Au Front (1987)

postface. La politique du vide « Au Front », 1987

par

24 avril 1988. Au soir du premier tour de l’élection présidentielle, je ne retiens qu’un résultat : 14,4% pour Jean-Marie Le Pen. Comme bien d’autres, je suis sous le choc. Pourtant je ne devrais pas. Car ce chiffre, 14%, un an auparavant je l’avais entendu à maintes reprises parmi les militants marseillais du Front national. Ils y croyaient.. Intérieurement, je haussais les épaules. Ce soir du 24 avril, je les courbe.

Il y a une année que j’ai mis fin à mon voyage d’infiltrée au Front, et huit mois se sont écoulés depuis la première édition de ce livre. Mais si je voulais oublier, tourner la page, changer d’air, la chronique des événements courants m’en empêcherait. Comment en est-on arrivé là ? Les souvenirs qui commençaient à s’estomper reviennent maintenant par bouffées.

Et d’abord, mon insistance, au cours de cette enquête, à ne pas croire, à refuser d’enregistrer ce qui me gênait. Dans mon carnet de bord, je me contraignais à inscrire des phrases, des attitudes que j’aurais préféré oublier. Je ne cessais de dédramatiser : « Ce n’est pas possible, ils ne sont pas tous comme cela, pas aussi violents ». Ou encore : « Ils ne savent pas ce qu’ils font, ils déchireront leur carte dès qu’ils le sauront ». Cette propension à la méthode Coué tournait parfois au ridicule : il suffisait qu’un militant ne présente pas, au premier abord, le supposé profil type des supporters de Le Pen, et je me prenais à rêver : « Et si c’était un infiltré comme moi ?... »

Le besoin de se rassurer, bien plus que le bon sens, est la chose la mieux partagée : ne répétons-nous pas que le Front national est un phénomène passager... depuis maintenant cinq ans ? En 1983, ses premiers résultats électoraux sont interprétés comme un sursaut, une flambée. L’année suivante, l’extrême-droite recueille 11% aux Européennes, mais le scrutin - nous dit-on - est marginal, les Français n’ont pas ressenti le besoin de voter utile. Pour un peu, ces 11 % ne seraient que l’expression d’un petit coup de folie, une fantaisie. Quatre ans ont passé, de passager le phénomène est devenu... volatile. Entre la présidentielle et les législatives de 1988, deux millions d’électeurs lepénistes se sont reportés sur d’autres candidats.

Tout à la joie de ce premier reflux, nous jubilons. Oubliés les deux millions d’électeurs restants ! Déjà, nous les rayons de la future carte électorale. Cette fois, c’est sûr, la dynamique de succès de Le Pen est brisée, le Front va s’effondrer de lui-même !... Et, pour se rassurer définitivement, une subtile contorsion nous permet de voir l’horizon « ouvert » et dégagé : somme toute, le 24 avril, 86 % des électeurs n’ont pas choisi Le Pen. Au passage, nous oublions que cet « échec » du Front aura aussi été sa consécration, un événement sans précédent depuis 1945 : la reconnaissance de l’extrême-droite comme allié durable et partenaire respectable par les états-majors de droite.

L’optimisme confine au cynisme. Il est des problèmes que l’on répugne à regarder en face. On y répugne tant qu’au pire, on consent à leur jeter un coup d’oeil à travers le prisme déformant de nos préjugés, au mieux, à leur apporter d’hypocrites solutions. Le Front national est de ceux-là. Il fascine ou fait peur, ce qui revient au même. Il évoque les heures les plus sombres de notre siècle, et pourtant nous refusons d’appeler le chat par son nom... Nous faisons valser les étiquettes, nous jouons à cache-cache avec les mots.

En 1983, le mouvement de Le Pen est perçu comme « poujadiste ». Or les faits nous donnent déjà tort. Dès cette époque, dans son électorat, des voix ouvrières et même rurales se mêlent à celles des petits artisans et commerçants. Le Front est à Paris, on l’aperçoit ensuite à Aulnay-sous-Bois, faubourg rouge de la capitale, puis à La Trinité-sur-Mer, village du Morbihan dont Le Pen est natif. Enfin, n’est-ce pas à Dreux, ville déshéritée de l’Eure, qu’il bat, cette année-là, son propre record en attirant 16,72% des électeurs ?

Aujourd’hui, les lepénistes seraient des « protestataires ». Exprimant un malaise social profond, ils seraient les râleurs de cette fin de siècle. La thèse n’est ni tout à fait vraie, ni tout à fait fausse, et les personnages de ce livre la confirment et l’infirment à la fois. Ils se disent « contre », « contre tout », mais ils savent aussi ce qu’ils veulent : exclure cet autre qui les gêne, cet autre qui autrefois s’appelait d’abord « juif », qui aujourd’hui se nomme d’abord « arabe ».

Poujadiste, protestataire, électeurs paumés, brebis égarées, les mots rassurent, les mots endorment. Un seul réveille et fait sursauter, le seul qui ose nommer ce à quoi chacun pense confusément : « fascisme ». Cette étiquette-là, les lepénistes la rejettent avec vigueur. Certains argumentent en se vantant de leur passé de résistants. D’autres s’appuient sur des études d’historiens. Qu’on leur explique que le fascisme proprement dit n’a jamais existé en France, et ils s’exclament : « C’est bien la preuve que nous n’en sommes pas, puisque nous sommes Français ! » Les sympathisants de Le Pen ne sont pas les seuls à ergoter, d’autres les rejoignent qui y ont intérêt, dans leurs troubles jeux d’alliance.

Certes, le Front n’est la réplique ni des ligues antiparlementaires d’avant guerre, ni des fasci, ni des sections d’assaut... ; tout au plus présente-t-il un air de famille. Mais on pourra énumérer les différences, les ressemblances, cette bataille de définitions autour du Front national n’en gardera pas moins l’aspect d’un pas de deux : refuser le mot fasciste revient souvent à tolérer Le Pen, à le « comprendre » et l’accepter. A l’inverse, I’utiliser ne signifie pas forcément qu’on le combatte vraiment.

L’étiquette a en effet cette particularité de susciter autant de clarté que de confusion. On pense au maréchal Pétain, à Hitler, à Mussolini, on y pense pour mieux se convaincre que Le Pen n’a le profil ni putschiste ni totalitaire. La démocratie, cette fois, ne sera pas renversée. L’histoire, n’est-ce pas, ne peut se répéter... Dans la foulée, d’ailleurs, est entonné un couplet à la gloire du progrès et de la modernisation de la vie politique. Le glas aurait sonné pour les totalitarismes de tous bords. Les clivages idéologiques seraient en voie de disparition, et le Front ne serait que le dernier sursaut d’une France archaïque, rétive au changement, qui finira bien par consentir à mourir.

Ces détours dans le temps ressemblent fort à des manoeuvres dilatoires. On se soucie de demain, on s’en inquiète pour se rassurer aussitôt, mais, en attendant, le sablier continue d’égrener le présent, inéluctablement. Pendant que nous bavardons, pesons et soupesons les risques de son arrivée au pouvoir, le Front national se démène, colle ses affiches : « Trois millions de chômeurs = trois millions d’immigrés ». Dans les cafés, les rues, les foyers, à l’habituel « Je ne suis pas raciste, mais... » a succédé « Je suis raciste, etalors ? » Les interdits sautent, la chasse à l’étranger a déjà commencé, physique, réelle, meurtrière. Nous frissonnons pour demain, mais le racisme au quotidien tue, aujourd’hui.

Personne ne veut se reconnaître dans cette image que les lepénistes nous renvoient. Chacun rejette sur l’autre la responsabilité de son apparition dans le miroir. Et, dans cette foire d’empoigne, où l’emportent les faux débats, les idées fausses parce qu’en partie vraies, l’essentiel est sacrifié sur l’autel de l’esquive.

Les médias - miroir s’il en est - ont naturellement été les premiers sous la ligne de feu. Accusés de donner une tribune à Le Pen, ils se justifièrent : sauf à changer de rôle, ils ne pouvaient taire ce qui existait. Après l’entrée à l’Assemblée en 1986, grâce au scrutin proportionnel, de trente-quatre députés du Front national, les socialistes adoptèrent la même ligne de défense. La démocratie exigeait la transparence de la société ; et si celle-ci n’était pas belle, la droite en était seule fautive ! L’accord passé à Dreux, dès 1983, endépit des appels de Simone Veil, entre le RPR et le FN marquait, seul, le commencement de la fin.

Caricaturales dans la sphère politicienne, les querelles n’en sont pas moins passionnées dès qu’on la quitte. Il n’aurait pas fallu laisser pousser ces ghettos de béton, ces banlieues où fleurit aujourd’hui la désespérance. Il n’aurait pas fallu laisser s’effilocher le tissu associatif, ces réseaux de convivialité qui, naguère, irriguaient la vie des quartiers. Si la droite avait su rester populaire, si le gaullisme n’avait pas sombré dans la technocratie, son électorat ne se serait pas précipité dans les bras du camelot Le Pen. Si la gauche ne s’était pas convertie au réalisme économique, Billancourt ne serait pas désespéré. Si les communistes n’avaient pas déboussolé leur électorat par des virages à 180, les protestataires ne se réfugieraient ni au Front ni dans l’abstention.

Enfin, le grand coupable, ce serait le chômage. Il nourrit l’angoisse, exaspère les individualismes, mine les syndicats, les associations, tous ces lieux où pourrait être pratiquée une solidarité radicalement opposée à la logique d’exclusion. Et cette crise aurait une complice, la modernisation précipitée de notre société. Le passage rapide d’une France rurale à une France urbaine a bouleversé les modèles culturels, religieux, familiaux. Les Français désarçonnés n’aspirent qu’à une remise en ordre d’un monde chamboulé.

Tout cela, on a raison de le dire mais, en le disant, qu’a-t-on dit ? On peut, des années durant, énoncer ces belles vérités empreintes d’un apaisant fatalisme, les personnages de ce livre n’en ont cure. Ils continueront de se ruer dans les bras de ce leader qui avive leurs blessures avant de leur offrir la haine pour salut. Ici, I’exclusion tient lieu d’unique programme. C’est la faiblesse du Front, croit-on ; lui, sait que c’est sa force. Avant guerre, tandis que les intellectuels antifascistes épluchaient les incohérences de Mein Kampf, un dirigeant nazi écrivait : « La nation allemande est une colonne en marche, et peu importe vers quelle destination et pour quelle fin cette colonne est en marche ! »

Le Front national avance en versant du sel sur les plaies qu’il débusque. Le Pen le dit, le martèle : le monde de demain ne sera pas meilleur. « C’est le déclin, la décadence ». Oublions, détruisons le présent et le futur, rêvons ensemble à un « avant » mythique, à cet âge d’or perdu que chacun imagine au gré de ses plus secrets désirs. C’est un monde sans immigrés, c’est un monde, surtout, sans l’autre qui dérange et perturbe, un monde entre soi. Et ce repli, loin d’être frileux, est l’offensive même. Le Front national nous rétrécit et nous envahit à la fois.

L’horreur des conflits est peut-être le trait de caractère qui m’a le plus frappé, chez les lepénistes. Paradoxal ? Non. Ils souhaitaient ardemment une société consensuelle, où « tout le monde serait pour Le Pen ». En attendant, ils militaient en secret, jouissant d’être entre eux, agressifs pour autrui, et aspirant à ce jour où ils sortiraient en pleine lumière pour découvrir un monde totalement acquis à leurs idées.

Quand Laurent Fabius estime que Le Pen pose les bonnes questions en y apportant de fausses réponses, quand Charles Pasqua déclare partager les mêmes valeurs que le Front national, quand les candidats de l’URC se retirent pour ceux du FN, leur geste dépasse de loin le simple compromis électoral. Ils consentent à une vision du monde, ils acquiescent à un désir.

Le Front national serait-il en train de contaminer l’ensemble de la société, en passe de subjuguer ses adversaires ? Ce serait lui faire beaucoup d’honneur ! Et si sa force était inversement proportionnelle à notre faiblesse ? Et s’il profitait de nos multiples renoncements, des vides que nous ne nous sommes pas souciés de combler ? Nous ne cessons de répondre à Le Pen, comme si nous avions perdu tout terrain sur lequel nous puissions être autonomes.

Le 1er mai 1988, le Front national convie ses troupes à défiler dans les rues en l’honneur à la fois du travail et de la Pucelle. Le traditionnel défilé des syndicats se métamorphose aussitôt en manifestation antifasciste. Entre les rangs des syndiqués, une jeune femme chevauche un destrier et porte haut une banderole : « Non, Le Pen, Jeanne d’Arc n’est pas à toi ». Quelques jours plus tard, le socialiste Jean-Pierre Chevènement réaffirmait une idée qui lui est chère : « C’est une grave erreur d’avoir abandonné à Le Pen le drapeau tricolore ». Il faudrait « redonner à la France le sens de son destin ». Querelle d’épiciers autour de symboles, dans un jeu de miroirs renversés où deux nationalismes s’affrontent. Que l’un soit républicain et l’autre pas suffit-il, aujourd’hui, à faire la différence ?

La guerre des valeurs ne date pas de 1983. Tombés voici longtemps, l’universalisme et l’internationalisme semblent des idées inconnues, à la mémoire desquelles nulle flamme n’est entretenue. Dans les années soixante-dix, I’école dite de la Nouvelle Droite leur opposa l’idéologie de la différence. Le racisme identitaire vint renouveler un racisme biologique frappé d’infamie. C’est à cette source-là que les admirateurs de Le Pen puisent encore, quand ils disent : « On n’a rien contre les Arabes, il ne faut pas se mélanger, c’est tout... »

En 1974, les frontières ont été fermées aux non-Européens, avec l’aval des partis communiste et socialiste. Alors que les nationalistes veillaient à la cohérence de leur idéologie, la gauche, face à la montée de la crise, a paré au plus pressé. Elle a assumé, une fois de plus dans son histoire, une contradiction qui la handicape aujourd’hui. Et ce n’est pas le discours de Cancun, tout généreux qu’il fût, qui aura brisé cette logique du chacun chez soi.

Le terrain d’en face étant déserté, un nationalisme français, longtemps marqué par l’opprobre, a pu alors ressurgir. Aujourd’hui le pétainisme est moins honteux. De loin en loin, des leaders politiques reprennent, sous une forme à peine travestie, la trilogie de l’époque : « Travail, famille, patrie ». Les nostalgiques de la France coloniale sortent de leur tanière. Lors d’un meeting de campagne, à Paris, en avril 88, un immense portrait de Raoul Salan était accroché derrière la tribune de Le Pen. Les tenants de l’Algérie française tentent une revanche sur leur guerre perdue.

Pour toutes ces raisons, depuis mon retour de Marseille, je n’ai jamais pu dire : « J’ai quitté le Front national ». Loin d’être une excroissance incongrue, dont il suffirait d’arracher les racines pour s’en débarrasser, ce mouvement n’est que l’expression la plus nue, la plus crue de l’ensemble de nos choix, de notre présent. Quel que soit le mot choisi pour les qualifier, les lepénistes ne sont ni des protestataires, ni des fascistes. Ils resteront dans l’histoire comme nos protestataires, nos fascistes !

Paris, le 13 juin 1988.