Vacarme 82 / Cahier

Act Up, une histoire

par

Il y a vingt-deux ans, Brigitte Tijou filmait Cleews Vellay, alors président d’Act Up‑Paris. Son documentaire, Portrait d’une présidente, a été projeté le 15 novembre dernier dans le cadre du festival Chéries Chéris. Jacques Martineau était militant en 1995. Il était dans la salle en 2017. Récit d’une nouvelle réception.

Revoir le film de Brigitte vingt-deux ans après, revoir Cleews, revoir tous les autres, morts depuis ou toujours vivants, se revoir soi-même, ce n’est pas si simple. Je renâcle un peu, au fond de moi, mais j’y vais, je m’organise pour y aller, parce que cette projection je m’en voudrais de l’avoir manquée. Je vais revoir un film, revoir des gens, revoir une époque. Revoir. Mais dans la salle, beaucoup voient pour la première fois. Ils ont vu le film de Robin Campillo. Ils viennent voir ce que c’était en vrai et découvrir Cleews qui a en partie inspiré le protagoniste de 120 Battements par minute.

Il y a aussi pour le débat des membres d’Act Up-Paris, dont le président actuel qui a l’âge du film, ou peu s’en faut. Il est un peu tendu parce qu’il trouve qu’on parle trop d’Act Up au passé et qu’il voudrait qu’on s’intéresse davantage à Act Up au présent, à l’épidémie aujourd’hui, aux problèmes du moment. Tout cette hagiographie l’ennuie. Et je le comprends. Le militant que j’ai été voit bien le rideau de fumée que ces films peuvent devenir : jolies histoires d’un passé glorieux, aujourd’hui magnifié par le passage sur la Croisette, beaux objets d’attendrissement sur des morts anciennes dont tout le monde se contrefichait à l’époque. Une bonne conscience qui permet de ne pas s’occuper des drames qu’affrontent encore les personnes qui vivent avec le VIH (mais vraiment je n’aime pas cette expression : vivre avec). Et puis je me dis que ce jeune président en se braquant s’empêche de comprendre ce qu’est ce film et l’importance qu’il a, pour lui au premier chef.

Ce film raconte une histoire et il crée de l’histoire. À l’époque, Brigitte a eu envie de le faire parce qu’elle savait, nous savions, que Cleews allait mourir ; c’était pour conserver son image et son histoire, parce que nous l’admirions et l’aimions. Et c’était aussi parler d’Act Up.

Le film coud des images de Cleews, tournées avant sa mort, et des témoignages de militants, recueillis après. C’est terrible et émouvant de voir ces séquences se succéder : Cleews se raconte, il est vivant, et puis nous le racontons, parce qu’il est mort. Désespérément, c’est une histoire que nous essayons tous de construire. Les témoignages des militants n’étaient pas nécessaires pour raconter Cleews car il se raconte très bien tout seul, face caméra, drôle, émouvant, sans pudeur. Et il se raconte aussi très bien quand il parle en réunion hebdomadaire, avec humour et avec hargne. Ou quand il est dans l’action, joyeux à la gay pride, buté mais admirable de détermination devant le ministre délégué à la santé de l’époque (et je ne cite pas son nom, non par oubli, mais parce qu’il ne le mérite pas). Les témoignages n’étaient pas nécessaires, mais ils sont essentiels. Mis en scène, construits, isolés du reste du film par un décor très différent, les berges de la Seine, un décor apaisé, en dehors du mouvement de la ville, ils montrent des militants tentant de raconter une histoire ; celle de Cleews, et la leur aussi, celle de leur engagement, celle d’un mouvement, à travers le portrait de leur présidente.

Vingt-deux ans après, c’est cela que je vois et qui fait la force du film : des militants qui tentent de bâtir une histoire. Il y a une part de thérapie, parce que la mort de Cleews a été un traumatisme (et pour certains dont je suis, le traumatisme de trop) et qu’en le racontant nous donnons du sens autant que possible à sa vie comme à notre combat ; une vie que Cleews du reste a lui aussi voulu sous la forme d’un récit avec une vraie fin cohérente, un enterrement politique qu’il raconte et qu’on voit aussi se réaliser dans le film. Mais par-delà le traumatisme il y a cette nécessité, et l’occasion du film est trop belle, de raconter l’histoire d’Act Up-Paris, de fabriquer un récit sur notre mouvement. Nous n’évitons pas l’héroïsation et le jeune président d’Act Up-Paris a raison d’être alors un peu en colère, tant la figure de Cleews devient écrasante. Mais il a aussi tort car il ne sait pas ce que c’est que d’être seul et sans histoire quand on milite.

Dans le film, Cleews raconte sa découverte d’Act Up et son énervement parce qu’il ignorait l’existence de l’association. Bien vite il comprend qu’il y avait une raison à cela : Act Up venait à peine d’être fondé, dans un paysage militant LGBTQI alors littéralement dévasté. Les figures historiques de la lutte étaient mortes pour la plupart en 1989. Et s’il y avait un passé militant, il n’y avait pas grand-monde pour nous le raconter. De toute façon, jamais personne n’avait eu à affronter une épidémie comme celle que nous affrontions. Il n’y avait pas d’histoire, pas de glorieux prédécesseurs, pas de chemin plus ou moins tracé. Je me souviens que c’est une des premières choses à laquelle j’ai participé en arrivant à Act Up : il s’agissait de prendre contact avec ce qu’il restait du tissu associatif, tenter de renouer avec une histoire militante. Les rares que nous avons trouvés nous ont rejetés.

Portrait d’une présidente montre des militants soucieux de maîtriser le récit de leur propre histoire, convaincus que cela est important. Parmi eux, Brigitte elle-même.

Post-scriptum

Jacques Martineau est scénariste et co-réalise avec Olivier Ducastel depuis vingt ans. Leur dernier film Théo & Hugo dans le même bateau (2016).