Au Front (1987)

la fête ne finira jamais « Au Front », 1987

par

Il fait bon au soleil de printemps, et Véronique savoure une cigarette adossée à la chaleur de la pierre. Nous bavardons un peu, alanguies. Elle me parle d’un couple qui se déchire, déplore ces incompréhensions, ces haines dont finalement nous souffrons tous... Tout à l’heure, dans la rue, nous avons croisé un jeune immigré à qui elle a fait une bise. Elle le connaissait. Il y a des jours où j’oublie qu’elle est au Front national.

Roland apparaît sur le pas de la porte et nous tance :

— Vous allez traînailler longtemps comme ca ?

Soupirs : nous l’avions oublié, lui et sa fête.

Nous sommes le 11 avril, et voilà deux mois que la section a retenu cette date pour donner sa soirée dans cette bâtisse nichée dans un coin de verdure, de justesse épargné par le béton. A trois cents mètres, passé le tremplin de l’autoroute Aix-Marseille.

Quatre ou cinq militants dévoués mettent la main aux derniers préparatifs. Roland commande, Dewaert installe les tables sur les tréteaux, Durand a la responsabilité du repas. économe dans une clinique, il lui est facile d’obtenir de la nourriture gratuite et, depuis un mois, il nous informe à chaque permanence des kilos de saucisson ou de fromage qu’il a récupérés.

Véronique reprend la découpe du jambon avec une agilité de professionnelle.

— Ça serait malheureux, hein, de ne pas savoir faire ça en travaillant aux abattoirs.

A côté d’elle, la soeur de Sylvain, Sylvie, que je n’avais pas revue depuis la fête du FNJ, échange quelques plaisanteries grasses avec Roland. Il louche sur sa mini-jupe et se met à nous suggérer de nous déguiser toutes les trois en bunny pour la soirée. Sylvie ricane, Véronique ne dit rien mais on la sent bouillir. Soudain, elle saisit l’importun par le collet et l’expédie hors de nos jambes. Nous voici tranquilles.

Cette soirée s’annonce médiocre. La dernière fête lepéniste à laquelle je me suis rendue sur l’insistance de Pascal et Céline était ce bal masqué donné par le 8e, juste avant la venue de Le Pen. Pascal, qui convoitait le prix promis au meilleur déguisement, s’était glissé dans la peau d’un héros de la guerre du Vietnam. Avec sa tenue de camouflage, son couteau glissé dans la ceinture et sa tête barbouillée de craie verte pour imiter la boue des marais, il se voulait beau comme Sylvester Stallone. Manque de chance, I’assistance plutôt bourgeoise lui avait préféré une marquise de Pompadour à la coiffe de travers, et un vieux mousquetaire sans épée. Cette soirée avait été un échec sur toute la ligne, soixante personnes à peine s’étaient déplacées, la plupart sans déguisement. Sur le coup de 10 heures, un chanteur d’opérette avait tenté de réchauffer l’atmosphère en entonnant le célèbre refrain à la gloire de la Canebière « qui monte, qui monte et exagère ». Nous nous étions ennuyés à mourir. Et d’ennui je risque de mourir une seconde fois si Durand qui, les avant-bras plongés dans une lessiveuse, brasse des kilos de semoule en vue d’un gigantesque taboulé, ne se décide pas à parler d’autre chose que de cuisine.

Cette soirée est un sujet d’inquiétude pour tout le monde. Roland se fait du souci pour le débat avec les élus qu’il a prévu et annoncé. Il a téléphoné une vingtaine de fois ces dernières semaines pour exiger la présence des quatre députés du département mais leur secrétariat a toujours répondu évasivement.

— S’ils viennent pas, c’est nous qu’on va être obligés de répondre aux questions, on va être beaux.

Dewaert se lamente. Il a reçu peu de réponses aux invitations que nous avons lancées voici trois semaines (j’avais alors passé un après-midi à taper des enveloppes) et les frais engagés sont déjà lourds : 2 000 francs pour un disc-jockey et 3 000 francs pour la salle que Roland a louée sur un coup de tête. Nous ne rentrerons jamais dans nos frais. Les autres le consolent sans trop y croire. Leur seul espoir est que les invités se décident à la dernière minute. Après tout, nous sommes en début de mois, les gens doivent encore avoir suffisamment d’argent pour s’offrir une soirée de défoulement. L’après-midi s’éternise entre les prévisions pessimistes des uns et des autres.

Trois heures plus tard, nous restons éberlués. Trois cents personnes se bousculent à l’entrée de la salle. La plupart habitent le quartier, mais certaines viennent du centre ville. Des adhérents qui avaient annoncé qu’ils viendraient à quatre ou cinq arrivent à dix ou quinze. Nous ne savons plus où donner de la tête. Dewaert au lieu de penser à sa recette se plaint maintenant de manquer de chaises et accueille les convives d’un insultant :

— Z’auriez pu prévenir, espèce de cons.

Même les femmes, ces cendrillons que je n’ai jamais vues qu’un chiffon à la main entre leur cuisinière, leur machine à laver et leurs enfants, sont de la fête. Elles minaudent, et, leurs petites pochettes de soirée bien serrées contre leur poitrine, essaient de ne frôler personne dans la cohue. Les quatre députés enfin sont de la partie. Roland d’un seul coup, comprend les raisons de cette affluence et, après avoir passé l’après-midi à se ronger les ongles, nous assène :

— Moi je le savais qu’il y aurait du monde, je le savais que c’était bien de faire cette fête après le 4 avril.

C’est en effet à Le Pen que le 15e doit cette abondance de convives. Les manifestants de la semaine précédente n’ont pas encore eu l’occasion de fêter leur succès, d’en reparler. Ils se pressent ce soir pour s’en gargariser, pour le revivre. Chacun raconte sa manif, se précipite vers l’autre pour lui demander s’il en était...

— Eh oui, il y avait tellement de monde qu’on a pas pu se voir.

La rumeur des conversations n’en finit pas de résonner comme un chant de victoire. On rit, on ricane de cette presse qui n’a vu que 10 à 15 000 Marseillais sur la Canebière.

— On était au moins cent mille hein, et le bon Dieu aussi était avec nous : t’as vu le soleil qu’il a fait tout l’après-midi, c’est lui qui nous l’a envoyé.

Les Français ont reconquis la Canebière, et l’événement entre non pas dans l’histoire mais dans la légende. Ce défilé devient une épopée dans laquelle les CRS, qui n’ont pourtant pas été au-delà d’une sympathie affichée, prennent la place d’honneur, devenant des troupes de choc engagées à fond dans la bataille contre les Arabes.

Roland s’est couvert de gloire et ses amis évoquant ses hauts faits mettent à son crédit d’avoir tabassé une femme contre une palissade :

— Ben oui, explique Dewaert à quelqu’un qui n’est pas encore au courant, elle nous insultait cette bonne femme, alors Roland il a cogné. Et alors, y a le CRS qu’est venu soi-disant pour s’interposer, mais, tu parles, il a cogné aussi.

Le petit cercle de ses auditeurs éclate de rire. Roland, qui n’a jamais parlé de ce CRS, ne dément pas cette nouvelle version de l’histoire.

Qu’on se garde cependant d’en déduire qu’il y a eu des incidents au cours de la manifestation. Ceux qui disent avoir vu des violences :

— C’est les pédés de journalistes, les enculés des journaux de gauche.

Caron, qui vient de s’emporter ainsi, en donne aussitôt la preuve en montrant les quotidiens de la semaine. Pourtant, quand quelqu’un reconnaît sur une photo de presse un copain en train de tabasser un immigré, tous se mettent à échanger des coups de coude et des clins d’oeil complices. Seul Rampal, I’attaché parlementaire d’Arrighi joue les trouble-fête et fait savoir d’un ton sec qu’il ne « trouve pas ça drôle ».

Mais ce soir, les militants se soucient de respectabilité comme d’une guigne. Ils ont beau savoir qu’il faut soigner les apparences, refréner leurs goûts pour le coup de poing, ils se sont trop amusés samedi dernier pour jouer les pudibonds. Dans le brouhaha, une voix propose un compromis malgré tout.

— Mais monsieur Rampal, il n’y a pas eu d’incidents et, s’il y en a eu, c’est la faute à la préfecture.

C’est exactement le contenu des déclarations de Le Pen au Méridional : le préfet, pour une manifestation de cette ampleur, aurait dû prévoir un déploiement policier plus important.

— Il ne s’est rien passé, rien du tout, enchaîne une autre voix, et, de toute façon, c’est bien fait pour leur gueule aux blessés.

Une semaine plus tard, quand la fédération publiera son petit bulletin mensuel d’information, la version officielle des événements du 4 avril oubliera même de mentionner les deux victimes :

« Ce qui a frappé les observateurs dans cette manifestation, c’est sa tenue, sa dignité - quelle différence avec les troupeaux de braillards vulgaires et bêlants qui sont sur la Canebière habituellement. A part un minime petit incident au niveau du cours Belsunce, où un groupe de quelques dizaines d’immigrés manipulés par la Licra ou le MRAP ont voulu lancer des insultes aux Français qui défilaient chez eux, mais ceci ne dura que quelques secondes, la DPS du Front national les ramena rapidement à la raison. »

Pour l’heure, on continue de s’échauffer au bar en attendant que les députés soient prêts pour le débat. Ils semblent crouler sous le monceau de questions qui leur arrivent écrites sur des bouts de papier. Ronald Perdomo se lève enfin et d’un ton sec enjoint à chacun de quitter le comptoir et de s’asseoir. Il est pressé : dans deux heures, il doit prendre un train pour Paris :

— Allons, du calme, démontrons que nous sommes un parti d’ordre.

Au bout d’une demi-heure, Pascal Arrighi peut enfin prendre la parole devant une assistance calmée et me surprend en choisissant de répondre en premier à ma question, pourtant bien banale. Exaspérée par le triomphalisme ambiant, j’ai voulu en sonder l’ampleur et demandé si, à l’avenir, « nous » pourrions faire mieux que le 4 avril.

Il relit la question à voix haute, réfléchit, puis d’un ton peu convaincu rappelle que personne n’a jamais fait mieux depuis des dizaines d’années. La salle, par son silence, manifeste qu’elle attend un peu plus de flatterie. Le député hésite encore, se résigne à dire ce qu’on attend de lui, et bafouillant un peu :

— Pouvons-nous faire mieux... peut-être pas... mais pourquoi pas ?

Un concert d’ovations salue ce « pourquoi pas », passe outre la réserve. Je réalise alors l’incongruité de ma question : les lepénistes doutent si peu de l’avenir qu’ils s’en moquent. Seul importe ce présent euphorisant. On se délecte d’avoir enfin trouvé un parti qui autorise à hurler dans la rue ce qu’il fallait hier penser tout bas. Le Front libère, on lui sait gré de cette libération. Et celle-ci est tellement jouissive qu’on ne peut imaginer que les autres Français s’entêtent encore longtemps à se refuser un tel plaisir.

Les députés se relaient maintenant pour évaluer les chances de leur dirigeant à la présidentielle de 1988. Si quatre candidats se présentent à droite - Barre, Léotard, Chirac et Le Pen (à l’époque, l’hypothèse est encore crédible) -, il faudra pour passer au second tour engranger au minimum 14 % des suffrages. Attentif, le public procède avec les élus à un savant calcul mental et jongle avec les pourcentages des sondages :

— Or on nous crédite déjà de 14 % et il nous reste un an avant la présidentielle... Croyez-moi, reprend Arrighi maintenant plus sûr de lui, le RPR et l’UDF vont connaître une situation tout à fait nouvelle et se retrouver en position de choisir.

Au milieu d’une nouvelle rafale d’applaudissements, ma voisine, Mme Riquet, me saisit le bras et, approuvant énergiquement du chef, me donne l’exemple de « son couillon de mari », qui ne veut pas de Le Pen pour président mais votera malgré tout pour lui au premier tour.

— Moi je laisse dire, comme ça, s’ils font tous la même chose, eh ben, Le Pen on l’aura au second tour.

A la tribune, Gabriel Domenech enfonce le clou en brodant sur un thème cher aux responsables du Front national : les Français qui n’aiment pas Le Pen sont simplement mal informés. Les médias donnent de lui une mauvaise image mais la force de Le Pen c’est de savoir s’adresser directement à la nation. La tournée des meetings a déjà commencé à Lyon, à Paris, à Marseille, elle va se poursuivre toute l’année et, partout, ce sera la même déferlante. Partout, on pourra voir la France se presser autour de lui, les journalistes en auront le bec cloué :

— On l’a déjà vu à Lyon, à Paris et chez nous. Si la presse a noté le succès de ces manifestations, a même remarqué la présence des jeunes dans nos rangs, croyez-moi, c’est que nous ne nous vantons pas, autrement elle n’aurait pas manqué de filmer les chaises vides...

Autour de moi on applaudit encore. Ils ont la puissance du nombre, la force de la jeunesse, l’avenir leur appartient... Ce soir rien ne saurait les ébranler, les meilleurs contradicteurs du Front national n’auraient pas raison de cette incroyable certitude de vaincre qui possède l’assemblée.

Je réussis à m’enfuir quelques minutes dans un songe où le FN n’existe plus, n’a même jamais existé. La voix de Perdomo vient soudain percuter mes douillettes divagations. Le député martèle son propos d’un doigt vindicatif, pointé vers un invisible ennemi.

— Je vous le dis, s’il existait un procureur dans cette ville, nous n’aurions pas besoin de porter plainte. Radio Galère devrait être interdite et son autorisation d’émettre supprimée. On ne peut pas tolérer que des gens appellent leurs auditeurs à la lutte armée.

Que se passe-t-il donc ? Voici que le bonheur sans nuage des minutes précédentes se pimente d’un soupçon de paranoïa collective. Mon voisin m’explique la situation.

— C’est une radio de gauchistes, ils veulent interdire à Le Pen de revenir à Marseille comme c’est prévu le 14 juin. Ils appellent les Arabes à faire des groupes armés.

Sa phrase réveille un brusque souvenir. Le lundi précédent, à la permanence, Roland a vaguement parlé d’une émission qu’il n’avait pas entendue mais que son voisin lui avait racontée. Depuis, les propos de cette station ont été colportés dans tout le quartier, modifiés au gré des fantasmes de chacun. Et maintenant, près de trois cents personnes sont prêtes à témoigner contre une radio dont, pour la plupart, elles ignoraient l’existence voici une heure. Je n’en reviens pas : les députés, se fondant eux aussi simplement sur la rumeur, disent qu’ils vont étudier les moyens de porter l’affaire en justice.

Tous mes voisins de table préconisent des solutions plus radicales : une bombe au siège de cette radio, et une bonne ratonnade, voilà ce qu’il faut faire. La guerre d’Algérie ne tarde pas à surgir. On évoque ses souvenirs.

— Non mais, je vous demande, pourquoi on y mettrait les formes alors qu’eux en Algérie ils égorgeaient nos femmes et nous coupaient les parties pour nous les fourrer dans la bouche ?

Une autre voix renchérit dans la même veine, rappelle la phrase historique gravée sur le tympan de tous les rapatriés :

— Eux, ils se gênaient pas pour nous dire : la valise ou le cercueil.

— C’est des lâches les Arabes, tonne un accent pied-noir. C’est malheureux à dire mais c’est vrai, si on s’arme, et c’est ce qu’on va faire, ils ne viendront pas ! Croyez-moi.

Encore un qui cherche à panser les blessures d’une guerre perdue en flétrissant le portrait de son ennemi. De son côté, Roussel, le dernier député, essaie en vain de capter l’attention de la salle. Sa cause est perdue, il ne lui reste qu’à s’effacer devant son collègue et rival, Arrighi, et évoquer le brillant avenir qui attend celui-ci :

— Souvenez-vous, Chirac n’aurait peut-être jamais été rappelé au poste de Premier ministre s’il n’avait été élu maire de Paris en 1977. Marseille, deuxième ville de France, peut de la même façon devenir un tremplin...

Il n’a pas le temps d’achever, la salle scande déjà le nom de son idole, « Arrighi à la mairie, Arrighi à la mairie », et, durant cinq longues minutes, I’honore d’un ban somptueux, en frappant des pieds et en battant des mains.

Cette fois, je suis contaminée par leur certitude, je me vois au soir de leur victoire, mes yeux brûlent. Une larme doit s’échapper qu’autour de moi on prend pour de l’émotion. Pour accentuer mon supposé bonheur, Roland, tout sourire, me souffle à l’oreille :

— Et faut pas croire, c’est même pas des adhérents tout ça, la majorité, là, c’est des sympathisants que je connais même pas.

Douloureuse vérité, I’effet d’onde du 4 avril se mesure ce soir au nombre et à l’enthousiasme de ces convives. Le Front national est avant tout un parti d’électeurs qui, le plus souvent, une fois sortis de I’isoloir n’osent pas s’avouer lepénistes. En temps normal, la honte d’être marginal les tenaille ; ils ne fréquentent même pas les fêtes des sections de peur de se dévoiler. Mais le 4 avril les a décomplexés. Depuis une semaine, ils savent que le Front a acquis de nouveaux soutiens, ils en déduisent qu’il a gagné en honorabilité.

Les électeurs sortent de leur tanière et, dans la foulée, certains adhèrent. Un militant du centre ville m’annonce la bonne nouvelle : la section de la rue de Rome a enregistré vingt-cinq adhésions en cinq jours. Le 15e aussi connaît un frémissement. Plusieurs recrues qui n’avaient pas encore déchiré leur carte du RPR choisissent enfin leur camp. L’un d’eux, un vendeur de légumes désireux de manifester son ralliement définitif avec éclat a même offert des filets de courgettes pour la tombola de ce soir.

Je me rassure un peu en songeant que, d’ici un an, la majorité de ces petits nouveaux, imitant l’exemple des anciens, ne renouvelleront pas leur adhésion. A en croire le fichier du 15e en effet, I’adhérent type oublie de payer sa cotisation annuelle. Il n’est pas déçu, mais simplement négligent : avoir pris la carte une fois lui suffit pour se sentir affilié, solidaire.

Je me rassure encore : le Front national ne va pas gagner en énergie militante pour autant. Le fichier du 15e compte plus de cent quatre-vingts adhérents, dix seulement se dévouent pour assurer les permanences. Tous les lepénistes ne sont pas fanatisés au point de risquer de négliger leur famille et leur travail pour consacrer du temps à la politique.

Mais je dois boire ce soir la coupe jusqu’à la lie. C’est Georges, le tatoué rencontré au soir du 4 avril, qui me la tend sous la forme d’une flûte de champagne. Il veut fêter la décision qu’il vient de prendre : à partir de la semaine prochaine, il ne ratera plus une seule permanence... La venue de Le Pen nous aura donc aussi apporté un nouveau militant !

Autour de nous, la fête bat son plein. Sablez champagne, résonnez flonflons, une chenille endiablée entraîne une cinquantaine de personnes qui, rouges de sueur et de plaisir, reprennent en choeur le refrain d’un tube : « l’a touchée, l’a touchée, la chatte à la voisine ». A trois heures du matin, la sono déverse le même tube, la même chenille repasse devant moi. Cette fête ne finira donc jamais. Je prends mon sac et m’éclipse. Derrière moi, une bonne centaine de personnes ont décidé de noyer leur bonheur jusqu’au petit matin.

Le lundi suivant, la permanence est bondée, nombreux sont les fêtards qui veulent connaître le bilan financier de cette extraordinaire soirée. Dewaert a passé son dimanche la tête plongée dans les comptes, mais se perd encore dans ses additions. Bègue de nature, il accentue encore son défaut, histoire de faire mariner son auditoire, puis annonce enfin le résultat :

— Pu, putain si je me trompe pas, ça fait un million de bénéf !

Même convertie en nouveaux francs, la somme est rondelette et suscite quelques sifflements admiratifs. Décidément cette soirée a été très réussie.

J’apprends d’ailleurs - c’est du moins ce que Sylvie me dit en aparté - que j’ai « raté quelque chose » :

— Oui, au petit matin, ils ont chanté des chants nazis. Ah ça y allait, tu peux me croire. Ils sont fous ces mecs, conclut-elle, une lueur malicieuse dans les yeux.

Je la regarde abasourdie et lui fais répéter plusieurs fois sa phrase comme si je n’avais pas compris. Je refuse d’imaginer que mes vieux aigris puissent aller jusque-là. Je dois rêver, elle a dû confondre, ils étaient ivres... Mais, même sous l’effet de l’alcool, comment peuvent-ils oser ? Je me cabre, essaie de me persuader qu’ils ne toléreraient pas pour autant un régime de cette barbarie. Durand, qui nous a entendues, apporte de l’eau au moulin de mes illusions.

— C’est pas des chants nazis, c’est des trucs qu’on chante à l’armée, parce qu’il se trouve que les chants militaires se font tous sur des mélodies allemandes. C’est tout. C’est comme au lycée militaire d’Aix, les journaux disent qu’ils seraient nazis là-dedans. Mais pas du tout, ils chantent comme tous les militaires, mais nous, on n’est pas des nazis.

Durand ne semble même pas s’être aperçu de son brusque passage du « ils » au « nous ». Dans sa tête, tout doit se mélanger. Sa fascination pour l’armée et, surtout, pour l’ordre, le conduit à révérer le régime allemand :

— Le régime allemand, mais pas nazi.

Sur le moment, j’accepte cette mise au point en trompe-l’oeil, trop heureuse de m’en tenir là.

D’ailleurs, le chef d’une section de banlieue nous interrompt en surgissant au milieu du local. Il vient demander l’autorisation d’utiliser la petite ronéo que le 15e est seul à posséder dans les quartiers nord. Il a des tracts à tirer pour annoncer une fête qu’il organise. Au passage, il nous félicite pour le succès de la nôtre puis passe à un sujet plus brûlant : l’agitation des beurs, ou plus exactement la prétendue telle.

Déterminé à nous prouver que le feu de la rébellion couve, il nous montre un appel à « manifester contre le fascisme et le racisme » sur lequel Le Pen est dessiné sous les traits d’Hitler. Il continue, tout excité, en exhibant un tract glissé, dit-il, dans sa boîte aux lettres. On y voit la reproduction d’une affiche de la dernière guerre : un soldat des enfants plein les bras. Sous le dessin une seule phrase : « populations abandonnées, faites confiance au soldat allemand », qu’une main rageuse a complétée de « et à Le Pen ».

— Bah, on s’en fout, lâche quelqu’un, les nazis c’étaient des socialos, eh oui, on disait bien national-socialiste.

Roland, agacé par ce cri du coeur, fait savoir qu’il estime ce tract diffamatoire, ce qui suffoque immédiatement Dewaert :

— Toi, tu manques pas de culot, l’autre soir t’as chanté les chants nazis et tu trouves ça diffamatoire.

Je jette un coup d’oeil à Durand qui, oubliant la subtile distinction qu’il vient d’établir entre nazi et allemand, assène :

— Dites mais ce tract, en plus, c’est contre l’Allemagne !

— Mais on s’en fout de l’Allemagne, c’est pourri maintenant l’Allemagne, reprend Roland un sourire presque sardonique aux lèvres.

Cette fois encore, je tente de me convaincre que je ne suis pas en proie à une hallucination.

Une voix suggère de détourner à nouveau le dessin du soldat allemand en y collant la tête de Georges Marchais. Histoire de rappeler au leader communiste son passage en Allemagne pendant la guerre, quand il était au STO, au service du travail obligatoire. Le militant de banlieue qui a soulevé le lièvre est heureux de cette ébauche de riposte :

— Oui, oui, et il faut dire aussi que les communistes, ils sont contre les Juifs : j’ai trouvé un tract contre Israël dans ma boîte aux lettres.

Décidément, dans sa banlieue, les militants du PC ont dû déclarer la guerre des tracts. Mais ce n’est pas cela que Roland relève :

— Laisse donc les Juifs où ils sont.

Le banlieusard pâlit, se crispe ; nerveusement, il réplique :

— Ben, ben moi, les Juifs je les accepte dans ma section.

Roland hausse les épaules, puis murmure que lui ne les acceptera jamais.

L’autre n’entend pas. Plus tard, j’apprendrai qu’il est juif d’Afrique du Nord. J’aurai alors découvert la présence de quelques Juifs dans les rangs du Front national, et de beaucoup d’antisémites.