partir de rien, exiger tout entretien avec Stéphane Lavignotte

partir de rien, exiger tout

Le community organizing recouvre à la fois des fédérations, une méthode et un champ théorique. Dès la fin des années 1930 aux États-Unis, à l’occasion de luttes urbaines, se gagnent les premières campagnes de revendications dans des milieux soumis à la misère et désabusés. Le courant a été ravivé par les luttes des années 1970 avec des militants comme Edward T. Chambers, John Baumannont, Wade Rathke ou César Chavez. Après avoir mobilisé les ghettos de Chicago, Saul Alinsky publiait en 1971 Être radical. « Partir de rien, exiger tout et en rabattre sur ses exigences pour remporter une victoire. » En France, l’Alliance citoyenne s’est constituée en 2015 à Grenoble autour de luttes comme celles de la scolarisation de jeunes migrants ou des mobilisations de quartier sur le relogement. Entretien avec Stéphane Lavignotte, un des initiateurs de l’Alliance citoyenne de Gennevilliers et d’Aubervilliers en région parisienne.

À Aubervilliers et à Gennevilliers, l’Alliance citoyenne lance depuis peu diverses campagnes en appliquant les principes du community organizing. Quand vous êtes-vous lancés dans l’aventure ?

Nous avons commencé le porte-à-porte à Gennevilliers en avril 2015, et notre première mobilisation, très simple, remonte à un an, en juin 2016. Il se trouve que, derrière un immeuble, une zone piétonne était envahie par les voitures. La municipalité promettait depuis des mois d’en réparer les barrières d’accès. Notre idée était simple : comme les enfants jouaient auparavant dans cet espace, nous avons débarqué à la mairie une heure avant le dernier conseil municipal de l’année avec des enfants et des jouets, en annonçant : « Nous jouons ici, puisque nous ne pouvons plus le faire là-bas ». Quatre jours après, nous avions un rendez-vous à l’office HLM. L’action collective est première. Une victoire aussi petite soit-elle est une expérience politique fondatrice, elle crée un savoir.

Comment fait-on pour monter une mobilisation selon les principes du community organizing ? Comment avez-vous construit votre position ?

J’ai été militant politique et, depuis une dizaine d’années, j’exerce parallèlement la fonction de pasteur. Le community organizing a répondu à des impasses similaires dans les deux engagements. Le militantisme politique crée de l’entre-soi où les militants élaborent une analyse politique entre eux, puis cherchent à persuader ou à rallier. Dans le travail pastoral j’ai connu une autre forme d’entre-soi. Je me suis occupé pendant sept ans d’un lieu dans le XVIIIe arrondissement de Paris qui s’appelle la Maison verte. Dans ce type de structure on part de la demande des gens, certes, mais de ceux qui sont là plutôt que l’ensemble des gens du quartier. Cette frustration m’a encouragé à tenter quelque chose de nouveau lorsque la Mission m’y a engagé. J’ai rencontré des associations, des habitants, dans une zone géographique qui allait d’Aubervilliers à Gennevilliers. Fin 2013, sortaient le livre de Marie-Hélène Bacqué, L’empowerment, une pratique émancipatrice, le rapport Bacqué-Mechmache sur les nouvelles politiques de la ville (Pour une réforme radicale de la politique de la Ville. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires). L’Alliance citoyenne de Grenoble cherchait par ailleurs des contacts en Île-de-France pour y créer quelque chose. Je me suis mis à accompagner cet effort à Aubervilliers tout en travaillant avec une communauté protestante et les milieux associatifs dans le quartier des Agnettes à Gennevilliers, dernier à ne pas avoir été rénové et où régnait un fort sentiment d’abandon. La méthode du community organizing veut pourtant qu’un organisateur puisse démarrer sans avoir de contact local. Elle décrit les moyens de rallier ceux qui seront en situation de pouvoir dans l’organisation.

Quel pouvoir détient l’organisateur ?

Quand celui qu’on appelle l’organisateur arrive, il s’appuie sur une méthodologie qui lui donne un ascendant. En même temps, étant extérieur, il manque de légitimité tout en bénéficiant de son indépendance. Par là, il rééquilibre les jeux de pouvoirs. À lui la connaissance des méthodes ; aux habitants leurs savoirs et leur position d’habitants… — la légitimité politique au fond. Le parachutage, qui rappelle pour moi la position terrible du « missionnaire », est neutralisé par la légitimité de celui qui habite sur place. À Aubervilliers, l’Alliance citoyenne mène actuellement une campagne sur le prix de l’eau, ce qui engage la question de sa privatisation ou de sa municipalisation. On peut avoir une campagne sur les violences policières, dans un quartier exposé. Le fil conducteur est géographique : nous organisons un quartier, avec des immeubles et des portes. Il faut taper à un millier de portes pour avoir trois cent cinquante contacts et cinquante personnes à une assemblée. La construction exige, même quand l’organisateur propose ou prend des risques, de remettre sans cesse les habitants au centre en se fiant à leurs décisions.

« Dans le community organizing, nous cherchons moins le rapport de force que le rapport de nuisance. »

Selon la méthode Alinsky, l’organisateur suscite une mobilisation, puis passe le relais à des leaders. Cette forme d’organisation n’est-elle pas vouée à s’effacer localement ?

Pour Saul Alinsky, l’organisateur vient, il organise, puis il repart. Mais la pratique, aux Agnettes et depuis quelques dizaines d’années aux États-Unis, montre qu’une forme de permanence est nécessaire lorsque plus d’un cinquième de nos contacts téléphoniques a déménagé en deux ans ou qu’un mouvement s’essouffle faute de relance. En France, les organisateurs ont souvent cherché à identifier des leaders de quartier qui en deviennent la voix, mais la méthode prône, pour éviter de renforcer des pouvoirs existants et pour susciter de la démocratie entre habitants, de faire émerger des leaders qui ne se voyaient pas comme tels. Il s’agit grâce au porte-à-porte de repérer ceux qui semblent le plus accrocher aux propositions, puis de les associer à l’organisation d’une assemblée de quartier. Les gens travaillent sur les thèmes qui avaient été dégagés lors de l’enquête. D’assemblée en assemblée, certains vont partir, d’autres vont rester, une construction progressive se dessine qui définit vraiment des leaders du quartier. Ceux-ci ont une meilleure compréhension des enjeux, et des échelles : une action doit-elle être menée au niveau de l’école ou de la mairie, ou d’une négociation à l’échelle du département ? Même s’ils tournent, se dégagent alors de ce processus collectif d’autres leaders et une forme d’éducation politique.

Quels sont les liens — s’il y en a — entre les méthodes et la culture du community organizing et la culture de l’autogestion, qui partage avec elle certains traits et a été très présente un temps en France, notamment dans les années 1970 ?

La culture autogestionnaire française est centrée sur l’usine, et s’est déportée sur le community development : comment on crée des projets, par exemple, de jardins partagés. Elle ne s’est pas constituée comme une culture d’interpellation des pouvoirs publics, ou du contre-pouvoir populaire. Cette culture-là existait, mais du côté du syndicalisme. Il faudrait aller voir qui s’investissait dans les luttes urbaines des années 1970-1990 à Paris, les mouvements contre la construction de la Place des Fêtes ou pour conserver des quartiers populaires, dans le XIIIe arrondissement, ou à Belleville, parmi de nombreux exemples.

Je suis toujours étonné que les gens, quand on fait du porte-à-porte, comprennent plus vite que les militants. Ils partent de considérations simples : « L’union fait la force », « Si on demande seul on n’a rien, mais si on demande à plusieurs on obtient ». Tous l’ont plus ou moins expérimenté — en tant que pétitionnaire, ou en tant que parents d’élèves, ou que syndiqués. Je m’étonne aussi de la méfiance des militants pour un vocabulaire. L’usage du terme « leader » par exemple, qui ne rencontre d’effarement que chez eux, pas chez les habitants, pour qui il y a une évidence : « Un leader n’est pas un chef. Tout le monde n’ose pas se mettre en avant donc nous apprécions que certains choisissent de prendre la parole. » La culture politique des militants fait obstacle à une culture populaire du « ce qu’on doit faire pour se faire entendre » qui puise à une expérience de la vie quotidienne et à un autre militantisme, celui de la cage d’escalier et du parent d’élève.

Qu’en est-il des vertus de la culture du conflit ?

Construire dans son coin un mode de vie alternatif n’a pas d’effet de changement en soi. Les Amish n’en ont aucun sur la société américaine — et pourtant chacun sait combien ils ont un mode de vie alternatif. Les minorités n’ont d’effet de changement sur la majorité que quand il y a dissensus. Le consensus brisé, la majorité n’a qu’une envie, le reconstruire. Elle est alors obligée de faire des concessions à la minorité qui le brise. C’est par le conflit que les habitants qui s’organisent peuvent construire leur pouvoir et se faire entendre. L’émancipation naît de cette compréhension des positions de pouvoir, des intérêts et de l’expérience de la contestation des décisions institutionnelles. Le commun se crée dans la confrontation, puis la négociation : c’est ce que montre Alinsky. Les milieux religieux par exemple ne le comprennent pas toujours aisément, mais le conflit est facteur de démocratie, et d’intégration, il permet d’enrayer la désaffectation. Pour autant, conflit ne veut pas nécessairement dire violence ou agressivité. Dans la culture française, conflit égal rapport de force. Mais dans le community organizing, même lorsque la mobilisation a rallié du monde, nous cherchons moins le rapport de force que le rapport de nuisance. C’est quand même embêtant ces habitants qui font du bazar. Rappelons qu’en France les municipalités ont énormément de pouvoir. Instituer un rapport de force ne garantit donc pas la victoire, cela peut même lui faire obstacle. Le fonctionnement institutionnel est tel qu’il n’existe aucun contre-pouvoir institutionnel ; il est toujours possible pour un maire de négliger une mobilisation d’habitants. S’impliquer dans les actions participe à se défaire de schémas qui sont, au fond, anti-politiques. Quand la politique revient à être avec la mairie ou contre elle, ou pour ou contre l’opposition, très vite s’engage un processus de dépolitisation qui participe du clientélisme ou de la reproduction de réseaux.

Par-delà la question des techniques et des méthodes d’organisation, quelle est la place accordée aux valeurs portées par ces mobilisations ? Ces valeurs sont-elles formulées, travaillées ? De quelle façon ?

Dans un quartier de HLM et de petites maisons soumis à un projet de rénovation par exemple, les gens des petites maisons s’organisent spontanément, ils ont plus de ressources. Ils risquent toujours de favoriser des solutions qui nuisent aux milieux populaires. Donc — et c’est un élément de base — nous faisons du porte-à-porte auprès de toutes les populations. Autour de la table, il faut que soit représentée la diversité du quartier. De cette façon les gens sont forcés de négocier entre eux les solutions. Je ne sais pas si c’est en soi producteur de valeurs, mais cela évite des effets du type Nimby, « not in my backyard », ou de rupture, « moi contre les autres ».

Cette attention modère aussi les effets de discrimination ou de racisme. Même s’il y a un racisme, expression des différences, l’organisateur peut veiller à ce que les gens autour de la table, issus de toutes les générations et populations, dépassent l’expression des différences. Une valeur de diversité s’exprime alors, qui se construit avant de s’énoncer. Aux Agnettes il y a deux populations, les vieux ouvriers blancs à la retraite issus des usines de Gennevilliers, et les populations issues de l’immigration présentes en France depuis deux ou trois générations. C’est parfois difficile. Une partie des premiers disent « on n’est plus chez nous » ; les seconds « on n’est pas encore chez nous alors qu’on est la troisième génération ». Parfois c’est électrique. Quand par exemple quelqu’un issu de l’immigration dit qu’il en a assez de tel ou tel problème, il s’entend dire « vous n’avez qu’à rentrer chez vous ». Mais quand les gens se mobilisent ensemble sur les cages d’escalier ou les ascenseurs, une cause commune se forme ; des gens qui n’en avaient jamais eu l’occasion se retrouvent autour d’une même table.

Par ailleurs nous travaillons à faire en sorte que les colères soient horizontales et non pas verticales. À essayer d’identifier le problème qui se loge derrière « les jeunes en bas font du bruit » ou « la cuisine des voisins sent vraiment trop mauvais », la question se reporte sur la mairie. Pourquoi les jeunes sont là et font du bruit ? Parce qu’ils n’ont pas où aller, ils n’ont pas de local. Dégager ces éléments va d’une certaine manière être producteur de valeurs. C’est une méthode d’éducation populaire qui n’exclut pas les disputes. Faisons d’abord. Discutons après. La solution est toujours identique : faire faire et faire vivre les choses aux gens permet qu’ils se les approprient.