Vacarme 20 / arsenal

Politique dans le hall d’immeuble retour sur la loi dite « de sécurité quotidienne »

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Automne 2001. Les parlementaires s’agitent autour de la « loi de sécurité quotidienne », fourre-tout gouvernemental qu’ils voudraient enrichir : comment vider les cages d’escalier des sauvageons qui s’y rassemblent ? Retour sur une fièvre dont on connaît le résultat : aujourd’hui, c’est Jospin qui « tient le mur ».

Pris au mot, le droit pénal français semble parfois badiner. Ainsi des « troubles de jouissance ». Ce terme, qui peut laisser songeur, désigne tout ce qui peut poser une gêne à la jouissance de sa tranquillité. Le tapage nocturne est un trouble de jouissance, puisqu’il empêche le sommeil du juste. Le stationnement d’un petit agrégat d’individus qui empêcherait une personne de gagner son domicile, au pied de son immeuble ou dans son hall d’entrée est également un trouble de jouissance. Tapage nocturne et rassemblement abusif dans une partie commune d’immeuble, dûment constatés, sont des infractions, constatées par les services de police, sanctionnées par des amendes. Il en va ici de dispositions anciennes, presque confondues dans les origines de la police, visant à ce que chacun, en particulier dans les espaces exigus de nos villes, jouisse de la tranquillité qui lui est due.

En juin 2001, le gouvernement Jospin déposa en urgence un projet de « Loi sur la sécurité quotidienne » (LSQ), afin de renforcer les dispositions relatives à la tranquillité des citoyens, dans la droite lignée du colloque de Villepinte sur la ville. Les attentats du 11 septembre intervinrent en pleine session parlementaire et les députés entreprirent alors de renforcer tout un ensemble de dispositions et d’en introduire de nouvelles. La LSQ adoptée le 15 novembre 2001 comporte un étrange article 52, fruit d’une initiative des députés, mais soutenue par le gouvernement, qui prévoit la possibilité de « faire appel » aux « forces de police ou de gendarmerie (...) »pour « rétablir la jouissance paisible [des] lieux », en cas « d’occupation des espaces communs du bâti par des personnes qui entravent la libre circulation des locataires ou empêchent le bon fonctionnement des dispositifs de sécurité et de sûreté ou nuisent à la tranquillité des lieux ».

Bref : rien qui n’existât déjà. Ces rassemblements sont déjà réprimés. Ils justifient déjà l’intervention policière. Pourquoi alors répéter dans une loi ce qu’il est déjà donné à la police de faire ? Pourquoi faire poursuivre par la loi ce qu’elle poursuit déjà, en l’occurrence un « trouble de jouissance » ? Est-ce seulement l’expression sans effet d’une acnée sécuritaire, qui transforme la loi en carré de libre expression offert à un gouvernement en quête de voix et d’alliance conservatrices ? Examinons de près les débats parlementaires autour de ce petit article. Essayons en outre de lire la loi vue depuis le bas, des lieux et des situations où elle est censée se voir appliquée. Les vicissitudes des intentions parlementaires et les conditions concrètes d’application de la loi illustrent au mieux les cinq ans de législature Jospin en matière de contrôle social des cités urbaines : l’angoisse pour principe, le retrait et l’escalade pour pratique.

Dès l’introduction de l’amendement qui devait aboutir à cet article, les députés qui en étaient les auteurs tenaient à souligner qu’ils répondaient à une demande extérieure : l’article était tenu pour « très attendu par la police et la gendarmerie [1] ». Il fut dès lors introduit comme tel, mais s’enrichit au cours de la discussion parlementaire de deux choses. D’abord, il créait un délit « d’occupation des espaces communs (...) d’immeubles (...) », puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 _ d’amende. Le Sénat, lorsqu’il examina la loi, voulut qu’en l’occurrence, lors de l’intervention de la police ou de la gendarmerie, « le refus d’obtempérer [fût] constitutif du délit de rébellion [2] ». Cette dernière proposition fut rejetée par l’Assemblée nationale, qui refusa également la création d’un délit pénal d’occupation des halls d’immeuble. Au final, donc, la loi n’énonça rien d’autre que ce qu’elle disait déjà : les forces de police ou de gendarmerie peuvent légitimement mettre un terme aux troubles de jouissance.

Qu’avait voulu le Sénat ? En faisant de l’occupation d’immeuble un délit pénal (et non plus une simple infraction), il élevait une pratique sociale propre à une classe d’âge bien déterminée, qui partage conditions sociales et habitat. Il élevait l’occupation de « tuer le temps entre copains dans son hall d’immeuble » au rang de délit. Certes, ce loisir de fortune, au fil du temps, a engendré un conflit inévitable ; conflit entre ceux qui stationnent (dans les parties communes) et ceux qui résident (dans les parties privatives). Faire de ce conflit une affaire de justice et non plus de voisinage revient à définitivement étiqueter comme criminelle la triste habitude prise de tenir les murs. Bien entendu, ces rassemblements peuvent aussi servir des fins autres que l’oisiveté en pure perte, comme les recels et trafics divers, voire les menaces et violences faites à autrui, notamment aux femmes. Mais ces actes sont déjà des délits, voire des crimes, déjà poursuivis comme tels. La proposition sénatoriale sur les rassemblements dans les halls d’immeuble semblait donc signer la criminalisation de l’occupation oisive de l’espace par les jeunes des grands ensembles urbains.

Mais à cette création de délit, sévèrement sanctionné, le Sénat ajoutait un bien curieux codicille : lors de l’intervention de la police, « tout refus d’obtempérer [serait] constitutif du délit de rébellion ». Bien étrange ajout, en effet. Comme son nom l’indique, un refus d’obtempérer est une infraction : c’est un... refus d’obtempérer, à la loi, à l’autorité légitime. Ce qui définit la rébellion est cependant, selon l’article 433-6 du Code pénal « le fait d’opposer une résistance violente à une personne dépositaire de l’autorité publique ». L’amendement défendu par le Sénat ne voulait donc rien d’autre que qualifier toute tension entre les policiers intervenant dans un hall d’immeuble et des jeunes qui s’y étaient rassemblés en imputation légitime de violence exercée par ces derniers à l’encontre des premiers. Légitime, parce que d’emblée posée par la loi. Mais légitime aussi, parce que l’autorité à l’encontre de laquelle s’exercent les supposés refus d’obtempérer est l’autorité légitime, la police, dont les témoignages jouissent de l’assermentation et donc d’une présomption de vérité [3]. Ce délit spécifique assorti d’une sanction exorbitante rappelle à sa manière les 27 infractions spécifiques à l’indigénat que la loi française établit en 1874 à propos de l’Algérie, incriminations par lesquelles les parlementaires de l’époque voulaient maintenir l’ordre et la domination des colons. On trouvait dans ce funeste catalogue la réunion sans autorisation, l’acte irrespectueux, ou bien le propos offensant vis-à-vis d’un agent de l’autorité même en dehors de ses fonctions [4]... La peur face au désordre et la toute-puissance confiée aux policiers, qui autrefois prenaient corps dans une politique de discrimination raciale, fut en 2002 envisagée par les sénateurs non plus comme une politique raciste, mais comme une politique de discrimination visant cette fois explicitement les jeunes oisifs des banlieues françaises.

On comprend mieux la logique qui animait les sénateurs. À ce stade de l’examen, il s’agissait tout autant de criminaliser une pratique juvénile que de faire de toute agrégation de jeunes en bas de chez eux une atteinte violente à l’autorité publique, pourvu qu’elle soit seulement constatée par des policiers. Atteinte à l’autorité punie d’un an d’emprisonnement et 100 000 F d’amende, puisque commise en réunion (article 433-7 C. pén.)... La Commission des lois du Sénat criminalisait certes une pratique auparavant seulement contraventionnelle. Mais ce n’est pas le plus singulier. Le plus inquiétant, dans ce projet, était qu’il voulait restaurer l’ordre public en faisant de ces zones de voisinage et de sociabilité des zones de souveraineté sans partage de l’État, par la suprêmatie incontestable de la police. Le Sénat n’imaginait ainsi pas d’autre solution aux troubles indéniables que pose la vie commune dans ces espaces si difficiles à vivre que l’imputation systématique et souveraine d’atteinte violente à l’État. Car c’est bien de cela qu’il s’agissait. Le Sénat, par la voix du rapporteur de sa Commission des lois, s’offusqua du retrait de ses deux amendements (le délit spécifique et l’imputation de rébellion) par l’Assemblée nationale, qu’il accusait ne pas « préciser les moyens permettant le rétablissement de « la jouissance paisible de ces lieux », et de priver « le dispositif (...) de toute portée normative [5] ». Les « moyens » ? L’escalade et la montée aux extrêmes. La « portée normative » ? Une souveraineté sans loi lorsque la loi se porte vers les jeunes des cités de banlieue.

Ce n’est ni par courage ni par offre d’idées meilleures que les députés rejetèrent cette solution. Un député Démocratie libérale s’adressant au ministre lui disait sur le ton de la vérité la mieux partagée : « Vous savez bien, monsieur le ministre, que la police a du mal à pénétrer dans certaines cités et n’accepte de s’y rendre que si elle est sûre de ne pas déclencher un embrasement [6] », ce à quoi le gouvernement fit répondre : « Le Sénat a cru devoir retenir une sanction, mais je ne suis pas sûr de la faisabilité d’une telle disposition. Or, rien n’est pire qu’un texte inappliqué [7]. » Au final, la loi se contenta de définir un cadre très général à l’intervention de la police (« la tranquillité des lieux »), sans toutefois rien définir de neuf. Puisque rien ne paraît pire qu’un texte inappliqué, le gouvernement adopta un texte déjà existant...

Ce faisant, il rejeta certes la rébellion unilatérale et souveraine, c’est l’arbitraire pur qui fait la loi. Mais il consacra, par la loi, l’enclave policière que constituent les espaces occupés par des jeunes qui ne peuvent en occuper d’autres et qui, n’occupant que ceux-là, ne peuvent que s’occuper par l’occupation des espaces, leur appropriation, et la gêne d’autrui, voire la violence à son égard. L’enclave policière : voilà ce que la loi se borne à constater lorsque l’imagination de ceux qui la conçoivent n’a pour seul horizon qu’enfermer jeunes et policiers dans un dialogue reclus, dialogue sans fin ni finalité. La loi se plaît à intimer aux policiers l’injonction de dire à des jeunes d’aller s’occuper autrement, feignant d’ignorer que l’occupation des espaces communs est la seule occupation qui leur reste, lorsque ni l’école ni le marché du travail ne les accueillent.

On ne sera pas surpris, dans ces conditions, que ces situations sans horizon débouchent, par définition, sur des configurations d’escalade. Les policiers étant les seuls acteurs sociaux investis par la loi pour faire face aux situations générées par l’oisiveté des jeunes (hommes) des grands ensembles, leurs ressources restant toutefois toujours les mêmes (le contrôle d’identité et la contrainte), il n’est pas surprenant de constater une cristallisation des situations tendues au pied des immeubles des cités. La loi sur la sécurité quotidienne, sur ce chapitre, prend bonne note des situations impossibles dans les cités urbaines, et se contente, en les enregistrant, de pérenniser les pratiques qui, c’est le propre des logiques d’escalade, contribuent à les rendre plus impossibles encore. Ces îlots de jeu tendu que sont les pieds d’immeuble et les cages d’escalier, la loi les consacre, et jette avec un égal mépris policiers et jeunes dans un face à face sans horizon, à l’envi répété. La loi abdique aux relations ancrées entre les jeunes et les policiers le privilège de faire le droit, et prend acte de la permanente imminence de la violence dans de telles situations. Les cages d’escalier ainsi honorées par la loi deviennent des zones d’un droit autre, que les mêmes députés se plaisent souvent à décrire comme « de non-droit » : zones dont la paix publique est garantie par des rapports fortement interpersonnels, qui reposent de ce fait sur une forte probabilité, partagée des deux côtés, d’arbitraire et de recours à la violence.

L’enseignement qu’il faut tirer de ce petit épisode législatif apparaît très nettement. Saisis par la loi, les ensembles urbains révèlent la peur des politiques à leur égard. En réponse à cette peur, la solution d’exercice d’une souveraineté aveugle, d’un droit parfaitement inique, ne semble jamais loin. C’était la solution, en l’occurrence, sénatoriale. Face à cela, la prudence politique, que veut incarner le gouvernement, ne lui inspire que l’abandon des situations de force en l’état. Rien de surprenant à voir des potentialités violentes se répéter dans ces cages d’escalier. Rien de surprenant non plus à voir ces pieds d’immeuble ou ces cages d’escalier faire l’objet d’investissements passionnels, de revendications territoriales et collectives, dont l’enjeu semble, vu de loin, absurde. Rien de surprenant enfin à voir des jeunes prêts à tout risquer pour la défense de l’intégrité de leur portion de hall d’entrée, face à des policiers que tout met en devoir d’adopter des comportements identiques. Dans une telle logique de mimétisme consolidé par le droit, où la loi se fait seulement vertu de rendre plus probable ce qui est déjà, la violence s’érige en terme majeur des échanges entre les policiers et les jeunes, en horizon d’attente, en règle du jeu ; règle que le gouvernement Jospin se plut en l’occurrence à faire loi.

Ce texte est extrait du recueil Contre les politiques sécuritaires et l’apartheid social(L’Esprit frappeur, juin 2002), publié par le Réseau contre la fabrique de la haine,que nous remercions.

Sociologue des institutions pénales, Fabien Jobard vient de publier Bavures policières ? La force publique et son usage (La Découverte, « textes à l’appui », 2002).

Notes

[1Selon l’appréciation du député G. Saumate, Journal des débats,Assemblée nationale, session ordinaire 2001-2002, 31 oct. 2001.

[2J.-P. Schosteck, Rapport fait au nom de la Commission des lois,Sénat, session ordinaire 2001-2002, p. 13.

[3E. Desmons, Droit et devoir de résistance en droit interne.LGDJ, Paris, 1999.

[4P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ?Grasset, Paris, 2002, p. 233.

[5J.-P. Schosteck, Rapport op. cit.,Sénat, p. 65.

[6Cl. Goasguen, discussion du 30 octobre (ibidem).

[7Réponse de J.-P. Blazy à Cl. Goasguen, ibid.