histoire, dans une auto-narration (storytelling, selon l’un des fondateurs du Parlement international des écrivains, Christian Salmon) qui « actualise » son passé, à partir de son « origine » de ville-refuge, dès sa fondation : la ville fut en effet fondée dans des îlots marécageux par des « réfugiés » ante litteram, les populations du littoral qui fuirent, autour de l’an 528, des menaces des « invasions barbares ».

Le fait de choisir le Fontego comme nom du projet d’accueil est évidemment évocateur. Car le Fontego (de’ Turchi, de’ Tedeschi) est l’une des formes architecturales historiques typiques de l’accueil des étrangers à Venise. Cet espace, présent dans plusieurs des républiques marines (Fondaco), nommé par translittération du terme arabe fondouk-fonduq constitue, si l’on veut, une « adéquation urbanistique » de la forme nord-africaine et orientale du caravansérail : à Venise le Fontego [11], dont la première fondation remonte au XIIIe siècle, est un espace de transit et de résidence temporaire destiné aux étrangers, en particulier commerçants, dans la ville, dont le séjour et la permanence étaient réglementés par la Serenissima. Le travail sur la mémoire de la ville, en ce sens, dénote inévitablement une volonté d’ouverture, si l’on considère que la Serenissima Repubblica de Venise est aussi celle qui en 1516 a donné le nom au Ghetto, comme dispositif de contrôle et de confinement des personnes.

Choisir le Fontego comme référence ne représente pas pourtant un simple déni de son « opposé », mais plutôt l’intention de décliner positivement et d’actualiser, dans une grammaire de l’hospitalité, la relation complexe à l’altérité que la ville incarne. Le présent des villes-refuges, confrontées à une volonté d’ouverture et d’accueil mais en même temps aux contraintes de contrôle et de « gestion » d’un appareil humanitaire étatique, comme dans le cas de la ville de Paris, renouvelle cette tension.

En présentant une conférence qui sera par la suite publiée sous le titre de « La città » (2004), Cacciari avertit : « La ville est soumise à des demandes contradictoires. Le fait de vouloir dépasser cette ambiguïté est une mauvaise utopie. Il faut lui donner une forme. La ville est l’esperimento (entre l’expérience -scientifique-, l’essai et l’expérimentation en général) permanent pour donner forme à la contradiction  ». [12]

Post-scriptum

Filippo Furri est chercheur-doctorant dans le département d’anthropologie de l’Université de Montréal et membre de Migreurop. Une première version de cet article a été publié sur le site The Conservation.

Notes

[1C. Hein, (ed.), Rifugiati : Vent’anni di storia del diritto d’asilo in Italia, Donzelli, 2010.

[2Le mot emergenza en italien couvre ici à la fois l’urgence et le fait d’émerger (refaire surface) : il y a donc une dimension spatiale, matérielle.

[3P. Brunello, L’urbanistica del disprezzo. Campi rom e società italiana, Manifestolibri, 1996.

[4Il Gazzettino, 10/08/2004, meltingpot.org.

[5Le Service est par exemple invité à la 3e Conférence européenne sur l’intégration des réfugiés à Bruxelles en 1999, et participe au projet européen Solidarité Réfugiés Europe en 2000.

[6Ce Plan National d’Asile est le fruit d’un protocole d’entente entre le ministère des Affaires intérieures, l’UNHCR et l’ANCI (association nationale des mairies italiennes) qui vise à organiser les précédentes expériences d’accueil décentralisées et en réseau : le cas de Venise devient un modèle de référence dans l’organisation d’un système d’environ deux cents mairies et soixante-trois projets territoriaux qui seront par la suite à la base du Système de protection des demandeurs d’asile et réfugiés inauguré en 2002.

[7L’activité et l’évolution du projet Fontego est racontée dans le détail dans une série de volumes édités par la mairie entre 2002 et 2010 (Indirizzi Sconosciuti, Attraverso il centro, Tracce).

[9Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Galilée, 1997.

[10« Seule la célébrité éventuellement peut fournir la réponse à l’éternelle complainte des réfugiés de toutes les couches sociales : “Personne ne sait qui je suis’’ ; et il est exact que les chances du réfugié célèbre sont plus grandes, tout comme un chien qui a un nom a davantage de chances de survivre qu’un chien errant qui ne serait juste qu’un chien en général » (Hannah. Arendt, L’Impérialisme, trad. Martine Leiris, Paris, Fayard, 1982, p. 266). Le projet du PIE utilise le levier de la « célébrité » pour porter la question des réfugiés au cœur de l’Europe (grâce au soutien notamment du Conseil d’Europe) et pour interpeller les villes vis-à-vis de leurs responsabilités.

[11Christoforo Tentori, Saggio sulla storia civile, politica, ecclesiastica e sulla corografie e topografia degli stati della repubblica di Venezia, 1785-1786.

[12M. Cacciari, La città, Pazzini, 2004.