4/ à l’italienne

bras de fer

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Le 23 mars, deux millions de personnes manifestent à Rome pour défendre l’article 18, symbole du statut des travailleurs. Le 16 avril, une grève générale paralyse le pays. Le 1er juin, le gouvernement parvient à diviser les syndicats à la table des négociations. Paolo Testa, syndicaliste à la FIOM, « l’aile gauche » métallurgique de la CGIL, donne sa lecture d’une bataille à l’issue incertaine.

Recueilli le 6 juin 2002 et traduit par Salvatore Puglia

Article 18 du Statut des travailleurs (aux termes de la loi du 20 mai 1970) : « ... le juge, en rendant un verdict déclarant inefficace le licenciement, au sens de l’article 2 de ladite loi, annule le licenciement imposé hors de juste cause ou de motif justifiable, ou en déclare la nullité conformément à la loi et ordonne à l’employeur [...] la réintégration du travailleur à son poste de travail... »

Une dépêche d’agence (ANSA) du 23 mai 2002 : « Une heure après avoir déclaré à son entreprise son inscription à la SLC-CGIL, une employée reçoit un télégramme de la direction qui l’informe de son licenciement. Il s’agit d’une femme de vingt-sept ans qui travaillait dans une entreprise de Foggia de moins de quinze employés. La femme s’était plainte du non-respect des horaires de travail. »

Engageons, à partir de ces quelques lignes, une courte réflexion sur la tentative du gouvernement italien de modifier l’article 18 du Statut des travailleurs et sur ce que signifie sa défense pour les syndicats. Il y a une nouveauté dans la situation politique italienne : jamais auparavant un gouvernement de la République italienne n’avait fait siens à ce point les objectifs du système industriel. Le gouvernement de Berlusconi colle exactement à l’idéologie du président de la Confindustria [1], D’Amato, telle qu’il la formulait devant une assemblée d’industriels en mai 2001 : 1/ L’entreprise est le fondement du progrès matériel et moral de la société ; par conséquent tout ce qui est bon pour l’entreprise
est bon pour la société tout entière ; 2/ Pour atteindre ces objectifs, il faut de grandes réformes structurelles, telles que le projet de réforme du droit du travail, avec en son coeur l’abolition de l’article 18 du Statut des travailleurs ; 3/Toutes les forces politiques et sociales qui ne collaborent pas à ce but ne comprennent pas qu’il s’agit d’une nécessité du système économique actuel, que c’est l’une des facettes de la mondialisation ; les syndicats, surtout, ne veulent pas le comprendre ; 4/ Le retard dans la réalisation de cette « Italie que nous voulons » est dû à la rigidité du travail.

Face aux protestations, le gouvernement et la Confindustria ont cherché à minimiser la portée de la guerre qu’ils ont déclarée au Statut des travailleurs. Ils assurent que leur seul objectif est d’augmenter de quelques points la proportion des travailleurs - actuellement moins de 15% - qui ne sont pas protégés par le Statut. Une telle modification permettrait, d’après eux, de rendre les entreprises plus compétitives et de permettre de nouvelles embauches. Ce ne serait donc que cela, l’obstacle à franchir ? Là se trouverait le centre du problème L’argument ne convainc pas.

Quel est le véritable enjeu de cette réforme Aujourd’hui, 45% des travailleurs sont employés dans une entreprise qui compte entre un et dix salariés, ce qui veut dire que plus de trois millions de postes de travail ne sont pas couverts par les contrats traditionnels et les garanties de l’article 18. Environ 30% des contrats de travail débutés l’année dernière ont duré moins d’un mois, 50% moins d’un an, signe d’une flexibilité croissante du travail. Ajoutons que la diversification de maintes entreprises, notamment celle des industries manufacturières cherchant à se lancer dans le domaine des services, a signifié et signifie que les travailleurs occupés dans la production sont de moins en moins nombreux.

Les déboires de Fiat-automobile en sont un exemple notable. La plupart des voitures Fiat ne sont plus produites par des ouvriers Fiat. D’une part, la production s’est largement délocalisée, et en Italie même, elle est confiée à des entreprises sous-traitantes. D’autre part, le groupe Fiat s’est reconverti dans les services, où les profits sont trois à quatre fois supérieurs à ceux issus de la production de voitures. Ces stratégies financières expliquent en partie les graves difficultés actuelles du géant italien de l’automobile. Cela va évidemment entraîner un plan de redressement, avec recours à la mobilité durable, telle que les pré-retraites et les « casse integrazione » [2]. Dans les deux prochaines années, dix mille emplois disparaîtront avec des effets dévastateurs pour les entreprises sous-traitantes.

Dans ce contexte, on comprend aisément que le réel objectif du gouvernement et des patrons n’est pas de déplacer le seuil fatidique des 15%, déjà largement ébréché. Leur objectif est de l’abattre, et cela au bénéfice notamment des moyennes et des grandes entreprises. Le gouvernement et la Confindustria veulent restaurer la compétitivité des industries, mais ne conçoivent pas cette compétition en termes d’innovation et de qualité ; ils ne pensent qu’en termes de flexibilité du travail et de compression des droits. Dans le même ordre de raisonnement, la baisse des coûts de production doit être atteinte par la baisse du coût du travail et des impôts, et non pas par l’innovation dans la technologie ou dans les produits.

Supprimer de notre système juridique le contrôle des licenciements injustifiés établi par l’article 18 consiste en fait à détruire la capacité des syndicats à défendre les garanties contractuelles des travailleurs ; à accroître, en somme, la surveillance des prestations des travailleurs, en réduisant les relations et les confrontations sociales à des formalités. Les délégués syndicaux, dans les années 1970, jouaient un rôle fondamental dans le contrôle de leur prestation par les travailleurs, ils s’étaient même constitués pour cela. Actuellement toutes les nouvelles formes de travail (temps partiel, atypiques [3], intérimaires) sont presque entièrement dépourvues de normes ou de garanties contractuelles. Sur ce point, il est vrai, la CGIL même et le précédent gouvernement de centre-gauche portent une grande responsabilité. Le syndicat se doit de faire siennes les questions de la représentation, des conditions de travail, en consolidant la règle de négociation au niveau national, seule manière de défendre réellement le salaire des travailleurs.

Aujourd’hui, on veut abattre tous les droit existants, sous prétexte d’en écrire des nouveaux, mais très, très lentement... « Le droit des pères doit être celui des fils » n’est pas seulement un mot d’ordre très habile de la manifestation nationale de la CGIL du 23 mars dernier, à l’heure où le gouvernement cherchait à opposer les générations. C’est aussi l’expression d’un sentiment parfaitement naturel : celui de vouloir décider de ses droits, de les défendre et de les transmettre, dans un contexte où les conditions du travail deviennent, de manière générale, plus dures.

On ne peut pas avoir une vision partielle et réductrice de la mondialisation, qui réduit la main-d’oeuvre et les êtres humains à une question de profit, de libre circulation des marchandises et des capitaux spéculatifs et financiers. Ce qui nous sépare de l’idéologie du gouvernement italien actuel, c’est que, pour nous, le progrès social et civil n’est pas un sous-produit du développement économique, mais un objectif poursuivi avec conscience.

Notes

[1Le MEDEF italien.

[2La CIG (Cassa Integrazione Guadagni) constitue un dispositif fondamental du welfare en Italie, différent de celui des indemnités de chômage en France. Le régime de CIG ordinaire peut être apparenté, mais seulement en partie, au chômage technique. La CIG extraordinaire, en revanche, prévoit, sur des périodes de plusieurs années (et même à vie), la prise en charge totale par l’État des employés en « cassa integrazione ». Ceux-ci restent salariés de l’entreprise, mais sans emploi, et sont rémunérés à hauteur de 80% de leur dernier salaire par l’État. Toutes les entreprises ne peuvent pas bénéficier du recours à la CIG dans les phases de restructuration, ce qui implique que toutes les personnes ayant perdu leur emploi à la suite de leurs licenciements ne pourront bénéficier d’un revenu compensatoire.

[3Contrats qui ne font pas référence à une convention collective.