Vacarme 82 / Cahier

l’égalité au pied du mur

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À l’occasion de la sortie de son livre — « On est chez nous », histoire des tentatives d’organisation politique de l’immigration et des quartiers populaires (1981-1988) — Karim Taharount nous présente une archive inédite recueillie dans le cadre de ses recherches.

Pendant une étape de Convergence 84
Dan Torres

Cette photographie en noir et blanc est réalisée le 26 novembre 1984 [1] par Dan Torres, alors photographe au Quotidien de Paris. Un tirage est conservé par Mogniss H. Abdallah [2] qui milite depuis les années 1970 sur des questions liées à l’immigration et aux quartiers populaires, et qui gère aujourd’hui les archives de l’agence IM’média.

Le cliché est pris à Dreux, en Eure-et-Loir, dans la région Centre. Cette petite ville est alors connue en raison de l’élection de quatre conseillers municipaux du FN, suite à une alliance entre leur parti et le RPR local en septembre 1983. Cet événement a secoué l’opinion publique et marqué l’entrée du parti d’extrême droite sur la scène nationale. Entretemps, le FN a obtenu dix députés aux élections européennes de juin 1984.

La scène immortalisée par cette photo se déroule devant l’entrée d’un immeuble de la cité des Chamards, rebaptisée après les années 1990 « cité des Oriels ». Ce quartier HLM, pris entre champs de blé, rocade d’autoroute et chemin de fer, compte environ 900 logements répartis entre vingt tours de cinq étages et six autres de quatorze. Sa construction a débuté en janvier 1962, avec pour objectif de loger 3 500 à 4 000 habitants. Et cela, en prévision de la délocalisation d’entreprises franciliennes à Dreux et de l’installation dans la commune des employés de ces futures usines.

En ce mois de novembre 1984, la cité des Chamards est achevée depuis longtemps. Les familles des ouvriers maghrébins et portugais venus travailler dans les entreprises des alentours se concentrent dans les petites tours de la cité. Et c’est devant l’une de ces dernières qu’est prise la photo qui nous intéresse ici. Les familles de Français, quant à elles, se concentrent dans les tours de quatorze étages. Depuis la construction de la cité, des tensions sont d’ailleurs apparues entre ces habitants de différentes origines. Surtout, la crise économique et les licenciements massifs ont commencé à frapper la cité des Chamards dès le début des années 1980, laissant la place au chômage, à la petite délinquance et au racisme.

Les femmes sont bien représentées parmi les organisateurs de Convergence 84. Et le véritable leader de la mobilisation n’est autre qu’une femme : Farida Belghoul.

Le cliché est pris en semaine, un peu après l’heure de la sortie des classes. Au premier plan, on aperçoit une jeune élève de l’école primaire Pierre Mendès France, fréquentée par les enfants du quartier. Au troisième plan, à gauche, on note la présence de mères rentrant chez elles après avoir récupéré leur progéniture. L’école Pierre Mendès France a été créée quelques années plus tôt, en 1981. Il s’agit d’une école expérimentale autogérée, dont le projet éducatif ne se limite pas à l’enseignement de la lecture et de l’écriture. Elle ambitionne de former les enfants à la vie en collectivité et à l’exercice actif de la démocratie en leur apprenant à se prendre en charge de façon autonome. Les jeunes élèves y sont ainsi organisés en parlements, participent à la gestion du budget ou encore à l’écriture du journal de l’école [3]. C’est d’ailleurs dans cet esprit que les enseignants et les élèves de l’établissement accueillent en cet après-midi de novembre les militants de Convergence 1984 pour l’égalité. Militants que l’on voit au centre du second plan de la photo.

Convergence 84

Convergence 1984 pour l’égalité (couramment appelée Convergence 84) est une mobilisation lancée en septembre 1984 par un groupe de jeunes de la banlieue parisienne, ayant la vingtaine ou la trentaine, et d’origine maghrébine, portugaise, subsaharienne, asiatique ou française. La mobilisation adopte comme mot d’ordre le slogan « Vivons égaux avec nos ressemblances, quelles que soient nos différences ». Elle a pour objectif de faire accepter la dimension multiculturelle et multiethnique de la société française, de défendre l’égalité des droits et de lutter contre le « repli ». Repli des Français « dont la résurgence du vote d’extrême droite est l’une des traductions politiques » et repli « des communautés minoritaires » [4]. Poussée plus loin par les organisateurs, cette défense du multiculturalisme et de l’égalité débouche rapidement sur la proposition d’une refonte de la citoyenneté qui serait désormais dissociée de la nationalité.

Convergence 84 prend la forme de cinq parcours qui sont partis respectivement de Roubaix, Strasbourg, Marseille, Toulouse et Brest le 3 novembre 1984. Chaque parcours est accompli en cyclomoteur par un groupe représentant chacun une origine différente (maghrébine, portugaise, africaine et antillaise, asiatique et française). Tous convergent vers Paris où une grande manifestation est prévue pour le 1er décembre. Au premier plan, de part et d’autre de l’escalier, on aperçoit d’ailleurs les mobylettes de deux « rouleurs » (surnom des militants de Convergence 84). Sur leurs parcours, ces derniers s’arrêtent dans les grandes villes où une manifestation, un meeting et des animations sont organisés par des comités locaux, composés de membres d’organisations soutenant l’initiative (associations antiracistes et de soutiens aux immigrés, syndicats, municipalités communistes et socialistes). Le but pour les « rouleurs » étant de rencontrer le public et plus particulièrement les habitants des cités.

C’est ainsi qu’à Dreux, les « rouleurs » du parcours Roubaix-Paris, représentant les Maghrébins, sont accueillis par le personnel et les enfants de l’école Pierre Mendès France. Raccompagnant les élèves et leurs parents dans le quartier des Chamards, les jeunes militants poursuivent la discussion avec les autres habitants comme on le voit sur la photo. Les problèmes de logement, d’insalubrité, d’éducation, de drogue sont abordés. Tout comme les violences et les crimes racistes qui se multiplient depuis 1983. Les militants évoquent également la nécessité de s’organiser pour les habitants des cités qui « ne sont pas seulement les ghettos des émigrés, mais des cités de la misère » selon Maria, militante de Convergence 84 présente ce jour-là.

Le matin, une rencontre a également eu lieu avec les membres d’organisations de gauche soutenant Convergence 84. Là, la discussion a été plus houleuse. En effet, les relations se sont tendues tout au long du parcours entre les « rouleurs » et ces organisations. Sans entrer dans les détails ici [5], celles-ci se voient notamment accusées de ne dénoncer le racisme et les discriminations que lorsqu’ils sont pratiqués par la droite et l’extrême droite. Et ce, alors qu’elles-mêmes partageraient les points de vue de ces partis et auraient des comportements similaires concernant les personnes issues des dernières vagues d’immigration. C’est ainsi que l’ancienne maire socialiste de Dreux, Françoise Gaspard, entretemps devenue députée, a été prise à parti le matin même par les « rouleurs » qui lui ont rappelé ses prises de positions passées. En effet, lorsqu’elle était maire, celle-ci avait fermement dénoncé la présence de trop nombreux étrangers, introduits dans la commune par les entreprises des environs en dehors du contrôle des élus locaux. Elle s’était donc systématiquement opposée aux demandes de regroupement familial des immigrés de sa ville et avait défendu une politique d’aide au retour des familles d’immigrés auxquels elle reprochait par exemple de faire baisser le niveau scolaire [6]. C’est ainsi que le jeune Tarek Kawtari (originaire de Montfermeil et responsable du groupe de « rouleurs » sur le parcours Roubaix-Paris) a déclaré lors de cet échange matinal à Dreux qu’il fallait dépasser le clivage gauche-droite et qu’il ne souhaitait pas choisir « entre la peste et le choléra [7] ». Ce qui a pour le moins surpris les militants de gauche présents.

Dans le groupe des « rouleurs » que l’on voit sur la photo, on ne distingue pas Tarek Kawtari. On aperçoit en revanche Norredine Iznasni de Nanterre ou encore Farid Taalba de Villepinte. Dans les décennies qui suivront, tous les trois participeront à la création du Comité National contre la Double Peine, du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues [8] et du Forum Social des Quartiers Populaires. On ne peut également s’empêcher de remarquer l’absence de femmes parmi les militants présents sur le cliché. Dan Torres, la photographe du Quotidien de Paris qui a pris ce cliché, et qui avait milité dans des organisations féministes, avait d’ailleurs posé une question à ce sujet à une militante présente ce jour-là. Néanmoins, même si cela ne se voit pas sur le cliché, les femmes sont bien représentées parmi les organisateurs de Convergence 84. Et le véritable leader de la mobilisation n’est autre qu’une femme : Farida Belghoul. Du reste, les militantes ont un rôle tout aussi important au sein de la mouvance plus large dans le cadre de laquelle doit être saisi Convergence 84 : la mouvance autonome des jeunes immigrés [9].

la mouvance autonome des jeunes immigrés

Cette mouvance, apparue en France au milieu des années 1970, s’est développée au début des années 1980. Elle a réuni des jeunes hommes et des jeunes femmes habitant des régions de France où les populations issues des dernières vagues d’immigration étaient les plus présentes : Île-de-France, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Nord—Pas-de-Calais, ou encore Languedoc-Roussillon. Ces jeunes vivaient dans des cités de transit, des quartiers de grands ensembles HLM ou des quartiers d’habitats anciens ou dégradés. Ces quartiers étaient pour la plupart situés dans de vieilles banlieues industrielles souvent gérées par des communistes ou des socialistes, ou dans des arrondissements populaires de grandes villes comme Paris, Lyon et Marseille. Ces jeunes étaient quasiment tous des « jeunes immigrés », pour reprendre un terme d’époque désignant les jeunes nés en France ou à l’étranger, possédant ou non la nationalité française, mais ayant un ou deux parents étrangers ou naturalisés. Dans une immense majorité, ces jeunes immigrés étaient maghrébins. S’y ajoutaient une minorité de jeunes portugais, une poignée de jeunes subsahariens ou asiatiques et quelques jeunes français originaires de métropole ou d’outre-mer.

Durant les années 1980, plusieurs dizaines d’associations ont fini par prendre part à cette mouvance. La plupart étaient organisées sur une base à la fois générationnelle, géographique et communautaire et réunissaient donc les jeunes d’un même quartier et d’une même origine, voire d’une même famille. D’autres réunissaient des jeunes de différents quartiers, mais de mêmes origines, ou inversement, d’origines différentes, mais du même quartier. La plupart de ces associations se sont d’abord impliquées dans le domaine socioculturel. Elles ont été créées autour d’actions très ciblées visant à améliorer la vie sociale de leurs destinataires de façon immédiate et concrète. D’autres ont été mises en place autour de mobilisations très précises concernant des problèmes de logement ou des cas de violences racistes ou sécuritaires.

C’est d’ailleurs à travers des actions ponctuelles de ce type que les associations locales et les personnes qui ont fini par composer la mouvance ont commencé à se rapprocher les unes des autres. C’est à travers ces actions qu’elles ont commencé à constituer des coordinations centrées sur des thèmes précis, ainsi que des réseaux informels d’entraide, à l’échelle départementale, régionale, puis nationale. Leur but étant alors d’essayer de mettre leurs ressources et leur savoir-faire en commun pour sortir de leur isolement face à la police et au pouvoir local, et pour mettre en place un rapport de force qui leur soit plus favorable.

une organisation politique nationale et autonome ?

In fine, cette dynamique a amené ces personnes et ces associations à discuter d’une structuration nationale, notamment lors de grandes rencontres nationales, comme la Rencontre nationale des associations autonomes des jeunes issus de l’immigration, qui s’est tenue du 9 au 11 juin 1984 à Vaulx-en-Velin et Villeurbanne. Elles ont ainsi discuté de la mise en place d’une organisation nationale qui leur permette d’agir collectivement de façon pérenne, en vue d’obtenir une égalité de droit et de traitement dans l’ensemble des domaines qui les concernent spécifiquement. Cette égalité n’étant, selon elles, pas défendue, et même parfois entravée par les organisations de gauche et de droite.

Cette hypothétique organisation aurait eu une dimension politique, au sens où elle aurait été capable d’arracher aux autorités des décisions qui lui auraient été favorables ainsi qu’une part du pouvoir législatif et exécutif. Cette organisation aurait été constituée par les individus directement concernés par les inégalités qu’il se serait agi de combattre et éventuellement par tous ceux qui auraient souhaité lutter contre ces mêmes inégalités. Elle aurait fonctionné de façon « autonome », c’est-à-dire indépendamment de l’État, des collectivités territoriales et des institutions impliquées dans la gestion des quartiers populaires et des migrations ; et indépendamment de toutes les organisations partisanes, syndicales ou associatives, françaises ou étrangères, qui auraient voulu l’absorber ou s’associer à elle, sans lui laisser la direction pleine et entière de son fonctionnement et de ses objectifs.

En novembre 1984, lorsque la photo dont il est ici question est prise, cette organisation n’a toujours pas vu le jour. Et ce, pour de multiples raisons qu’il serait trop long d’évoquer ici. Quoi qu’il en soit, ce projet n’est pas abandonné. Durant les décennies suivantes, la mouvance autonome des jeunes immigrés évoluera. Elle agrégera des militants d’autres origines, ou appartenant à de nouvelles générations, ainsi que de nouveaux types d’associations s’inscrivant parfois dans des histoires et des dynamiques différentes. Elle se fondra ainsi dans une mouvance plus large aspirant toujours aujourd’hui à se structurer en une organisation politique nationale et autonome des racisés et des quartiers populaires (pour reprendre les termes utilisés majoritairement en 2017).

Post-scriptum

Karim Taharount est historien, chercheur associé au Centre d’histoire sociale du XXe siècle de l’Université Paris 1, spécialisé en histoire urbaine.

Notes

[1« Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est chemin » La ruée vers l’égalité, 1985, pp. 25-27.

[2« IM’média, l’immigration par elle-même », Stany Grelet, Victoire Patouillard, Isabelle Saint-Saëns & Brigitte Tijou, Vacarme 17, septembre 2001.

[3« Souvenirs d’un enseignant retraité depuis 1990 de l’école Pierre Mendès France, à Dreux », Olivier Bohin, L’Écho Républicain, 6 octobre 2015 & « Chamards : la ville de Dreux met en réanimation sa banlieue maudite », Nightingale, Médiapart, 25 avril 2012.

[4« Texte d’appel », courrier de la Coordination nationale de Convergence 84 pour l’Égalité, septembre 1984.

[5Pour plus de détails, voir : Karim Taharount, « On est chez nous », Histoire des tentatives d’organisation politique de l’immigration et des quartiers populaires (1981-1988), Solnitsata, 2017, 360 p.

[6« Les immigrés : ils sont trop nombreux », L’Action Républicaine, 16 octobre 1981.

[7« Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est chemin », op. cit.

[9Pour plus de détails concernant la place des femmes et des thématiques les concernant au sein de cette mouvance, voir Karim Taharount, op.cit., pp. 198-199 & 202-204.