Vacarme 81 / Cahier

le prince / 4

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19 mars 2016

David est reparti aux États-Unis. Les amis qui viennent ici portent toujours avec eux ce qui vient de chez eux. Surtout David. Il aime tellement Santiago que ça donne une idée, par contraste, de l’Amérique qu’il habite. Par exemple, il ne neige pas en ce moment à Buffalo, mais tout le long du séjour de David ici, dans cette chaleur parfois terrassante, je pensais à ce lieu où il peut neiger des mois entiers. Ça m’a donné envie de connaître cette ville où il n’y a pratiquement qu’une rue principale, très longue, qui mène d’une université à un musée, où il y a pas mal de bars, et surtout beaucoup de neige, de très longs hivers avant l’arrivée du printemps.

Ce n’est pas le cas ici, il n’y a pas de dégel et il n’y a pas la sensation d’être pris dans le temps, captifs de l’hiver. Il y a la pollution, l’odeur du fioul, la recherche d’un coin de chaleur, l’alternance des journées grises et des journées ensoleillées, mais il n’y a pas de longues, sempiternelles traversées de l’hiver.

David est parti et il m’a apporté — dans ce partage très intense de nos dernières journées d’été — l’idée, la pensée, le désir même d’une ville enneigée.

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En tout cas, depuis que je suis rentrée, les parcs sont vides. Hier, il y avait seulement deux petites têtes blondes dans le parc. J’ai pensé que c’était peut-être des enfants d’expat.

Les enfants sont occupés à autre chose à présent. À quoi ? C’est comme les animaux (les enfants ne sont-ils pas secrets comme les animaux ?), à quoi sont-ils occupés ? J’ai cherché les chiens du quartier en arrivant à Ejercito hier. Ils sont en général toujours postés à la même place. Mais ils ne sont pas encore là. Je n’ai vu qu’un chien, un nouveau peut-être, bien qu’il n’ait pas eu l’air perdu. Un chien assez grand, noir, assez beau, et qui allait s’endormir. Mais il n’y avait pas les chiens du quartier, le rituel, ceux qui attaquent les voitures à l’entrée de la rue, ceux qui « attaquent » (jamais violemment) les passants au niveau de l’École d’architecture. Plutôt que les chiens, il y avait les bruits de construction. Il y avait un chien sur le point de s’endormir, et une ville qui se renouvelle sans cesse. Ce sont comme deux seuils. S’endormir au grand jour, construire au grand jour. Il y a comme des départs qui sont là au présent. Il n’y avait aucune inquiétude dans le regard du chien — presqu’aucun besoin, et du coup, c’est comme si la possibilité de ce sommeil avait été donnée à la ville. Il dort, il va s’endormir. Il n’y a là aucun doute. Ce seuil sera franchi. On cohabite avec ce sommeil d’Autrui qui aura bien lieu.

C’est encore la même question que je me pose : ces êtres qui dorment, ces êtres sur le point de s’endormir, sont-ils exposés ? Sont-ils en commun ?

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Qu’est-ce qui est donné alors ? Le seuil : ce qui n’est jamais là.
Mais le chien le donne comme un savoir dont il n’a pas besoin, qui le qualifie tout entier.
Pas de dépouillement, renoncement, quiétude ou inquiétude.
Son regard était juste prêt à s’endormir.
Est-il exposé ? Est-il avec « nous » ?

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Et les constructions ? Savons-nous où elles sont localisées ?
À l’entrée de la rue Ejercito, une maison (immense, une vieille maison coloniale blanche de plusieurs étages) brûlée — depuis au moins trois ou quatre ans.

21 mars 2016

Quel était le rythme aujourd’hui dans le parc ? Celui, certainement, d’une journée qui va s’interrompre. Les enfants étaient là. Le froid, aussi, commence à arriver, et un peu avant vingt heures, le soir commence à tomber. La fin s’anticipe. C’est en cela que l’été est derrière. Il fera chaud encore longtemps, mais on ne sera plus des silhouettes — du commun — dans la nuit.

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C’est encore la même question que je me pose : ces êtres qui dorment, ces êtres sur le point de s’endormir, sont-ils exposés ? Sont-ils en commun ?
Et le chien ? S’est-il finalement endormi ?

Si je retourne voir demain, il est possible qu’il soit encore là, au même endroit. C’est le mystère des chiens ici. Ils sont capables de rester au même endroit toute la journée, peut-être plusieurs journées. Il ne s’agit même pas de lieux retirés, d’abris. Je me souviens d’un chien sur l’Alameda, l’avenue la plus trafiquée de Santiago, il ne bougeait pas du passage piéton qui se trouvait entre deux avenues. Personne ne lui marchait dessus bien entendu ; il y avait un respect évident pour ce chien qui dort. Il était là, en plein milieu du bruit, du passage, des allées et venues. Là où toutes les classes sociales se croisent (sauf les très très hautes qui ne descendent pas de leur caverne dans la cordillère). Mais était-il vraiment au milieu des autres ?

C’est encore la même question que je me pose : ces êtres qui dorment, ces êtres sur le point de s’endormir, sont-ils exposés ? Sont-ils en commun ? Oui, puisqu’ils sont vivants. Mais il y a autre chose. Il y a le mystère du seuil en eux.

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« Nous », les humains, par rapport aux chiens, nous faisons le parcours inverse.
Eux, l’automne, ils dorment. Ils franchissent des seuils d’un savoir sans savoir sans doute. Nous, nous avons acquis de nouveau l’idée des limites. Les enfants ne s’attardent plus dans le parc. Le soir fait arriver le froid. L’existence revient à ses cadres. Le commun aussi : les enfants jouent plus vite, juste pour avoir leur quart d’heure de divertissement. Peut-être qu’ils ne fabriquent plus de l’énergie mais de la fatigue.

21 mars 2016

Je l’ai revu. Il longeait les murs de l’université Santo Tomas, il s’y callait, puis il s’est couché. C’est un chien magnifique, noir, grand, avec des oreilles marron. Il y a de la sauvagerie, de la majesté. Il y a quelque chose de ça, mais ça n’est pas ce qu’il est. Il échappe probablement à tout ce qu’on pourrait dire de lui. Il ne reconnaît personne. C’est ce que j’avais vu de lui quand il était sur le point de s’endormir. On dirait qu’il n’y a pas de commun pour lui. Il n’y a ni les autres, le commun, l’altérité, ni simplement personne. Ça n’est donc pas non plus de l’indifférence. Il ne regarde rien autour de lui, devant lui. Ça doit faire partie de sa grâce, cette façon d’aller. Il ne va ni devant lui ni nulle part. Mais hier il a rasé les murs pour un très court laps de temps puis il s’est couché subitement. Il est comme tombé. Pas de fatigue. Il est tombé dans son repos. Dans lui-même. Comme dans un lieu et un temps qu’il semblait très bien connaître et qui aurait été calculé à cet endroit du mur, au millimètre près. Ça a été impressionnant de voir ce grand chien se laisser tomber de la sorte.

Les chiens ont sûrement quelque chose de ça ici : ils vont. Ils ne vont pas quelque part. Ils n’errent pas. Ils n’ont pas de direction, et ils ne sont pas perdus non plus. Mais chez ce chien, c’est plus visible. C’est comme s’il ne voyait pas et que ce non-voir n’était pas un handicap. Et autour de lui, les étudiants, plutôt joyeux, légers. Ils sont la fin de l’été, un moment liminaire qui a une durée particulière, reconnaissable.
[…]

5 avril 2016

La pluie d’abord, la grêle ensuite ! C’est le mois d’avril. C’est fou mais je m’étais habituée à ce que le mois d’avril soit le mois du combat entre l’été et l’automne. L’été le jour, l’automne, voir l’hiver, la nuit. C’est ainsi à Santiago parce que le soleil tape très fort. Ce n’est que quand il se retire qu’on sait vraiment à quelle saison on est. Mais c’est beau cette sensation de lutte, qu’il y a un combat sous-jacent. C’est subjectif, bien entendu, mais ça crée la sensation d’un espace en sourdine, de vivre une chose en sachant qu’il y en a une autre qui se prépare et d’aller dans un endroit en allant un tout petit peu ailleurs. […]

Il a grêlé trois minutes. Puis j’ai retrouvé ce silence qu’il y a après chaque grêle. Ça s’arrête d’un coup. La ville est bel et bien là, indemne. Il n’y a d’ailleurs eu de la grêle que dans le quartier des universités apparemment. En rentrant, j’ai vu le petit chien que je vois depuis un moment sur le seuil de la porte d’entrée d’un des édifices de la rue Marin. Est-ce qu’il a vu la grêle, ou à défaut la pluie ? Il est toujours là en tout cas, avec la même tête calme posée sur le sol. Il est sur le seuil depuis le début de l’automne. Il me confirme que l’automne, c’est la saison des chiens. C’est la saison de leur folie ou de leur sagesse. C’est l’instant du seuil. Mais un seuil qui se répète, qui s’étale dans la durée, est-ce que c’est possible ?

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Je n’ai pas vu le chien d’Ejercito aujourd’hui. Je ne l’ai pas cherché non plus. Je suis arrivée vite, et je me suis perdue à regarder certaines silhouettes, à me demander si elles avaient aussi cette cadence mi-joyeuse mi-triste que j’avais remarquée l’année dernière au milieu de l’hiver.

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Un seuil qui s’étale dans la durée, est-ce que c’est possible ? Le seuil n’est jamais là, ni dans le temps, ni dans l’espace. Ou bien c’est le temps et c’est l’espace. On ne reconnaît un seuil qu’après coup, mais il y a du passage, il y a du temps, il y a un dehors et un dedans parce qu’il y a un seuil. Est-ce la mort qui s’inscrit dans l’expérience ? Ce n’est pas aussi irrémédiable, sombre, ciblée que la mort justement. Un seuil, ce n’est pas la fin de la vie. C’est un temps, c’est peut-être même la totalité du temps pour autant qu’on ne peut y mettre un terme. C’est en tout cas ce laps invisible qui nous attire dans l’espace, dans ses dimensions sous-jacentes.

Mais c’est vrai que l’automne, quelque chose, pour les chiens, semble relever de la durée. Certains chiens semblent vraiment dormir une éternité tant leur sommeil est absolu. Ils ne dorment peut-être probablement que plusieurs heures. Mais ces heures se répètent des jours durant — des semaines durant peut-être. Quel est ce temps ? Est-ce la fatigue ? L’ailleurs (le rêve) ? Ce que chez « nous », les humains (!), on appelle la dépression ? Je suppose que le temps se fait dans la réponse à des perceptions, à la perception d’autres temps, que du temps se fait au carrefour des temps et que c’est ce qui rend inéluctable, profond ce sommeil.

Il a toujours la tête posée sur le sol, les oreilles presque à terre. Il y a de la veille quand il dort : une forme de présence absolue à ce sommeil.

Mais à côté du sommeil il y a une veille. Et dans ce sommeil aussi il y a une veille. Le petit chien de l’édifice de Marin : il dort, il regarde, il dort. La position de sa tête ne change jamais, ou à peine. Il a toujours la tête posée sur le sol, les oreilles presque à terre. Il y a de la veille quand il dort : une forme de présence absolue à ce sommeil. Pas une unité absolue avec lui-même : il n’est pas à soi mais au sommeil. Et il regarde. Il ne semble pas viser un objet en particulier mais il semble tout aussi présent à ce qu’il regarde. À ce qu’il regarde ou au regard ? À l’objet ou au seuil ? Ce seuil de la porte qu’il ne quitte plus…

Le chien d’Ejercito — son regard semblait être celui du départ. Est-ce même du regard, quelque chose qui se dirige ? Ou seulement de l’expression, quelque chose qui n’est pas à soi, contenue ? Quelque chose dans ses yeux (dans son regard ?) était tournée vers le dehors, mais rien qui ne relève d’une perception, d’une connaissance, rien qui ne laisse entendre qu’un objet ait été touché, qu’il y ait bien un dehors pour lui.

•••

Où était le chien d’Ejercito aujourd’hui, tandis qu’il pleuvait ? […]

Il a toujours la tête posée sur le sol, les oreilles presque à terre. Il y a de la veille quand il dort : une forme de présence absolue à ce sommeil.

13 mai 2016

Les chiens ne sont vraiment plus là. Les marches de l’université Santo Tomas étaient vides aujourd’hui. C’est vendredi, certes. C’est le week-end qui approche. Mais où sont les petits chiens noirs qui sont toujours du côté des bancs, devant la faculté d’architecture ? Il y a comme une révolution dans l’air. Une révolution des chiens. Ils sont devenus infidèles, libres, plus libres encore que ce que leur fidélité au lieu peut faire penser. Jusque là, ils étaient notre mémoire, notre attention, notre nonchalance aussi. Nos allées et venues. Nos temps vivants et nos temps morts. Jusque là, ils étaient « avec » nous, mais cet avec était libre. Ils pouvaient aussi se retrancher complètement de cet « avec ». Comme le prince. Mais comme les autres aussi. On les connaît tous, et ils sont bien, chacun, en ce lieu familier qu’on leur reconnaît. Ils l’incarnent. Ils sont le familier dans la ville. La rétine. Mais ils sont aussi ailleurs. Et ce n’est même pas ailleurs par rapport à un ici. Ce n’est pas non plus l’ailleurs qu’est l’ici. C’est cet ici qu’ils sont, ce lieu qu’ils incarnent : ils sont mystérieusement ici, l’ici. Le prince dort. Il revient dormir au même lieu des semaines durant. Puis il disparaît. Puis il habite les hauteurs (les marches). Sa solitude ne le quitte pas, mais il sait être aussi à côté des autres. Il sait aussi habiter un monde. Les chiens d’Ejercito sont l’ici sans y être attachés. D’une certaine façon, ils livrent l’espace par cette façon si singulière de dormir, de circuler, de guetter. Quand ils dorment, l’espace n’est plus défini par des bornes mais par le mystère. Et nous sommes à côté du mystère. Les chiens livrent cet « avec » qui est bien plus doux, plus apaisant qu’un face-à-face. Quand ils circulent, ils sont à un endroit précis, mais pour le quitter aussi. Leurs territoires ont toute l’apparence d’être délimités. Mais ils n’appartiennent pas à ces confins. Ils semblent justement sans destination. Non sans destinée. Et quand ils guettent, ils sont seulement une façon d’être. Ils n’ont pas de proie. Ils attaquent toujours les voitures sans attaquer. Ça n’a pas l’air d’être un jeu. Ça a tout l’air d’être une fin. Ils ont l’air de viser aussi cette absence de visée, d’attaque effective. Autrement, ils ne seraient pas dans la répétition, dans l’éternelle répétition de l’attaque. Autrement, la ville serait détruite. Ou les chiens seraient détruits, éliminés. Mais justement, les chiens livrent la ville. Ils sont une violence soustraite, une finalité qui n’a pas de bornes, de territoires. Ils sont un sommeil qui est une absolution, mais renversée, incarnée : le prince est le Saint, le séparé* qui a pris place. Dans leur fidélité, ils sont libres de tout liens. Et sans doute, pour cela, sont-ils la liberté des liens.

Mais à présent, ils ne sont pas là. C’est incroyable. Même la famille de petits chiens noirs qui squatte le banc devant la faculté d’architecture n’est pas là. Ceux-là, on les a vus naître. Ils sont des petits chiens teigneux. Parfois, je les évite ou je me réjouis qu’ils s’en prennent à d’autres qu’à moi. Mais voilà, Ejercito est vide. Je ne vois plus que l’église en ce moment, son clocher anguleux, presque désert ou peut-être incongru. Ceci dit, ici, à Santiago, tout est incongru. Et donc rien ne l’est. L’église n’a peut-être plus rien à faire dans cette rue des universités, cette rue d’anciennes maisons coloniales transformées en universités précaires, transitoires, à côté des bars mal famés, de la maison brûlée, de ce chantier à présent visible… Mais l’église est bien là. Son clocher est l’horizon dans cette rue. Elle est donc Santiago. Elle est l’équivalent de la cordillère ou des collines. Elle est un paysage.

* Au sens où Emmanuel Levinas dit du Saint qu’il est le séparé : celui qui tout en étant là, n’est pas de la mêlée.

Ici s’achèvent les quatre extraits 
publiés pour Vacarme.

Post-scriptum

Aïcha Liviana Messina enseigne la philosophie à l’université Diego Portales, Santiago du Chili. Elle est l’auteure de Poser me va si bien, P.O.L, 2005 ; Amour/Argent, Les carnets du portique, 2011, L’anarchie de la paix. Levinas et la philosophie politique, CNRS, à paraître en 2017.