Vacarme 81 / Cahier

points noirs sur fond rouge / 5

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points noirs sur fond rouge / 5

C’est une voix ; juste une voix, dans le noir, qui te raconte des histoires.

C’est une violence personnelle.

C’est une violence d’hommes. Une violence d’hommes de main, payés par la société sous-traitante ; et la société sous-traitante est payée par l’État.

C’est une violence bienveillante : la voix demande des nouvelles de l’enfant, t’engage à être res-ponsable ; à toi, à toi de voir, à toi de décider.

C’est une proposition.

Le choix paraît simple — comme celui entre la vie et la mort — mais ne l’est pas. Impossible de sa-voir d’avance jusqu’où ils sont prêts à aller.

La main, peut-être vide, peut aussi renfermer une pierre, une feuille, ou un couteau.

C’est un piège : on est seul à jauger les risques, on se débat avec des fantômes. Il n’y a personne, en face — juste une voix, deux fois, trois fois, quatre fois par semaine puis chaque jour, bientôt, qui demande à savoir.

*

Elles fument sur le toit d’un centre commercial, à la tombée du jour.

On ne voit pas la violence, dit Miránda.

On ne la voit peut-être pas mais on l’imagine, dit Nestán. Je l’imagine tous les jours, la violence.

*

Plus que deux jours, dit la voix.
Mais deux jours pour quoi ?
Pour regarder.
Pour se taire.
Pour ne pas dormir.
Pour vivre.
Pour faire comme si de rien n’était.
Pour envoyer des lettres — aux journaux, et à l’Organisation internationale du travail.
Pour écrire et contenir la peur.

*

Plus qu’un jour, dit la voix.

***

On se figure un homme, deux hommes, sortant des déblais d’une cour, d’un immeuble en chantier, faisant le tour d’un kiosque, deux hommes ignorant jusqu’au nom de celui ou de celle qu’ils s’apprêtent à frapper.

On voit quelquefois leurs visages.

On imagine leurs traits déformés par la peur — on imagine que c’est leur propre peur qu’ils frappent, les yeux fermés, jusqu’à ce que leur peur soit à terre ; qu’ils ne s’arrêtent plus, passé un certain seuil, puis s’arrêtent soudain, pour fuir.

On imagine que l’attaque aura lieu sur une place, dans la ville, sous les regards ou loin du regard des passants ; derrière cette porte que l’on pousse, dans ce hall ; la nuit, ou au tout début du jour.

On se dit que l’on hurlera, qu’un cri suffira peut-être à les mettre en déroute.

On se dit qu’ils n’oseront pas, que les responsables syndicaux n’ont peut-être pas tort ; qu’on est en Europe, ici, pas en Amérique latine.

Qu’il y a des précédents, pourtant : un étudiant, quatre pêcheurs somaliens dormant sous le même toit, une femme, dans des quartiers proches, des rues où l’on a travaillé.

On songe que d’autres agressions ont lieu dans d’autres lieux du monde, un port, une cité-dortoir, une bande de terre, très loin, au même instant.

On se dit qu’il faut prendre le risque. On pense : céder serait un autre genre de mort.
On redoute de tout perdre, d’un coup.

On a le choix. On peut céder, se retirer de la partie, encore. Tout le monde comprendra.

On aura fait ce qu’on a pu.

On pense : ce n’est pas un choix. La violence est là, déjà, dans le chantage, le couteau sous la gorge. On ne veut pas de ce choix, le couteau sous la gorge.

On espère seulement qu’ils manqueront leur cible, de peu, et que l’on passera au travers.

*

Peut-être, écrit Nestán dans le cahier bleu.
Peut-être demain, ou dans huit jours.
Peut-être sur une place ou au retrait d’un mur.
Peut-être, peut-être pas : à toi de décider s’ils bluffent, si les menaces sont des mots.

***

Qu’est-ce que tu ferais, à ma place ?
Je partirais.
Je plierais mes affaires.
Je mettrais mon fils en lieu sûr.
J’écrirais aux journaux, j’irais voir les flics, j’exigerais du syndicat … — c’est fait, répond Nestán.
Je changerais de bordel.
Je trouverais autre chose.

*

Elle chute du haut de l’escalier mécanique et parvient à se rattraper à la rampe ou n’y parvient pas car la rampe, ce soir-là, est recouverte d’une buée fine.

Il ne t’arrivera rien.

Nestán raccompagne Èlèna sur le seuil : mais je m’occuperai de lui, bien sûr, s’il arrive quelque chose.

La petite musique de l’ascenseur se déclenche dès la fermeture des portes, il y a un bruit de trous-seau de clefs, un claquement, un silence.

***

Suivent une nuit, un matin, une journée de travail, exactement semblable aux autres. Son service prend fin à 23 heures.

Elle marche.

Elle vient à peine de dépasser le Théâtre national, s’arrête au bord du trottoir, jette un regard en arrière. Noël : des guirlandes remontent l’avenue, de la place Metaxourgeío jusqu’à Omónoia, d’arbres en arbres. Plusieurs arbres sont entourés d’un bouquet de lumières. L’homme a installé son étal au bord du parc, sur deux tréteaux : quatre pots de miel, de vieilles brochures de théâtre, un visage balayé par la lumière des phares. Cet homme a une femme, à la périphérie d’Athènes, qui l’attend. Cette femme est née dans un village, du Péloponnèse ou du Nord, tandis que lui a grandi dans un quartier ouvrier — toute une vie de soleil, sur la peau. Si ses cheveux sont si blancs, c’est qu’il a travaillé au soleil, sur le port, la plus grande partie de sa vie. Sa vie s’est presque achevée, mais il travaille encore. Le miel est récolté par sa fille, ou par son beau-fils : ils ont quatre ruches, ou cinq, derrière les oliviers, tout au fond du jardin. Leurs petits-enfants ont l’interdiction de s’approcher des ruches, et jouent entre les oliviers. Deux orangers poussent contre la grille — les fruits tombent quelquefois et roulent sur la voie rapide reliant Phókia à Athènes. Les olives sont récoltées et pressées en octobre, au soir de la récolte. C’est la femme, bien sûr, qui se charge sur le rebord de la cuisine de mettre le miel en bocaux. Ses mains sont épaisses, tavelées de marques grises ou brunes, ses cheveux tirés en arrière dessinent au-dessus de son front un ovale parfait, elle porte une robe faite de pièces de couleurs cousues les unes aux autres.

En haut des marches du bâtiment néo-classique, une jeune fille en costume ouvre grandes les portes aux spectateurs. Les représentations du Théâtre d’art de Tbílissi qui avaient lieu à cette heure avancée s’appelaient des nocturnes.

Je ne m’imaginais pas l’attaquer, ne me voyais pas non plus lui venir en aide — j’ai compris que je n’avais pas d’autre choix que de marcher vers lui.

Nestán traverse un bras d’asphalte, marque un nouvel arrêt sur le parvis, ouvre son sac contre sa poitrine et y cherche un ticket.

Les coups sont rapides, silencieux.

Elle chute du haut de l’escalier mécanique et parvient à se rattraper à la rampe ou n’y parvient pas car la rampe, ce soir-là, est recouverte d’une buée fine ; sa main droite glisse sur le revêtement sombre puis retombe, inutile, sans force pour ralentir la chute et s’interposer entre le métal et le front.

Elle n’entend pas leur fuite, reconnaît le souffle monotone de l’escalier qui se déroule dans le vide en revenant continuellement à son point de départ, l’annonce venue des quais qui précède de peu le départ du dernier métro, puis une ombre entre dans la lumière : elle murmure une suite de chiffres, écoute la voix de l’homme répéter les chiffres dans l’ordre comme si sa vie en dépendait. 210 est l’indicatif d’Athènes ; 86 est le chiffre du quartier de Káto Patíssia, à cinq stations de là, où elle vit.

Elle ferme les yeux et entre dans leurs histoires.

*

Elle cherche un souffle, va où son corps respire, se faufile ou se glisse jusque là où son corps respire et s’en remet à lui. C’est à lui de décider, maintenant : son corps, petit bateau de papier blanc qu’elle lâche, maintenant, abandonne au courant.

***

J’ai revu le chien, hier. Son regard fixe, sa chair à nu, ses dents dehors — même la distance qui nous séparait avait quelque chose d’effrayant.

Je me suis demandé que faire de ce chien, de ce rêve.

Je ne m’imaginais pas l’attaquer, ne me voyais pas non plus lui venir en aide — j’ai compris que je n’avais pas d’autre choix que de marcher vers lui. La rue Patissíon était vide, il n’y avait pas le moindre bruit dans Athènes, le chien était là, sous le feu, regardait dans ma direction, aucune voiture ne risquait d’apparaître — je suis descendu du trottoir et me suis mis à marcher vers lui au milieu de l’asphalte.

*

Est-ce que l’histoire s’arrête là ?

*

Tu n’as pas eu le temps de me parler de mon père, dit l’enfant.

*

C’est un monde. On y est avec son corps, sa peau, sa mémoire, sa voix. On y est avec son histoire. On n’y est plus, soudain, et c’est presque le même monde.

La suite de ce récit, débuté dans le numéro 77, sera à lire dans le prochain numéro.

Post-scriptum

Né en 1971 à Paris, Dimitris Alexakis est écrivain et il anime le KET (« Atelier de réparation de télévisions »), un espace de création né au cœur de la crise dans le quartier de Kipseli, à Athènes. Les photos qui accompagnent ce texte sont de l’auteur.
Voir Son blog Ou la vie sauvage.