mineurs migrants isolés

de l’enfant dans la rue au citoyen dans la rue

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de l’enfant dans la rue au citoyen dans la rue

Au milieu des années 2010, le jardin Villemin à Paris et le parc des Olieux à Lille ont été occupés par des mineurs isolés dans deux « camps auto-établis », pour des durées variables. Autour de ces lieux-frontières, qui participent de ce que Michel Agier appelle l’« encampement », cette « manière de gérer l’indésirable », les riverains se mobilisent.

Devenus visibles dans les années 1990, les mineurs migrants isolés ont été marqués depuis du sceau de l’illégitimité et de la suspicion, à l’image d’autres populations migrantes. Défiance qui se traduit notamment par la mise à l’épreuve de leur crédibilité physique, narrative et comportementale. C’est ce que la circulaire du 31 mai 2013 « relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers » qualifie d’évaluation sociale de la minorité et de l’isolement : un dispositif bureaucratisé de sélection sociale qui distingue les « vrais mineurs » des « faux mineurs ». Reconnus mineurs et isolés, ils bénéficient d’une protection judiciaire et administrative, conformément à la Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant (CIDE) signée en 1989. Mais lorsque la minorité est contestée, les jeunes migrants sont rejetés de la protection. Beaucoup s’engagent alors dans un processus de contentieux, souvent long. Certains redéfinissent leur projet migratoire, d’autres abandonnent. Dans le cadre d’un travail portant sur ce dispositif de tri, j’ai été amenée à rencontrer des mobilisations de riverains organisées autour de mineurs isolés en situation de rue, rejetés de la protection, dans l’attente d’un recours, ou même d’une première évaluation, certains départements n’assurant pas la mise à l’abri d’urgence recommandée par la circulaire. Ces collectifs citoyens interviennent afin de rendre visible et audible la situation des mineurs dans la rue. Ils apportent un soutien matériel, juridique, un accompagnement à l’accès aux soins ou à l’éducation, et permettent parfois l’accès à une protection.

L’étude de ces mobilisations a montré que la présence de ces mineurs qui habitent l’espace public a été instituée en « cause qui parle », selon l’expression d’Annie Collovald et Brigitte Gaïti, qui provoque de l’indignation. Cette cause appelle un répertoire d’action collective qui, à défaut de pouvoir sortir ces enfants de la rue, tend à investir celle-ci en tant que lieu de la contestation.

le jardin Villemin

Le jardin Villemin, situé dans le Xe arrondissement de Paris, est un lieu occupé par des migrants depuis près de cinquante ans. Trois motifs s’entrecroisent pour expliquer ce phénomène : la trajectoire migratoire des réfugiés afghans, qui viennent pour une grande partie d’Allemagne, et donc via la gare de l’Est proche ; l’histoire du quartier, qui lie de façon intrinsèque la gare de l’Est et le jardin, zone de transit pour les soldats puis les réfugiés des deux guerres mondiales ; et les effets des ouvertures et fermetures des lieux d’hébergement et des opérations de relogement des migrants — licites ou non. Bien que le jardin ait été évacué en 2009 par la mairie de Paris, de nombreux migrants continuent d’évoluer autour de ce lieu en journée et, la nuit venue, se replient sur les campements du quartier de La Chapelle, Jaurès et Stalingrad. Entre démantèlements suivis de relogements et simples évacuations, les migrants qui n’ont pas été relogés par la mairie de Paris sont forcés d’alterner différents endroits. C’est le cas des mineurs, qui ne rentrent pas dans le cadre de ces politiques de relogement. En février 2016, vingt-quatre démantèlements de campement parisien avaient été comptabilisés en huit mois, selon un communiqué de presse des migrants et de leurs collectifs de soutiens.

La présence de mineurs qui habitent l’espace public a été instituée en « cause qui parle » et provoque de l’indignation. Cette cause appelle un répertoire d’action collective.

Cet espace représente pour les migrants une phase de la route migratoire, celle du transit. La plupart sont en effet en attente : de repartir vers le Nord pour tenter la traversée vers le Royaume-Uni, mais également de l’obtention du statut de réfugié (ou de la protection subsidiaire), ou encore d’une décision d’assistance au nom de la protection de l’enfance. Depuis le début des années 2000, cet espace de transit est devenu graduellement pour les migrants un « site d’organisation durable de l’espace et de la vie sociale », selon les termes de Michel Agier, parmi lesquels vivent quelques centaines de mineurs.

Campements de fortune aux abords du jardin Villemin en 2005.

le parc des Olieux

Le parc des Olieux, quant à lui, est situé dans le quartier Moulins à Lille, en face d’une mairie. Entre juin 2015 et novembre 2016, ce parc a été occupé par une centaine de mineurs migrants isolés. La procédure de l’évaluation mais surtout celle du recours étant particulièrement longue à Lille, certains jeunes passent plus d’un an à la rue avant d’être pris en charge, sans hébergement ni reconnaissance de leurs droits. Avant l’été 2015, ces jeunes étaient, depuis plusieurs années, hébergés dans un temple protestant. Lorsqu’en juin 2015 ce temple est fermé par les autorités, un groupe de trente mineurs isolés, essentiellement subsahariens, décident d’occuper le parc. Rapidement, le nombre de mineurs présents sur le site augmente, rejoints par d’autres nationalités, notamment par des jeunes Pakistanais et Bangladais, mais également par quelques demandeurs d’asile majeurs, qui se retrouvent également sans solution d’hébergement.

« Il y a un an, on a eu une mobilisation des jeunes pour organiser le parc. On s’est dit que si on dormait tous au même endroit, il y en a qui vont dire, on ne peut pas laisser ces mineurs dans la rue. On vivait là-bas comme des animaux. On cherchait des tentes et des couvertures, pour être visibles, pour rappeler à l’État de nous héberger, de nous aider. Nous on n’est pas là pour voler. On n’est pas là pour gâter la France. On est juste là pour une meilleure vie. » (Mahamadou, 17 ans, novembre 2016)

L’objectif est donc clair : le lieu devient un espace stratégique pour affronter le pouvoir, occupé par un groupe hétérogène mais solidaire au nom d’une lutte commune, l’accès au logement et à l’éducation. L’espace public devient le champ de cette lutte. Les tentes (bleu électrique) en deviennent le repère concret et visible et, malgré le froid et l’insécurité, tous, y compris certains mineurs confirmés qui par solidarité se mêlent au mouvement, se mobilisent pour les habiter.

de la route à la rue

Qu’ils soient à Lille, à Paris ou ailleurs, les mineurs migrants isolés non protégés sont exposés aux dangers d’une vie dans la rue : au froid, à la peur, à l’angoisse d’être « attaqué par des bandits » (Lamine, 16 ans), la faim, la honte de devoir manger dans les poubelles. Se faire chasser par le balayeur (Tidiani, 15 ans). Rester « assis dans la rue » (Seydou, 14 ans). Autant de récits de l’errance qui évoquent l’apprentissage forcé de la survie. Et puis il y a les violences dues à la vie en camps. Visibles, ils sont facilement repérables, et deviennent parfois les « maillons d’une économie de survie », pour reprendre l’expression de Marine Vassort au sujet des jeunes errants à Marseille. Ils peuvent aussi être exposés aux violences policières, notamment lors des évacuations, mais pas uniquement. Aux violences des riverains, et aux violences et tensions au sein même des camps — souvent dues aux différences de traitement d’une nationalité au détriment des autres.

Au parc des Olieux, les réunions sont tenues par les mineurs, et les actions décidées et menées par eux, avec le soutien des membres du collectif.

Devenus « figure limite du sans-abrisme », ayant rejoint les « inutiles du monde » (Marine Vassort), ce sous-groupe de la catégorie des enfants dans la rue interpelle. Témoins de leur situation, les riverains se mobilisent.

la question de l’hébergement

À Paris, un collectif s’est créé en octobre 2015. Évoluant en particulier autour du jardin Villemin, il est orienté sur les questions d’aide matérielle, alimentaire et médicale, et ses revendications principales sont l’arrêt immédiat de toute forme de violence policière et l’accès pour tous à un logement, à des papiers et à l’éducation. Il se compose en grande partie de jeunes étudiants en droit, sciences humaines et sociales, dont les trajectoires sont marquées par un engagement souvent fortement politisé.

À Lille, le collectif qui émerge autour du parc des Olieux s’organise à partir du mouvement de lutte porté par les mineurs isolés du parc. Des gens, du quartier pour la plupart, interpellés par la situation, décident de se mobiliser et d’apporter leur soutien. Le groupe présente des profils sociaux assez variés, et une fourchette d’âges allant du jeune étudiant de 22 ans au retraité de 70 ans. Certains sont déjà dans des carrières militantes (engagements associatifs) mais pas tous. L’agencement né de la lutte des mineurs est perpétué dans l’action : les réunions sont tenues par les mineurs, les actions décidées et menées par eux, avec le soutien des membres du collectif.

La toute première question posée par ces deux collectifs est celle de l’hébergement des mineurs isolés. Constatant les violences et dangers auxquels ils sont exposés, les soutiens cherchent en priorité à les sortir de la rue. Or c’est sur ce point que l’une des différences d’approche des deux collectifs se joue.

Malgré quelques réserves, le collectif parisien fait rapidement le choix d’héberger les mineurs chez ceux et celles qui l’acceptent. Pour cela des appels sont lancés auprès de bénévoles et d’amis du collectif. Ce choix est justifié par la fragilité des mineurs face aux dangers auxquels ils sont exposés. « Par-dessus tout, nous ne voulons pas les laisser à la rue », me dit un bénévole. Cette notion de « fragilité de l’enfance » a émergé entre la fin des années 1990 et début 2000, dans le cadre de l’élaboration de politiques sociales d’inclusion nationales et européennes. André Villeneuve la définit comme une dimension de la précarité construite sur la faiblesse, la déficience, l’incapacité à faire face. Cette notion, comme celles de pauvreté et d’exclusion, a été dépassée par les travaux de Robert Castel et de Serge Paugam. Leurs deux approches conceptuelles — de la « désaffiliation » et de la « disqualification sociale » — s’intéressent aux processus et trajectoires des individus plus qu’à leur état de manque, et prenant leurs distance avec la stigmatisation, cherchent à montrer ce qui se trouve derrière l’exclusion.

Dans cette optique, la position du collectif lillois est différente. Le parc était — par les tentes ou par les pancartes — le repère concret et visible de la lutte des mineurs isolés et de leurs soutiens. La question de l’hébergement ne se posait donc pas, si ce n’est pour les soutiens, qui pour certains dormaient sur place. Lorsque en novembre 2016, le campement est démantelé à la suite d’une décision du tribunal administratif, les jeunes se retrouvent à nouveau en errance, dans la rue. Réaction des jeunes en réunion : « C’est à l’EMA [Évaluation mise à l’abri : plateforme d’évaluation de Lille] de nous héberger, mais quand on leur demande ils nous donnent les coordonnées du collectif. Et si on ne part pas, ils appellent la police. » La décision est alors prise : ce n’est pas aux soutiens d’organiser l’hébergement des jeunes, mais bien au département, car « cela invisibilise la situation des jeunes, ce qui arrange bien le département et la préfecture » (réunion hebdomadaire, janvier 2017). Le collectif lillois fait donc glisser la problématique de l’hébergement des mineurs. De l’objet d’un mode d’action collective, il la replace dans la perspective du processus mis à l’œuvre dans la constitution des trajectoires d’errance.

Les pratiques de ces deux collectifs en termes d’hébergement des mineurs en situation de rue sont ainsi révélateurs de leurs perceptions de la vulnérabilité de ces mineurs : fragiles, ils doivent être protégés, ce qui peut mener à l’invisibilisation de leur situation et donc, à terme, à une potentielle absence de mesure de protection ; visibles, ils demeurent le signe d’un processus de production de la précarité — mais restent exposés aux dangers de la rue. L’action des collectifs pour l’hébergement des mineurs isolés est ainsi prise en étau entre les politiques publiques qui visent à réduire l’accès au séjour, et les droits de l’enfant qui visent sa protection.

la rue comme espace de contestation

Constatant les limites et tensions que présente la question de l’hébergement des mineurs isolés en situation de rue, les collectifs vont alors se tourner vers un autre répertoire d’action collective, celui de la « conquête de l’espace public ». N’ayant pas ou peu accès aux « lieux de pouvoir », politiques comme administratifs, et pas non plus de lieu commun fixe, ils investissent la rue, qui devient l’espace de la contestation. On retrouve là dans les deux collectifs l’une des grandes expressions du militantisme. Or pèsent sur ces modes d’action des facteurs structurels particulièrement lourds : d’une part parce que ces mouvements sociaux sont de nature protestataire, mais également parce que la cause défendue est celle d’un groupe de migrants, symboliquement « illégitimes » depuis les années 1970.

Les principaux modes d’action d’investissement de l’espace public adoptés par les collectifs de riverains sont de trois sortes : la manifestation ; le rassemblement ; et un usage symbolique du lieu et des corps qui l’occupent, mineurs et soutiens : un projet de fresque, par exemple, place de la République à Paris, ou encore l’organisation par le collectif lillois d’une journée festive « pour rendre visible la cause », avec concert, pièce de théâtre, lecture, exposition, spectacle de danse, etc. Ces actions symboliques participent également au détournement de l’espace — et s’exposent donc aussi à des modes de répression.

Mais on identifie également d’autres modes d’action exposant les militants, autant que les jeunes migrants, à des interventions parfois violentes des forces de police. Dans ces cas, la notion de « légitimité » prenant le pas sur celle de « légalité », le nombre des personnes présentes a une importance parfois cruciale. Ces modes d’action sont la présence constante sur les lieux de campements, et l’occupation et le blocage.

Le collectif parisien lance des appels à veiller autour des campements, afin de prévenir en cas d’arrivée des forces de police. Ses membres expliquent le rôle « tampon » qu’ils jouent lors des évacuations : « Il y a un flic qui me regarde comme ça et qui me dit, “vous voulez rentrer avec votre collègue ?’’ On était à l’extérieur du cordon et il me dit, “oui ça se passe mieux quand vous êtes là’’. Ils connaissent nos têtes, on est là tous les soirs avec eux et du coup, on leur dit, “no pushing, no pushing’’, ils nous écoutent. Voilà il y a des flics qui comprennent qu’on peut permettre de calmer le truc. » (Marielle, membre du collectif parisien, février 2016).

Les membres du collectif lillois, quant à eux, se relaient pour dormir à proximité des mineurs, sous les tentes. Ils estiment que les revendications des mineurs et du collectif sont soutenues par ces perturbations de l’espace public.

Les corps des soutiens sont dans les deux cas utilisés pour faire blocage, pour protéger des interventions policières, ou pour simplement participer à l’occupation de l’espace public.

Lorsque le collectif lillois décide par ailleurs de ne pas héberger les mineurs isolés à la suite du démantèlement du parc, ses membres se tournent vers d’autres modes d’actions, l’occupation et le blocage, davantage orientés vers la visibilisation des mineurs et la responsabilisation des autorités publiques.

Dans un premier temps, en décembre 2016, il décide d’occuper un bâtiment inutilisé depuis plusieurs années afin de procurer un « lieu de confort, de fraternité, de solidarité entre [les jeunes] et avec les habitants du quartier » (réunion hebdomadaire, décembre 2016). Les jeunes, qui ont cherché un nom pour ce bâtiment, le surnomment « la Maison ». Dix jours plus tard, après avertissement de l’huissier, les occupants de bâtiment sont expulsés, l’entrée est murée, laissant à l’intérieur tout le matériel recueilli (matériel scolaire, couvertures, alimentation, etc.).

Puis des blocages de services départementaux sont organisés. Des occupations des locaux de la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) et de l’EMA, qui permettront de débloquer quelques places en auberge de jeunesse, vont être menées à plusieurs reprises. Au cours de l’une d’elles, les jeunes, avec l’aide des soutiens, rédigent une déclaration, se qualifiant eux-mêmes d’« enfants des bidonvilles » et rappelant leurs droits : « Toute personne a droit à l’éducation », dit l’article 26.1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

La « cause » des mineurs isolés en situation de rue est ainsi portée par des mobilisations citoyennes de plus en plus nombreuses. Mais lorsque des hébergements solidaires sont mis à l’œuvre, ils peuvent aussi impliquer l’invisibilisation des mineurs et l’aggravation potentielle de l’état de danger dans lequel ils se trouvent : s’ils ne sont plus visibles, « ça arrange bien le département ». Cet effet de l’action collective des riverains révèle les failles d’un dispositif conçu pour protéger, et qui finit par produire de l’errance. Pourtant, le cadre juridique et administratif est, sur le papier, suffisant pour assurer la protection de ces jeunes migrants. Les collectifs observés ici, en particulier le collectif lillois né de la lutte des mineurs, apportent les appuis matériels et organisationnels qui permettent de faire de l’espace public le lieu stratégique de cette lutte afin de renvoyer les autorités publiques à leur responsabilité : assurer à ces mineurs isolés l’accès à un hébergement et à l’éducation.

Bibliographie

  • Agier Michel (dir.), Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014.
  • Robert Castel, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.
  • Annie Collovald et Brigitte Gaïti, « Des causes qui “parlent”… », Politix, 1991, vol. 4, n° 16, pp. 7-22.
  • Alain Lenfant, « De la fragilité de l’enfance à la fragilité sociale », Spécificités 2009/1 (N° 2), pp. 179-186.
  • Serge Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, Puf, 2006.
  • Marine Vassort, « “J’habite pas, je suis de partout”. Les jeunes errants à Marseille, une question politique », Espaces et Sociétés « Habiter sans logis », érès, 116-117, n°1-2/2004, pp. 79-92.
  • André Villeneuve, « Construire un indicateur de précarité. Les étapes d’une démarche empirique », Économie et statistique n°168, 1984.

Post-scriptum

Noémie Paté est doctorante en sociologie à l’Institut des Sciences sociales du politique de Paris-Nanterre. L’enquête ethnographique sur le jardin Villemin dont elle rend compte ici a été réalisée entre octobre 2015 et avril 2016, dans le cadre de l’accompagnement d’un groupe d’étudiants de licence. Celle sur le parc des Olieux l’a été entre octobre 2016 et avril 2017, dans le cadre d’une étude doctorale.