3/ gauche : combien de divisions

la vie à tous les étages - à propos du peuple et des minorités

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Consommant la rupture entre peuple et minorités, le scrutin du 21 avril porte une bien étrange leçon. si la pensée minoritaire, notre pli politique, est celle des devenirs, elle ne peut faire l’économie du sien propre. Qu’en fait-on ?

Le fondement des politiques minoritaires repose sans doute sur un jeu subtil entre le sens numérique de minorité (les moins nombreux, tous ceux confrontés au risque de l’oppression majoritaire : minorités ethniques, religieuses, sexuelles, etc.) et son sens politique (est minoritaire celui qui ne correspond pas à la norme dominante et ne contrôle pas le pouvoir qu’elle institue, c’est-à-dire aussi bien tout le monde : les femmes, les peuples, le peuple, l’humanité toute entière).

Tout le problème aujourd’hui est de savoir comment peut encore fonctionner cette distinction quand la norme et les pouvoirs dominants se trouvent menacés de surenchère et que monte la peur de voir le « peuple » (ouvriers et immigrés de la première génération en tête) basculer à droite et à l’extrême-droite. Ce qu’on appelle, en langage deleuzien, une reterritorialisation fasciste des devenirs minoritaires (sur sa nation, sa région, son chez soi, sa voiture). Car face à une telle catastrophe, la distinction sens numérique/sens politique se fige en opposition et risque de fonctionner tragiquement à l’envers : loin d’offrir une ligne de fuite entre petite communauté oppressive et masse atomisée, elle coince les « minoritaristes » entre devenir les garants paradoxaux de l’ordre établi (gauche morale et défenseurs de la bourgeoisie libérale) ou s’enfoncer dans une douteuse collusion objective, comme on disait autrefois, avec les tenants de la réaction (dans l’espoir de relancer des devenirs minoritaires plus consistants).

Ce n’est pourtant pas là un choix impossible : bien évidemment il faut choisir la bourgeoisie libérale contre le risque fasciste, bien évidemment la peur l’emporte sur l’espérance. Mais au moins qu’est-ce que ça veut dire ce « bien évidemment » ? Qu’est-ce que ça veut dire exactement cette peur des « minoritaristes » de gauche de ne plus être majoritaires auprès du peuple ? De voir clairement le vote populaire s’installer à droite et, semble-t-il, pour longtemps ? Qu’est-ce que ça veut dire plus encore cette « crainte des masses » ? Cette peur (ou cette rage) des 29 % d’ouvriers et des 38 % de chômeurs qui ont voté Le Pen ? Et plus exactement qu’est-ce que ça veut dire cette peur même des minorités de la modernité chez ceux-là mêmes qui s’en réclament ? Puisqu’ouvriers, petits paysans et chômeurs sont devenus à tout point de vue minoritaires aujourd’hui, au sens numérique (« plus que » 3,5 % de paysans, « plus que » 26 % d’ouvriers contre 28 % d’employés, « plus que » 2,3 millions de chômeurs), et bien plus encore au sens tendanciel et au sens politique : en déclin constant, sans voix, invisibles, définitivement has been, à l’image de ces « analphabètes » pour lesquels Artaud prétendait écrire, de ces « aphasiques » pour lesquels Foucault prétendait parler.

Au-delà même de cette distinction entre minorités numérique et politique qui permettait, par exemple, de défendre les sans-papiers en continuant de rêver d’un peuple-multitude universel, il semblerait bien plus encore que, depuis le 21 avril, ce soient toutes nos catégories et nos autres distinctions minoritaristes qui se soient retrouvées balayées, à tout le moins sérieusement ébranlées, par ce vent mauvais droitier et extrême-droitier. Dans toutes les manifestations de l’entre-deux-tours, nous nous sommes rassemblés en effet sous des mots d’ordre et des « valeurs » qui n’ont jamais été à proprement parler celles d’une pensée minoritaire : la honte et la responsabilité, alors même que les minorités n’ont jamais à se sentir honteuses et responsables de ce qu’elles subissent ; la grande et vieille tradition de l’anti-fascisme, alors même que les luttes minoritaires s’appuient sur des mémoires courtes et se méfient des traditions héroïques comme de la peste ; la défense de la démocratie et des droits de l’homme alors même que les luttes minoritaires n’ont cessé d’en souligner, moins en fait le caractère idéologique, que l’ambiguïté profonde, le danger d’oppression que recèle toute majorité démocratique, le danger d’abstraction que recèle toute notion de droit de l’homme en général. Enfin, et plus encore, le 5 mai a exigé de choisir, alors même qu’entre deux maux la pensée minoritaire préfère plutôt chercher la ligne de fuite que choisir le moindre.

Qu’est-ce alors à dire ? Est-ce que la défense des minorités et de positions minoritaires ne cache pas finalement un majoritarisme, voire un aristocratisme mal assumés et habités du rêve inavouable de dissoudre le peuple pour en élire un nouveau, à sa convenance ? Ou est-ce plus simplement que le rêve d’une politique minoritaire n’était jamais qu’un rêve, ou plus précisément qu’un retrait de la chose publique au nom d’un lobbying moral à jamais ambigu et à jamais spécifique ?

On ne répondra pas à ce trouble en quelques lignes. Mais on peut au moins essayer de strier les problèmes, en tout cas nos problèmes, pas ceux qui se posent à la droite ou à la gauche parlementaires. Ne serait-ce que pour commencer par balayer devant sa porte.

appartenir

Se vouloir minoritaire, à jamais du côté des minorités opprimées, des sous-développés, des damnés de la terre, c’est d’abord dire : « Je ne suis pas des vôtres. Ni blanc, ni mâle, ni cadre, ni hétérosexuel, pas même sujet de droit, pas même citoyen, mais comme Rimbaud « une bête, un nègre, éternellement de la race inférieure, sans papier d’identités, sans identité tout court. Le minoritaire fuit les appartenances comme les camps trop constitués. Il y sent trop de bonne conscience, trop de certitude d’être d’avance dans son bon droit.

Mais c’est dire tout autant : « j’en suis, contre les appareils institués, je relève de ce peuple instituant, sans nom et sans visage, pas même noir ni même pédé, mais « informe, suivant la formule de Hegel pour désigner le peuple sans l’État, mais retournée contre elle-même ; homme ordinaire et quelconque parmi les hommes ordinaires et quelconques, peint gris sur gris, individuellement à jamais indiscernable et stérile, ne prenant sens que par le mouvement d’ensemble et rêvant de s’y fondre telle une Lady vanishing.

Le minoritaire, quand il fonctionne, est bien la synthèse conjonctive de ces deux contraires, de ce double sentiment d’appartenance au peuple informe et de non-appartenance au peuple enrégimenté, synthèse produisant des passages plutôt que des adhésions, des rencontres plutôt que des organisations, des alliances locales plutôt que des lignages intangibles. Le problème du 21 avril est le suivant : est-ce que finalement ne désirer appartenir qu’au peuple informe et sans voix ne dit pas qu’on ne peut se reconnaître dans le peuple qu’autant qu’il n’existe que face à l’État, au Capital ou plus généralement au Pouvoir constitué et contre eux ? Qu’on ne l’aime qu’aussi loin qu’il se définit par ce qu’il n’est pas ? On voit le danger : sous couvert de fuir dans notre sentiment d’appartenance au peuple minoritaire les pinces des pouvoirs, on ne ferait que fuir depuis le début ce peuple lui-même, puisqu’en lui on ne verrait que son négatif.

Risquons une hypothèse (ce n’est qu’une hypothèse) : on ne saurait prétendre appartenir au peuple qu’en tant qu’on appartient aux appareils universalistes qui le représentent (syndicats et partis nationaux ou transnationaux) et c’est seulement depuis cette appartenance qu’on peut à bon droit énoncer « je ne suis pas des vôtres, tentant ainsi de les ouvrir sur leur dehors (cette fois, justement, le peuple, les peuples, ceux qui réellement ne sont pas des nôtres parce qu’ils ne le peuvent pas - trop pauvres, trop seuls, trop débiles) ; la pensée minoritaire se meurt d’avoir déserté les appareils représentatifs pour s’être réfugiée dans l’associatif, c’est-à-dire l’immédiatement local ou l’immédiatement international mais le toujours spécifique ; elle se meurt d’avoir jeté Hegel et la force de l’institué avec l’eau du bain.

représenter

L’hypothèse précédente présuppose que la politique minoritaire n’en a pas fini avec la question de la représentation, qu’elle a besoin de se maintenir dans une exigence de représentation de tous, et de paroles « au nom de », qu’il n’y aura donc jamais de transversalité spontanée des luttes minoritaires.

C’était pourtant là l’un des acquis les plus apparents des pensées minoritaires. Cesser de parler « au nom de » pour ne plus parler qu’en son nom propre, le seul qui puisse effectivement exprimer la pensée de n’importe qui. En finir avec l’espérance marxiste d’une représentation-ressemblance parce que seul ce qui est mort et majoritaire se ressemble. En finir tout autant avec l’espérance républicaine d’une représentation-délégation de son pouvoir souverain parce que la démocratie ne se définit pas par le pouvoir de choisir ses représentants mais plus négativement et plus modestement par le seul pouvoir de chasser ceux dont on ne veut plus et de faire pression sur ceux en place, quels qu’ils soient.

Ce triple rêve des minoritaristes d’en finir avec toutes les dimensions de la représentation, rêve étrangement rousseauiste malgré qu’ils en aient, est doublement fallacieux. Fallacieux par le fait : on vient de voir que la démocratie n’a même pas permis de se débarrasser de celui dont on ne voulait plus (Chirac), ou alors ne l’a permis (Jospin) qu’au nom d’une politique du pire plus que fortement hantée par l’espoir d’une représentation authentique. Fallacieux surtout par le droit : renoncer à la représentation politique c’est se condamner non seulement à ne plus combattre que dans le pur espace de la représentation publique (médiatique et juridique) - actions spectaculaires, déclarations officielles, batailles de procédures, bref clandestinité bien tapageuse -, mais plus encore à ne plus avoir d’autre interlocuteur que l’État - il y a dans certaines formes de luttes minoritaires un amour des cabinets ministériels et un mépris corollaire du militant ordinaire qui donnent envie de se faire chrétien, ou à défaut de demeurer communiste.

En bref, il nous faut réinventer des paroles au nom de tous, des images de tout le monde. La différence entre politiques majoritaires et politiques minoritaires ne passe pas entre pour ou contre la prétention à représenter mais par la capacité ou non d’inventer (de « fabuler » dirait Deleuze) de nouvelles représentations. C’est facile à dire mais, pour ne prendre qu’un exemple, il est à parier que nous avons manqué un coche avec la question des sans-papiers et creusé malgré nous le fossé entre travailleurs réguliers et travailleurs clandestins. Il aurait fallu à tout prix tenter de lier cette lutte contre la ségrégation aux frontières à la fois avec la lutte contre la ségrégation à l’intérieur (quartiers et régions riches/quartiers et régions pauvres) et avec la lutte contre l’exploitation au travail. Mais pour ce faire, il nous aurait fallu une nouvelle représentation du travailleur universel d’aujourd’hui et une nouvelle prétention à le représenter, c’est-à-dire une de ces institutions universelles (PC, CGT) aujourd’hui désertées.

agencer

Il est donc peut-être temps d’en finir avec ces grands rêves des années 1970 qui opposaient mouvement à organisation : groupes en fusion sartriens en constant effort de détotalisation, groupes-sujets révolutionnaires chez les deleuzo-guattariens, groupes spécifiques sous la menace constante de l’auto-dissolution chez les foucaldiens. Là-dessus, nous n’avons absolument pas à faire notre deuil de mai 1968, mais seulement à reconnaître qu’il ne saurait aujourd’hui se répéter sinon sous la forme d’une farce (en vérité assez dramatique à défaut de tragédie). Le mouvement est aujourd’hui du côté de la réaction : on peut sans risque parier (seconde hypothèse) qu’il y a aujourd’hui plus de vie, plus de solidarité, plus d’inventivité chez les militants du Front National que chez les militants d’extrême-gauche, au Medef que dans la classe ouvrière, dans une CFDT qui se droitise qu’à la CGT. Or, à cela, il n’y a peut-être qu’une explication (troisième hypothèse) : la pensée minoritaire n’est efficiente qu’à tenter d’ouvrir et de décloisonner des communautés fortes, elles est sans mains face à des communautés qui se délitent comme aujourd’hui. Alors, il n’y a plus de salut que dans l’individualisme droitier.

De ce point de vue, la seule chance de retrouver une pensée minoritaire efficace est peut-être d’être encore bien davantage communautariste que nous ne le sommes aujourd’hui. Les critiques à la fois libérales et républicaines du communautarisme au nom du combat contre le Front National sont sur ce point un non-sens. Ce qui jette dans les bras de l’extrême-droite toute une frange des classes populaires, c’est bien la dissolution des communautés ouvrières et des communautés de quartier. Autrement dit, les communautés ethniques ou sexuelles ne sont pas à défendre honteusement, c’est-à-dire à justifier, au nom de la violence extérieure que subissent les individus qui les constituent. Elles sont à ériger en modèle face au délitement de toutes nos communautés traditionnelles (famille, classe, voisinage). Autrement dit encore, on ne peut plus soutenir les petits agencements minoritaires contre les grands dispositifs de pouvoir (agencer, c’est-à-dire mettre ensemble de telle manière que cela fonctionne). Tout agencement, aussi minime soit-il, est majoritaire et c’est très bien ainsi : il tient, de force évidemment, les gens ensemble et les empêche de s’ériger les uns contre les autres -communauté. Autrement dit, on n’agence pas pour fuir prudemment les grandes machineries oppressives, on agence parce qu’on se soucie de constituer les machineries auxquelles on voudra plus tard échapper, qu’on voudra plus tard déglinguer. La communauté n’est pas l’idéal d’une pensée des minorités, elle est au contraire la condition à partir de laquelle des échappements minoritaires peuvent devenir possibles. C’est en ce sens qu’il faut être ultra-communautariste.

Et il n’y a là nulle contradiction avec l’exigence de représentations universelles, puisque l’enjeu est justement de « désethniciser » les communautés ethniques, de « défamilialiser » les communautés familiales, pour inventer un modèle pluraliste de communautés. Pour le dire rapidement et approximativement : ce dont nous manquons aujourd’hui c’est peut-être de la forme de relation que peut constituer un rapport de voisinage. Relisez La Misère du monde : la puissance de focalisation des problèmes de voisinage est constante et stupéfiante. Il nous faut réinventer le voisin (voisin de quartier, voisin de travail, voisin d’idée) comme les chrétiens avaient su réinventer le prochain. Si l’on y parvient, il est sûr que l’on aura et l’agencement communautaire à chaque fois particulier et la représentation universelle, et la relation et sa fuite minoritaire (puisque le prochain, c’est d’abord non pas le connu mais à l’opposé n’importe qui).

savoir

Il s’agit bien de promouvoir un nouveau sens de la communauté si jamais on désespère de réanimer complètement l’ancien. Mais pour ce faire, il faut connaître et faire connaître, sans penser, sans juger : les modèles communautaires sont pluriels, ni bons ni mauvais en soi, l’important c’est qu’ils fonctionnent. Or cela c’est bien ce que ne sait pas faire la pensée minoritaire classique, malgré toutes ses haines proclamées du jugement. Elle n’aime pas le savoir, elle lui préfère la pensée qui fait paraît-il des trous dans le savoir ; elle se veut la critique radicale des savoirs dominants, et préfère à la figure du savant, soit la figure du Maître ignorant à la manière de Rancière, soit la figure du contre-expert à la manière de Foucault ; elle déteste donc l’école normalisatrice et lui oppose les savoirs sauvages ou les savoirs experts. Le problème est que la classe ouvrière est justement morte pour la gauche minoritaire d’avoir perdu et son savoir-faire technique et son espérance de voir ses enfants échapper par l’école à la condition précarisée de leurs parents : elle ne peut plus croire dans la pensée si celle-ci n’a de sens qu’à la délégitimer en tant que savoir acquis et à la refouler en tant que savoir accessible. Il y a bien là une trahison involontaire : sous couvert de le penser, la pensée minoritaire a mué le savoir des minorités (au sens politique) en privilège d’une autre minorité (au sens numérique, c’est-à-dire ici aristocratique), celle des penseurs.

Risquons une quatrième hypothèse. Le drame ici est double. C’est d’une part celui de l’autonomisation croissante et hégémonique de la sphère universitaire - il n’y a plus de pensée que dans le cadre universitaire ou para-universitaire (et on méprisera hardiment les fast-thinkers et tous ceux qui tentent encore de soutenir une parole publique depuis nulle part). Le reste, de la primaire au secondaire, n’est plus qu’un jeu de dupes : il n’existe même plus, sinon pour Luc Ferry et les psycho-pédagogues. C’est d’autre part celui du vaste mensonge de 80 % d’une classe d’âge au bac : non seulement, ça ne marche pas mais même quand ça marche, c’est pour y perdre ses enfants que l’on ne reconnaît plus (quelle honte de ne pas avoir son diplôme quand 80 % l’ont !).

Bref, la gauche majoritaire a brisé l’autonomie de la culture ouvrière en démocratisant l’enseignement, et ce dans le silence de la gauche minoritaire qui en profitait pour se réfugier dans l’Université. Ce qu’il nous faut aujourd’hui c’est retrouver le sens d’une critique radicale de l’école qui parte de l’Université et aille jusqu’au primaire pour proclamer à nouveau : les lieux de la pensée ne sont pas appropriables, ils ne sont pas identifiables à ceux du savoir légitime (et qui l’est et doit l’être). Et tout autant le sens d’une critique radicale de la pensée (inventivité et originalité) au profit de savoirs techniques non-experts, c’est-à-dire transmissibles : savoir un métier vaut mieux que l’école généraliste, constituer sa propre culture autonome vaut mieux que la culture dominante, savoir vaut d’abord mieux que penser.

Dans tous les cas, il n’y a pas à tortiller. Quand c’est la pensée et non la politique qui se veut minoritaire, elle l’est au pire de ses multiples sens : aristocratique, méprisant, et d’une stérilité sans grâce.

nomadiser, devenir

Essayons de conclure pour pouvoir en reparler. Ce n’est pas la politique des minorités qui est aujourd’hui en échec, c’est son application mécanique à une situation qui n’est plus celle de sa genèse : les devenirs minoritaires d’aujourd’hui naissent à droite et non plus à gauche.

Repartons en effet de notre deuxième hypothèse : ce que donnent les ouvriers et les « sans grade » (qui ne sont même pas la majorité de leur nouveau camp, mais peu importe puisqu’eux seuls nous intéressent) en votant à droite ou en militant pour le Front national, ce n’est pas leur rage ou leur haine, mais le meilleur d’eux-mêmes - leur espérance de changement, leur besoin de rencontres, de réinventer un autre monde possible.

Mais on peut remarquer alors que si nous ne sommes plus dans les années 1960-1970, nous sommes peut-être bien plus proches de l’époque où Marx essayait de décrire le devenir de ces « prolétaires sans feu ni lieu, enfermés dans l’Usine close qu’ils ne rêvaient que de quitter, et redoutant pourtant de retourner gonfler les rangs de l’armée industrielle de réserve (les chômeurs). Annexement, ils pouvaient faire la Commune, et aussi bien adorer les Bonaparte ou le général Boulanger. Bref, des nomades, ceux-là mêmes qui ne veulent pas bouger, ceux-là même qu’on oblige à bouger sans cesse, ceux-là même qui détruisent joyeusement les vieux États pourris et égorgent subsidiairement femmes et enfants. Or il s’agit un peu de la même chose aujourd’hui : face à la précarisation, à l’exigence croissante de flexibilité, à l’accélération des délocalisations, les prolétaires du jour ne veulent pas bouger, et bougent et se vengent.

Et après ? Ils deviennent autre chose, et nous avec. Nous devons sauver aujourd’hui une politique cohérente des minorités. C’est-à-dire son coeur même, son universalité intemporelle. On mesure sans doute mieux aujourd’hui combien ne sont supportables la fascination de Deleuze pour les Mongols et les Croisades, et celle de Foucault pour les assassins et les suppliciés que depuis le lieu d’une affirmation ultime de l’appartenance, de la représentation, de la communauté et du savoir. Ces nomades, ces tueurs, si inquiétants, si hideux, si vivants. Nous pouvons seulement aujourd’hui comprendre pleinement combien les nomades, les meutes brutales ne sauraient constituer un idéal et pourquoi c’est très bien ainsi.

Ce qui signifie pour aujourd’hui : reconnaître que chez nos ennemis il y a bien de la vie à tous les étages, celle-là même des minorités qu’ils récupèrent dans leur mouvement, et donc admettre aussi qu’il est possible de les combattre sans vergogne mais avec joie. Car devenir minoritaire, c’est savoir encore apprendre de ceux que l’on n’aime qu’à en souffrir - ne pas rompre, ne jamais rompre, ne jamais rêver d’une bonne révolution définitive qui nous en débarrasserait pour de bon (au profit de quoi ?). Seulement les endiguer, seulement résister à leur si vivant désir de mort et de sécurité.