Vacarme 82 / Cahier

« Isola », un conte documentaire entretien avec Fabianny Deschamps

Sur une île perdue entre Afrique et Europe, Daï, une jeune chinoise enceinte s’est échouée comme par magie. Chaque jour, elle scrute les visages des migrants qui débarquent par milliers, espérant parmi eux retrouver le père de son enfant. Tandis que le paradis insulaire se transforme peu à peu en un cimetière balnéaire, Daï trouve refuge dans une grotte, une enclave où l’imaginaire est roi, où elle et son enfant à venir pourront peut-être résister à la violence du monde qui gronde au dehors. Mêlant images documentaires et fiction, Isola est un film qui travaille la posture du spectateur et la façon dont il reçoit des images désormais trop banales. Singulier par sa forme et son propos, il a dû emprunter des chemins de traverse pour exister [1]. Entretien avec une réalisatrice engagée.

ACID CinéIndépendant

Il y a un parti-pris formel très fort dans Isola où se mêlent une fiction de l’ordre du conte et des images documentaires très crues. Comment s’est construite cette hybridation entre une dérive imaginaire et poétique affirmée et des séquences extrêmement réalistes ? Ce dispositif formel était-il le moteur initial du projet ?

L’impulsion qui m’a donnée envie de faire le film est venue avec la soudaine arrivée sur les écran d’images de migrants durant l’été 2014 et de la façon dont les médias traitaient des naufrages en méditerranée. J’ai été très choquée de constater combien les images (ou leur portée) était anesthésiées, désincarnées par la vélocité de l’information-spectacle. Je me suis demandée pourquoi je n’étais pas touchée par ces images terribles qui me paraissaient si lointaines et étaient pourtant si proches.

Vous étiez habitée par le désir de témoigner d’une situation qui vous révoltait ?

Pour moi le politique et l’esthétique sont liés. L’idée du film est née à Cannes quand je présentais New Territories un film que j’ai tourné en Chine avec Yilin Yang, une comédienne taiwanaise qui vit à Paris. Toutes les deux, nous regardions les actualités, ce qui se passait à Lampedusa et nous nous sentions dans une espèce de fureur, agressées, impuissantes mais mues par le désir d’agir plus que de témoigner. J’ai tout de suite eu envie d’aller à Lampedusa filmer ces débarquements plus comme citoyenne qu’artiste d’ailleurs dans un premier temps. Mais comment rendre leur puissance à ces images, perdues d’une certaine manière, pour qu’elles retrouvent enfin leur impact, leur contenant. Là j’ai eu l’idée du film, d’intégrer des images documentaires à la trame d’un conte parfaitement non naturaliste. J’avais déjà expérimenté dans New Territories l’élaboration d’une fiction à partir d’une matière documentaire mais avec Isola c’est un choix plus radical où je tente de faire coexister un conte dans l’actualité. La distanciation amenée par le conte construit un écrin qui nous permet de recevoir dans un état émotionnel différent les images documentaires. Tout le dispositif artificiel fictionnel du film est nourri par un langage poétique et une singularité qui nous permet de voir vraiment ces images de débarquement. Le conte permet également de décontextualiser historiquement cette actualité, pour inscrire ces images d’exode, de sauvetage dans une dimension plus globale et mythologique. Le pari difficile, inconfortable et dérangeant pour les spectateurs et pour moi (mais je pense que c’est ce qui m’intéressait), est de mettre en collision l’âpreté des images documentaires avec un univers poétique très décalé du réel, une fiction théâtralisée avec son propre langage. Finalement tout aussi farfelue que soit la fiction dans le film, ce qui est le plus surprenant, sidérant, « surréaliste », c’est l’actualité, le réel. La fiction installe le spectateur dans un état particulier pour recevoir ces images et notamment la scène finale. J’ai l’impression d’avoir écrit tout le film pour cette scène de débarquement où on voit les gens identifiés, photographiés avec des numéros sur les poignets. Le film doit nous amener à une émotion juste devant ce défilé de visages, pour qu’on ne les regarde plus comme des migrants, ce mot fourre-tout très vilain qui ne veut rien dire, désincarné, mais qu’on les voit comme des êtres humains, des visages familiers, ça pourrait être mon voisin de palier, ma tante, ce gamin qui habite en face de chez moi…

« Isola » de Fabianny Deschamps

Vous êtes allée à Lampedusa avant d’écrire ? Comment s’est passée l’élaboration du scénario ?

L’écriture du film s’est déclenchée très vite. J’ai écrit le mouvement de l’histoire en dix jours, ensuite Yilin est tombée enceinte donc j’ai réécrit le film avec en tête cet enfant qui allait naître et les producteurs ont libéré des fonds pour qu’on puisse tourner rapidement. Je voulais filmer avant l’arrêt de l’opération de sauvetage Mare Nostrum en octobre 2014. C’est symbolique, je n’en parle pas dans le film, mais j’avais le sentiment que l’arrêt du plan de sauvetage signerait la venue d’une catastrophe. Je ne voulais pas faire de repérages avant le tournage pour qu’on soit au même niveau, les comédiens et moi, face à ce réel que je voulais filmer. Dans la scène du premier débarquement d’Érythréens et de Syriens, le personnage de Daï erre complètement, on la sent sidérée, les bras ballants. L’actrice ne joue pas. Je ne me rappelle pas l’avoir dirigée ou très peu. Je lui ai seulement dit tu cherches ton mari (ce qui est le pitch du film, une femme sur une île attend son mari) et tu reçois ce déferlement. Yilin Yang était réellement sidérée et je voulais capter ce bouleversement qui a ensuite nourri l’écriture du film et l’émotion du film qui en résulte.

Vous avez lancé le tournage sans financement et sans avoir entièrement écrit le scénario ?

Il y a eu deux tournages, avec un écart d’un an, d’une part pour trouver de l’argent (finalement ce sont les fonds propres des producteurs qui ont financé le tournage) et pour laisser à Yilin le temps d’avoir son bébé. On a tourné le film en 14 jours, deux fois 7 jours. Il y a quelque chose de l’ordre de la performance artistique dans cette urgence. Le premier tournage était surtout consacré aux parties documentaires et le second aux parties fictionnelles. Ce temps a permis de digérer les rushes, les images déjà tournées. Il a nourri la dimension « apocalyptique » du film, ce sentiment qui hante le personnage de Daï, habitée par l’idée de la fin d’un monde, d’une catastrophe à venir. C’est ce que j’avais ressenti en voyant débarquer des milliers de personnes, des morts, les bébés des femmes qui avaient accouché sur le pont… Les gens n’étaient pas maltraités, mais c’est la réponse à leur détresse qui était violente : il s’agissait de la mise en place d’un protocole autoritaire de gestion. Quand on en arrive là, nous devenons témoins de la fin de quelque chose : en terme d’humanité, nous touchons à la fin d’une certaine idée de notre civilisation. Cette expérience a nourri l’écriture des personnages, dessiné les émotions que je souhaitais que le film traverse.

Les scènes de fiction sont improvisées pour filmer au plus près l’émotion de la comédienne devant ce déferlement d’êtres humains. Comment avez-vous préparé le tournage avec la comédienne ?

On a répété les différentes situations à Paris avant de partir. Nous avions imaginé qu’elle pourrait être arrêtée par la police, comment elle approcherait les gens, comment elle les questionnerait. C’est une actrice extrêmement instinctive et je la sentais complètement bouleversée par ce qu’elle voyait. Il y avait des situations plus difficiles que d’autres, très violentes, notamment la scène finale, avec des morts sortis du bateau. J’ai choisi au montage de ne montrer que les funérailles. De la même façon j’ai préféré montrer les gens heureux d’arriver, ils ont survécu à un voyage difficile et ils sont soulagés. Pour moi c’est important d’être là et de filmer leur arrivée, même si je n’ai ni l’approche ni la déontologie d’un documentariste, j’ai la certitude d’être à cet endroit juste. Je suis moins dérangée par une démarche esthétique qui consiste à mettre un dispositif de fiction sur un événement réel et à l’assumer que par le fait de subir ce qui est notre lot quotidien : la manipulation des images d’actualité pour servir des idéologies douteuses. Quand des journalistes filment des migrants pour le journal de treize heures, personne ne se demande si on leur a fait signer des autorisations de droits à l’image.

Vous faites allusion aux critiques qui ont été formulées sur le fait d’utiliser ces images documentaires assez dramatiques dans un film de fiction. Ces critiques concernent-elles surtout la dernière scène avec les plans rapprochés sur les visages ?

Oui, mais il y a aussi la scène des funérailles, on était là très émus, on a filmé et c’est une mémoire d’eux, de ces gens qu’on n’a pas réussi à identifier à la morgue de Pozzalo. Pour moi les critiques ont peu à voir avec le cinéma et beaucoup à voir avec la moralisation grandissante de notre époque. On a eu beaucoup de difficulté à trouver un distributeur pour ces raisons sans doute, on m’a dit, le film est trop inclassable, dérangeant ! Je savais que ça serait inconfortable mais pas à ce point-là. C’est très inquiétant cette moralisation qui se met en place à tous les niveaux de la société. Je sens des tabous qui se traduisent par des blocages esthétiques consistant par exemple à m’accuser d’instrumentaliser l’image des migrants à des fins esthétiques personnelles alors que c’est exactement l’inverse qui se joue dans Isola. Le film peut provoquer des réactions violentes et parfois en débat les gens me jettent à la figure la violence qu’ils ont ressenti : c’est un réflexe normal. Mais la question de la moralisation est à mon sens beaucoup plus sournoise, malsaine et dangereuse.

« Isola » de Fabianny Deschamps

La posture de déséquilibrée de l’héroïne, est-ce une manière de répondre à la violence des images documentaires, de se protéger du monde ?

Le rapport perturbé au réel de la protagoniste est le symptôme d’une maladie bien plus grande. C’est un miroir de notre société. Le personnage est en lutte. Il nous questionne. Et en même temps Daï n’est pas une victime ce n’est pas l’histoire d’une femme qui a tout perdu et sombre dans la folie. Sa folie partielle est un acte de résistance énorme à la vie. Dans cette grotte, elle recrée un théâtre du monde où elle va se réinventer. L’affabulation, le fantasme, la croyance en soi vont prendre le pas sur ce réel, c’est son moyen de résister. On pourrait appeler ça une aliénation mais pour moi, c’est une forme de transcendance. Daï est agissante sur le réel et elle le refuse même si elle est traversée par de la folie. C’est ce qui est ambigu du point de vue du film. On comprend seulement à la fin qu’on est dans un voyage mental avec elle, un voyage où tout se remet en question. Quand elle rencontre Hichem (Yassine Fadel) sur la plage, elle le ramène chez elle pour le soigner. Pour moi c’est un cadavre qu’elle a trouvé sur la plage ce jour-là et je le traite comme tel. C’est l’imaginaire de Daï qui le ramène à la vie, et lui donne ensuite le rôle du père de son enfant. Tout est un moyen de contrer la cruauté du réel, jusqu’à l’enfant qu’elle attend. J’ai laissé la comédienne libre d’interpréter les choses. Yilin Yang était persuadée que son personnage attendait vraiment son mari. Moi j’ai toujours pensé que son bébé était un enfant de la prostitution et qu’elle avait inventé cette figure d’un homme perdu comme Pénélope attendant Ulysse de retour de guerre, pour survivre. La cohabitation de ces deux couches était passionnante en terme de mise en scène. C’est le rapport perturbé à ce qui est vrai, ce qui est faux qui est intéressant et qui nous permet de regarder l’actualité immergée dans un inconscient malade, d’avoir ce point de vue décalé sur le monde.

« Isola » de Fabianny Deschamps

Daï se réfugie dans une grotte et y installe une cage avec des vrais barreaux. Est-ce une manière de figurer la violence du monde à l’intérieur de la grotte ?

Daï subit un monde extérieur hostile et la cage est paradoxalement l’endroit où elle se sent en sécurité. L’enfermement qu’elle a choisi est plus supportable que celui offert par le monde extérieur. Si c’est une absurdité totale de faire échouer une chinoise venue des antipodes sur cette île italienne, je voulais au travers de cette manière qu’elle a de reconstruire le réel à sa convenance, proposer un écho à l’isolement psychologique de tous les migrants qui arrivent. Je voulais remettre de l’incarnation sur ce mot fourre-tout de « migrants » au travers de l’empathie qu’on va ressentir pour le personnage de Daï ou de Hichem. Si je me place du point de vue du personnage de Daï, oui il y a quelque chose de l’amour dévorant, de l’amour malade. Elle enferme celui qu’elle prend pour son mari et lui offre son refuge le plus serein qui se trouve être l’intérieur d’une cage. Ce n’est pas dénué d’ironie de mettre en cage durant la moitié d’un film un garçon arabe par les temps nauséabonds qui courent. Nous on est choqué de devoir aimer ou détester un personnage qui enferme un autre être humain dans une cage. C’est la cruauté des contes ou de l’enfance qui se rejoue à cet endroit-là. Daï a une innocence de simplette qui décale son regard du monde et lui fait emprunter des chemins très simples ou très violents. Je me suis dit qu’à partir du moment où ce mari s’incarnerait elle ferait tout pour le garder et l’excès même de cette réclusion nous fait alors ressentir la mesure de l’isolement, de la solitude, de la perte totale de repère. Le refuge où on est le plus en sécurité est peut-être celui qui nous exclut du monde, c’est la folie dont on ne revient pas, et la création en est un pour moi.

Post-scriptum

Isola, un film de Fabianny Deschamps, sortie en salles le 06 décembre 2017. http://www.fabiannydeschamps.com/is....

Notes

[1Isola est sorti en décembre 2017 et sera toujours en salles à Paris en janvier 2018.