le collège du tiecar

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J’ai toujours été frappée par la brutalité des « tris » entre les élèves au cours de leur scolarité et plus particulièrement celui de l’orientation en fin de 3e. Les adolescent·e·s doivent alors faire face à des injustices criantes et à la violence sociale. Avec quelles armes y résistent-il·elle·s ? Ce questionnement est l’un des thèmes du documentaire que je tourne aujourd’hui avec un groupe de jeunes gens. Je les avais suivi·e·s entre 2006 et 2009, pendant la préparation et le tournage d’Entre les murs de Laurent Cantet. En vivant avec elles·eux l’aventure du film, j’ai eu la chance de bien connaître ces adolescent·e·s et d’entrer dans l’univers de leur collège. Il·elle·s étaient en 3ème lorsque je les ai quitté·e·s, ce sont maintenant de jeunes adultes.

Rabah et Burak
Photo extraite du documentaire de Brigitte Tijou actuellement en cours de tournage.

Entre les murs a été tourné à la limite des 19e et 20e arrondissements de Paris, un quartier que j’habite depuis vingt-huit ans. Les jeunes acteurs et actrices venaient d’un collège ZEP où se mêlent les enfants des bobos du quartier et ceux de trois cités HLM. Aux ateliers préparatoires du film, quand on leur demandait de se présenter, ils ajoutaient toujours le nom de la rue où il·elle·s habitaient (« Rabah des Cascades », « Mohamed des Rigoles »). Il·elle·s avaient par ailleurs une fierté commune pour leur « tiecar » (quartier en verlan) où beaucoup vivent encore avec leurs parents. Le tiecar s’est gentrifié au fil des ans, mais les trois cités HLM garantissent encore une vraie mixité sociale dont leur collège est le reflet.

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À quoi ça sert qu'on vienne tous, puisque les profs ils parlent qu'aux premiers rangs ?

Cette mixité se retrouve dans la classe du film, qui fut peu à peu composée lors des ateliers pendant l’hiver précédant le tournage. Ces moments étaient très joyeux et pleins d’entrain, mais on constatait une dévalorisation constante du collège par une partie des élèves. Il·elle·s exprimaient comme une condamnation à se trouver dans ce collège. Cette sensation n’était, par contre, pas partagée par les élèves plus favorisé·e·s.
Les autres se débattaient donc avec ce sentiment de dépréciation qu’ils appliquaient également à eux-mêmes. Pour fabriquer une séquence du film, on leur avait demandé d’écrire un autoportrait. Tou·te·s étaient rétif·ve·s à le faire, mais après un moment de transactions, il·elle·s avaient fini par s’y mettre. Sauf quelques un·e·s qui résistaient avec ténacité et avec des arguments très sérieux. Franck refusait catégoriquement d’écrire une ligne : il ne supporterait pas que l’on pointe ses fautes d’orthographe dans un texte où il racontait sa vie, c’était déjà assez dur de la décrire. Chérif était tout aussi inflexible, pour une raison encore plus simple : il n’avait absolument rien à raconter sur lui-même, sa vie n’avait pas d’intérêt, et il ne s’intéressait à rien de précis. Il était même prêt à quitter les ateliers tant cette demande le bloquait. Finalement, après trente minutes de discussion, il avait admis être passionné par les films d’arts martiaux et avait alors commencé à l’écrire sur un bout de papier un peu froissé. D’autres avaient répondu à l’exercice par un mélange d’agressivité et d’ironie, mettant en cause le prof et son intérêt véritable pour leurs autoportraits. L’humour restait en général l’arme préférée de plusieurs d’entre elles·eux. Je me souviens de Rabah dans une improvisation : « à quoi ça sert qu’on vienne tous, puisque les profs ils parlent qu’aux premiers rangs ? »

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On peut voir la participation à Entre les murs comme une représentation hyperbolique des pratiques artistiques dans l’enceinte d’un collège. Celles-ci permettent souvent aux élèves en difficulté d’acquérir plus d’assurance et de travailler avec plus de liberté. Ayant animé, par ailleurs, plusieurs cours de réalisation de courts-métrages dans des collèges et lycée professionnels, je me souviens des transformations de « mauvais » élèves. Aurélien était un garçon du fond de la classe, qui vivait en foyer et m’avait été présenté comme incapable de travailler. Il était pourtant devenu un parfait cameraman, très méticuleux et très fiable. Nicolas, un jeune tamoul mutique et balourd, mauvais élève lui aussi, faisait un assistant réalisateur parfait. Et Medhi, un autre habitant des fonds de classe, récalcitrant à tout, avait apprivoisé le travail d’ingénieur du son et en était très fier.
Mais dans le cas des jeunes acteur·ice·s d’ Entre les murs, l’expérience médiatique qui s’en est suivie a atteint un niveau où l’aventure pouvait se retourner contre eux. Lors de l’annonce du voyage à Cannes, ils·elles disaient déjà : « Mais à Cannes, normalement, c’est pas des gens comme nous qui y vont ? C’est bizarre, non ? » Il y avait en plus un paradoxe à être primé pour avoir joué leurs propres rôles de mauvais élèves, c’est-à-dire ce qu’on leur reprochait depuis toujours, ce qui leur attirait normalement plutôt des punitions. Rabah avait d’ailleurs écrit un rap à propos de la palme, dont le refrain disait : « Que Dieu bénisse et maudisse cette palme d’or ! », où il racontait cette bizarrerie qui lui vrillait la tête.

Chérif et Carl
Photo extraite du documentaire de Brigitte Tijou actuellement en cours de tournage.

Et par la suite, si tous ces événements restent pour eux·elles de merveilleux souvenirs, ils ont aussi pu entraîner des sentiments comme la désillusion. Je me souviens de Chérif à la soirée de Cannes. Les jeunes acteur·ice·s s’étaient éparpillé·e·s pour se prendre en photo avec Sean Penn et d’autres célébrités. Chérif tout fier dans son petit costume, était planté à l’entrée de la salle du cocktail, et lui d’habitude si pudique et si renfermé, me dit tout à coup avec les larmes aux yeux : « Oh, maintenant, c’est sûr… ma vie, elle va changer ».

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Je les ai quitté·e·s en 2009, juste avant la fin du collège. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux·elles ont une vision négative de leur orientation. Quand je demande à Rabah comment elle s’est passée, il répond très rapidement, en souriant d’un air blasé et ironique : « Mal, forcément ! ».

Dans une scène d’Entre les murs, Henriette exprimait une crainte terrible d’être envoyée en filière professionnelle. C’était pour elle un jeu d’actrice, puisqu’elle ne le risquait pas vraiment dans la réalité. Mais elle avait parfaitement conscience de l’enjeu de cette orientation, ce qui lui a permis de jouer cette scène avec autant d’émotion.
Outre le tri entre général et pro, les élèves placés en professionnel ont eu droit aux filières genrées : « sanitaire et social » pour les filles, « mécanique et Cie » pour les garçons.

Rabah est parti au bout de quatre mois de son lycée pro où il y avait 2 filles et 400 garçons. Alain a quand même tenu un an dans son BEP, tout comme Chérif. Mais ce dernier oublie d’en parler quand on lui demande son parcours, tant ce moment a compté pour rien. D’autres ont simplement enlevé de leur CV des orientations qui ne leur ont jamais servis. Franck, lui, a réussi à aller jusqu’au bac pro, mais n’en a jamais rien fait et se trouve dans une situation difficile aujourd’hui.

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En sortant de la première projection du film en 2007, Chérif était en colère : « Pourquoi c’est toujours les arabes et les noirs, les mauvais élèves ? ». Aujourd’hui, lorsque je reviens sur ce questionnement avec lui et Damien, il ne se souvient pas de sa remarque et s’en étonne même tout d’abord. Mais au fil de la discussion et grâce aux interventions de Damien, il accepte d’y réfléchir et à la fin de l’entretien il lâche sa colère sur les discriminations raciales.

Lorsque je leur raconte la remarque d’Angélica (jeune fille métis et de milieu populaire) à propos des groupes au collège : « Je ne fréquentais pas Louise et ses copains, on n’avait pas les mêmes parents et pas la même vie, mais ce qui nous a unis, c’est le tournage », ils n’ont pas la même vision qu’elle. Pour eux les groupes se faisaient uniquement en termes de « bons élèves et mauvais élèves », ou de « délires différents ». Et tous deux insistent sur la solidarité entre les élèves du collège. Ils ont du mal à exprimer la violence sociale, mais finissent par raconter leurs familles et l’absence de soutien dans leur scolarité.

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En sortant de la première projection du film, Samir était en colère : « Pourquoi c'est toujours les arabes et les noirs, les mauvais élèves ? »

Pour ceux-là il est délicat de raconter leur orientation scolaire, ce qu’elle a induit, et le chemin plus ou moins chaotique de leur vie professionnelle. Damien oscille toujours entre naïveté et humour lorsqu’il raconte ses différents métiers exercés depuis 2008 (plomberie, chauffeur VTC, etc.) et son chômage actuel. Il devient très dur quand il raconte son passage éprouvant cet été dans Secret Story, où son secret était justement la palme d’or.

Carl fabrique un récit de son parcours conforme à ses désirs et pour construire une image de lui-même qui lui convienne, il joue la parfaite maîtrise de toutes les étapes de son trajet depuis 2007. Tous ses petits boulots, ses licenciements et démissions, ses tentatives de métiers et échecs divers deviennent tout à coup devant la caméra beaucoup plus positifs et totalement contrôlés par lui-même. Il évoque aussi assez longuement ses essais d’écriture. De fait, il se met dans la peau d’un personnage important que l’on interviewe. Et tandis que je reste perplexe et interloquée, ses deux camarades présents semblent accepter volontiers cette mise en fiction de soi.
Pour Angélica, la participation à Entre les murs les a aidé·e·s, les ancien·ne·s acteurs·actrices se sont mieux débrouillé·e·s que les autres élèves du collège, dont beaucoup « se sont perdu·e·s ». Angélica a gardé son goût de la bagarre et son sens des inégalités. Elle a quitté son BEP sanitaire et social, et s’est battue pendant cinq ans pour faire ce qu’elle voulait, c’est-à-dire « du social et pas du sanitaire ! »

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Angélica a sans doute raison pour quelques un·e·s des anciens acteurs·actrices d’Entre les murs. Mais si l’on résume l’orientation scolaire de ce petit groupe de 22 élèves, on ne peut que vérifier une chose : l’influence du film ne pouvait pas contrebalancer le poids du déterminisme social. Il y a un cas un peu à part : Burak, fils d’émigrés turc, dont le père ne parle pas bien le français. D’après lui, c’est la mixité sociale qui lui a permis de passer par dessus la « prédestination », d’imaginer une « voie différente de celle que suivent habituellement des fils d’émigrés ».

Aujourd’hui, la moitié des élèves qui ont été mis en filière professionnelle sont au chômage. Ceux et celles qui travaillent ont des emplois sans rapport avec cette filière. Quelques-un·e·s ont réussi à recommencer une autre formation par la suite, mais les handicaps scolaires les ont poursuivi·e·s. Sarah par exemple, a fait un BEP sanitaire et social et ne trouvait que de petits contrats d’aide soignante loin de chez elle. Elle a voulu faire une formation dans le tourisme, mais sa faiblesse en anglais l’en a empêchée. Elle a mis un an à répondre à mes coups de fils, parce qu’elle avait peur d’être la seule à avoir de « petits boulots ».

Chérif, lui, a quitté assez vite le BEP où on l’avait envoyé par défaut. Il a fait une formation de pompier en entreprise, mais il n’a trouvé qu’un CDD non renouvelé. Il donne en ce moment des cours d’arts martiaux, il en est assez fier, après un an sans rien. Mais il n’est pas payé, il a juste un contrat de bénévolat.

Chérif a tellement intégré la dévalorisation et les inégalités, il est si peu confiant, qu’il ne voit la palme de 2008 que comme une sorte de charité faite à des enfants d’un collège ZEP. Ses camarades et moi-même, nous avons beau lui dire qu’ils ont fourni un vrai travail et qu’il peut donc la considérer comme une récompense, il ne peut changer sa perception, mais il admet qu’il a tendance à dévaloriser ce qu’il fait.

Ni leur travail d’acteur, ni la palme n’a miraculeusement transformé leur scolarité et on ne peut pas savoir si le souhait de Chérif s’est un peu réalisé ou pas du tout. Comment juger de l’influence d’un expérience comme celle-là ? Mais, de toutes les façons, comment un film, même palmé, pourrait-il lutter avec la machine à trier du système scolaire ? On constate cependant que l’aventure du film a transformé l’image qu’ils·elles ont d’eux·elles-mêmes, qu’elle a augmenté leur confiance en eux et a contribué à revaloriser leur collège. Et tou·te·s affirment que cette expérience a été extraordinaire et qu’ils·elles en gardent des souvenirs formidables.

Post-scriptum

Monteuse et réalisatrice de documentaires, Brigitte Tijou a travaillé aussi comme scripte sur Les Revenants de Robin Campillo et Entre les murs de Laurent Cantet, dont elle a filmé les ateliers préparatoires. Elle filme actuellement un documentaire sur les jeunes gens d’Entre les murs.