Vacarme 81 / Cahier

Transimpressions d’Évian

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Ils ont vue sur le lac. Croyant me faire plaisir ou pour se vanter, c’est son genre, il me l’a dit dès le trajet en voiture. « Nous dinerons avec vue sur le lac ». Dîner sur le lac néant. Ils croient que je suis contente.

On ne se méfie pas. On accepte d’aller en Suisse. On est mal récompensé. Ils ont vue sur le lac et, au-delà des eaux terriblement paisibles, je n’y couperai pas. Inévitable, horizontale, Évian transversalement m’attend à la butée de l’horizon.

Je ne peux pas sauter de la voiture en marche. Il fallait me tromper de train, à l’arrivée, au moins, me tromper d’ami, suivre Ulysse à Lausanne, mais il n’était pas à la gare. Il n’y avait que la voiture qui me mène au dîner pour contempler Évian-les-Bains sans issue. Envolées mes lignes de fuite. Vue sur Évian, bien fait pour moi, mais comment leur dire autrement qu’en les blessant, qu’en les fâchant que je voudrais pour le dîner voir Cythère, Sounion, Alger, comment leur parler des ports où l’on dîne en voyant l’air se densifier de la lumière des bateaux - Ulysse sera reparti, à Corfou aux falaises blanches, à Céphalonie peut-être où je voudrais tant aller. Je dirai que j’aime le lac. Je suis une bonne amie. À moi l’éloge de l’aqueux. Bienvenue face au lac béant.

J’arrive, j’admire les meubles, les petites filles, les livres. Pour un peu j’admirerais les fourchettes une à une, je déplierais et replierais toutes les serviettes du trousseau en poussant des cris d’admiration, je ferais l’inventaire de chaque preuve irréfutable du bonheur familial, l’éloge de chaque torchon, l’exégèse appliquée, je sais exactement quel ton d’extase il faut prendre, de toutes les photos de progéniture empaillée. Je connais très bien mon texte, je ferais tout ce que l’on veut pour-vu que je retarde un peu l’inexorable pas en avant qu’il faudra faire vers la terrasse avec vue sur le lac qui n’a rien à dire et eux non plus à présent n’ont rien à dire sinon, je les entends, d’aller voir la vue. C’est l’heure. Je ne vais tout de même pas entrer à reculons sur la terrasse de la maison.

Ce n’est pas que ce soit laid. C’est un horizon honorable. En regardant un peu de biais ou en clignant les yeux peut-être ou bien par distraction, on pourrait presque le confondre avec un de ces horizons qui dessinent des perspectives emmêlées comme les baguettes d’un jeu de mikado. Le lac glan-glan fait ce qu’il peut ou bien c’est l’effet du vin blanc. Ça ne dure pas. Le soleil pâle et ses nuages ont quelque chose d’un laiteux douteux à deux doigts de tourner, pas loin du petit caillé. Un ciel trop épais, trop riche comme de la crème pour accompagner, bien en vue, triomphante de fadeur, provocante qui me nargue : Évian-les-Bains, chou talqueux. Je veux m’échapper, trop de sucre, mais les montagnes de tout côté, où est l’escalier de secours. Évian-les-Bains pas d’après - Ulysse doit être arrivé à Gibraltar, je voudrais boire du vin rouge comme une voix noire et âpre de Madrid, de Naples, d’Athènes. Tout stagne, l’eau surtout, dans le lac-vabo, quelle horreur, c’est la meilleure heure, qu’ils disent, pour profiter du lac.

La nuit tombe, c’est pire. Coliqueux plus que plâtreux. Ils disent que le coucher de soleil est magnifique sur le lac. Puis par l’effet de la lumière vitrifiée, Évian-les-Bains est agrandie, presque zoomée. Évian les Bains se rapproche - ils disent qu’on a de la chance, que l’on voit vraiment bien ce soir, que l’on voit vraiment bien, ça oui, qu’une météorite battue en neige se rapproche, va nous détruire. Je devrais les prévenir, qu’ils sauvent au moins les photographies des enfants. Meringue-les-Bains en gros plan va se précipiter sur nous — ils ne voient rien, habitués peut-être à se faire tous les soirs ensevelir par la montagne. Je voudrais être en Bretagne où la mer est toujours râpeuse, les rochers jamais atteints même quand ils semblent proches. Évian-les-Bains s’est installée sur mes genoux, bave du sucre, ça dégouline. Je voudrais être en Bretagne où le vent fait pleurer les enfants et protège des atteintes du sucre. Je ne veux pas être poissée à contempler Évian-les-Bains. Je ne veux pas manger leur soupe, Évian-les-Bains sur les genoux, mal élevée, envahissante, je devrais peut-être rappeler que l’invitée, ici, c’est moi. Quand nous avions des invités, il fallait toujours se taire, venir dire bonsoir et au lit, et peut-être qu’à présent Évian et sa guimauve pourraient aller se coucher, mais non, c’est le soleil qui se couche.

On ne peut éviter de détruire ses enfants, mais on peut essayer au moins de le faire loin d’Évian-les-Bains.

C’est un écœurement rosé comme des goûts de petites filles. J’avais un déguisement de Zorro tout en noir, j’avais une poupée noire, un ours jaune un autre bleu et un chien gris et noir, nommé Kalep mais ce n’est pas moi qui ai trouvé ce nom. J’ai cru longtemps exécrer les petites filles empaillées au salon. C’est le rose que je hais. La princesse, c’est moi tout en noir. Je suis une petite fille, tout en noir sur la photo ; les autres en tulle rose, qu’elles aillent danser guillerettes sur les rivages d’Évian, qu’elles courent avec leurs petits cris se baigner dans la barbe à papa, je reste seule sur la photo, petite fille en noir de veuve, princesse Zorro, rameuse sur la mer salée — tu ne dois pas ramer, tu auras les épaules carrées — la plus belle enfin, me voici, je crois que je vais refuser de reprendre de la soupe salée au sucre d’Évian. Je suis en noir, je suis Sophie, aucun risque qu’on me confonde avec une petite fille. Les enfants rosées meurent. Ou bien elles sont violées, un jour mon prince viendra tu parles. Ma mère parlait de mes deux sœurs en disant mes petites filles, elle veut dire les mortes, et moi aussi je suis sa petite fille, mais nous ne sommes jamais trois, je suis la seule, je crois, à savoir compter jusqu’à trois. Sur les bords du lac qui ment, le rose maintenant s’éclaire à mesure que tombe la nuit, tandis que trois petites filles s’endorment en pleurant du rose, à peine le temps pour le dessert, il faut aller les consoler, mes sœurs quand elles sont mortes, qui les a consolées, ont-elles seulement crié, on m’a dit qu’avant de mourir les enfants ne font pas de bruit, ils vous regardent d’un regard dense comme la lumière dense au-dessus du bassin d’Arcachon quand ma mère dit la lumière est tellement belle, et c’est la première fois que j’entends parler de la beauté de la lumière, je n’ai jamais pensé que la lumière pouvait être belle, mais je sais maintenant qu’elle parle du regard de mes sœurs juste avant qu’elles meurent, et je ne crois pas non plus que ma mère ait crié quand elles sont mortes. Quand je suis née, elle a crié. Baptisez-la. De quelle couleur au juste est la layette des enfants morts ? Je voudrais que le rose s’éteigne, je voudrais être sur la mer quand le bateau file la nuit, aucune couleur, noir profond et le long de l’étrave quelques étincelles lumineuses, c’est le planton, c’est très beau, mais ici, à présent, Évian-les-Bains me fait des mines à travers le lac flétan. Je devrais peut-être dire que je vais dormir à l’hôtel.

« Tu as vu comme c’est joli, le ciel est rose ». Je ne prendrai pas de dessert. Il parle à sa petite fille, un jour elle aimera Évian, elle voudra y retourner. La montagne plane fixement comme un gros couteau obscur. Un jour elle aimera Évian, elle voudra y retourner et moi, je voudrais revenir dans la mer bleu-vert acier qui piquait ma langue de sel. Plie, écarte, plie il faut nager, apprendre à fuir et l’effort de la brasse a le goût que je donne au bonheur. On ne peut éviter de détruire ses enfants, mais on peut essayer au moins de le faire loin d’Évian-les-Bains. Je devrais peut-être enlever leurs enfants de la photographie, les amener ailleurs avec un flutiau de sirène, nous irions sur les rochers et ne boirions plus que de l’eau dont le sel adoucirait tous les poisons.

J’irai seule plutôt, passerai l’horizon bouché, volerai vers Céphalonie où les voix noires de la Grèce me soigneront de tous les roses, où les voix rouge de la Grèce porteront la couleur de ma voix — tu aimes le bel canto, on aime le bel canto à Céphalonie.

J’irai seule avec mes sœurs, nous passerons la montagne. Nous irons à Gibraltar, dans le détroit de Perejil. Nous irons à Córdoba. Nous arriverons à Damas. Nous nous donnerons trois prénoms, nous nous appellerons Leila comme la nuit, Malika comme la reine, Warda comme une rose noire.

On m’a donné une chambre qui n’a pas vue sur le lac. De ma valise je sors la cape de Zorro. Baptisez-moi à l’eau salée. Baptisez-moi à l’eau de larme. Je m’appelle Sophia.

Évian les bains d’eau douce-rose n’aura pas le dessus ce soir. Le soleil s’incline, il fait noir.