Vacarme 12 / arsenal

et, vainement ! visite domiciliaire CAF

par

« Putain les mecs quel paysage : [...], on dirait la banlieue au Moyen-âge, avec, en plus, un cimetière de tanks de la division des lendemains qui chantent. »
Romania 94, La Souris Déglinguée

Paris, XXIème arrondissement, 9h02. Comme le prévoit la loi, Martine Brio, agent de la CAF, est autorisée à s’introduire au sein de leur chez soi par des occupants désoccupés. L’inquisition sociale avancée arrive chez vous ou moi, un jour ou l’autre. Visite domiciliaire ? Arrêt de rigueur ! Dès 83, bien avant Blair. L’espérance ? Soleil révolu, Macdomination formatée ? Nous voilà en plein social-lumpen, chez des assistés, des Allos-qu’à-taire, salauds/cataires, chienlit ! Les soirs où il politise le peuple des comptoirs depuis son siège, lorsqu’il s’échauffe à dénoncer qui soutient et profite de la société d’assistance, Charles Marxtell, malgré son stage d’apprenti chez les ciments Lambert, vomit lui aussi ces parasites. Mais ces ingurgiteurs de liquide qui activent le moulin à sornettes de l’économie, peut-on vraiment leur faire crédit ?

Retour à l’appartement : prêt à tisser du lien social là où on lui dit de faire, Raoul, inemployé et engourdi par l’inactivité, ouvre la porte à l’Agendlacaf. Pour elle, débute une banale journée que de multiples escalades pédestres vers des logements aux fauchés aériens vont rythmer. Brio est ainsi occupée par un job garanti pénible. Avec authentique droit à la retraite pour les survivants. Une journée plus sportive que celles consacrées aux recherches auprès du voisinage, des organismes économiques, sociaux et fiscaux, le Léviathan étatique n’a pas pris l’avantage isolément mais avec l’appui du banquier, mieux documenté qu’aucun patron !

Ces demandeurs de salaire à la sébile tendue, ces mains brandies vers nos guichets, cette triste culture de la dépendance, cette figure de l’ayant-droit, faut les recycler. Sont-ils artistes ? Beaucoup le prétendent pour fuir l’usine du précariat. Et s’ils avaient un marteau ou un coquetèle molotov ? Et ces domiens et tomiens nègres qui nomment le RMI « argent gratuit »... On est jamais assez prudent avec l’argent public ! Qui se fait rare.

Ces visites domiciliaires, pas policières, pas insurrectionnelles non plus, mais administratives et sociales ; dans un pays champion mondial de la mise des pauvres sous tutelle, leur nombre augmente continûment. Jusqu’au vertige. Du bracelet électronique, sans courant alternatif et sans bracelet ! C’est l’éternel point de vue paulinien, « qui ne travaille pas ne mange pas ! », et, pour la version « marxiste », c’est plus grave encore : qui ne travaille pas ne transforme rien, est incapable politiquement. Un inutile au monde, un surnuméraire, disent aujourd’hui les sociolâtres. La dignité te quitte lorsque tu perds ton rapport au capital, c’est-à-dire ton emploi. Sans emploi fixe, tu es un gueux invisible. Sauf accident ou « miracle », comme dit Pourdieu, tu n’es plus rien, plutôt que quelque chose !

L’espérance devenue vache folle. D’abord elle a perdu ses usines, la banlieue rouge. Puis, finalement, son mur de la honte est tombé. Avec quelques lamentations refoulées aux frontières du dicible. Ne reste que de l’exotique intégré, du rêve hackick ou ex-tas. Les jeunes se droguent, l’État se renforce, as usual. Pour les plus murs ou déjà vieux, la neuro-tv coud les bleus mentaux ; bibines et prozac très concertés pour tous et à tout âge. Et, pour d’autres, la communauté fantasmée, Sud-Am ou chiapatique, intifada imaginaire ou rêve recroquevillé, potager du privé à cultiver. Une douleur quoi. Du rêve aveugle, sans théorie, jonglant avec des artefacts constroy ailleurs. Et, surtout, le dégoût, la honte, bloc d’amiante fiché en chaque souffle, moteur auxiliaire individué, esprits mauvais des conquistadors en butte aux captures, disponibles au trou noir.

Qui est cette femme ? Justifiez de vos ressources, des siennes ! Sont-elles contrôlables ? Voulez-vous conserver le RMI ? Elle tutoierait presque. 68 forever, en pleine contre-révolution pluri-décénnale ! C’est son taff, être proche du client. Elle s’efforce, porte écharpe garantie éthique sans travail des enfants et aide une asso qui vend du fast food au poulet dans sa périphérie néo-musulmane.

Bonjour, dit Raoul, cette femme partageait, exceptionnellement, avec moi le petit déjeuner et va partir. Alors, comme ça vous utilisez des méthodes de Gestapo humanisée ?

On est pas un pays totalitaire... Au lieu de me parler en ironie, prêtez-moi donc une chaise. Vous devriez réfléchir aux conséquences de vos actes. Je ne vais pas me battre avec vous. Je dois procéder aux vérifications. Les aides, c’est pire ailleurs. Je suis bien placée pour le savoir.

Le téléphone sonne. Le contrôlé répond qu’un contrôleur caf le cuisine...

Cessez ! Donnez votre carte d’identité, attestation de sécurité sociale et parlez-moi de vos activités.

Comme chômeur, mes activités c’est la défense des droits sociaux. La charte déontologique des agents contrôleurs de la caf précise que vous ne devez pas attenter à la vie privée des allocataires. Alors ne vous occupez pas de mon insertion. Si c’était votre rôle, vous auriez commencé par demander ce dont j’ai besoin. Je n’espère rien de cette entrevue, si ce n’est vous rappeler quelques données relatives à l’emploi par lequel vous êtes occupée.

Les CAF ne sont pas capables d’accueillir les demandeurs. Des centaines de milliers attendent le traitement de leur dossier, pour des prestations de survie. Votre administration préfère financer les contrôles. Des vigiles à vous exigent des pièces d’identité à l’entrée. C’est parfaitement illégal. Ça dissuade de venir chercher les allocations.

Votre organisme est présidé par une intégriste qui subventionne allègrement les associations familialistes et méprise le vulgaire célibataire, l’isolée, la caillera.

Nous, c’est-à-dire vous, on nous a d’abord enfermés derrière les murs de l’usine. Et maintenant nous devenons des produits, vivants et traçables. Pour les plus doués de vos services, vous avez à documenter nos parcours, jusqu’à l’état d’âme. Les déclarations, attestations, démarches sont là pour rappeler que tout salaire mérite une peine, pour évaluer ce que vous soustrairez aux miettes dont nous disposons. Le RMI, c’est un montant théorique. Il peuple plus densément les propos médiatiques que nos placards et frigidaires. Vos programmes informatiques le réduisent toujours d’un forfait-logement. Les « parents isolés », comme vous dites pour ne plus parler de filles-mères, ont elles aussi à souffrir de ces retranchements. Vous en avez pas marre d’incarner le manque ?

De votre curiosité de commande au cynisme sans bornes de plumitifs plus ou moins bien entretenus à inculquer l’ignorance, de multiples acteurs, coordonnés par professions, s’activent à entretenir une machine d’anti-production. Soyons optimistes, on nous le demande : si vous vous contentiez de nous protéger du luxe et de l’insouciance nous serions peut-être libres, préservés de la pénombre mentale que vos services distillent par tous leurs pseudopodes.

Où ai-je la tête, je n’ai pas encore bu mon café ce matin. Je continue à dormir en ânonnant. Au moins ne serais-je pas tenté par un steak de contrôleur ! On m’a raconté une histoire de ce genre. La dissuasion du faible au fort, c’est erratique...

Nous continuons à être tenus à l’écart des richesses produites par tous. Constatez qu’il est ici question d’argent, mais pas seulement. Nous en sommes venus à vivre dans la crainte. Ce que nous acceptons pour survivre, les joies mêmes qui mettent votre ennui à distance, nos bricolages et inventions finissent-ils inéluctablement capturés par une raison qui n’est pas la nôtre ?

Répondez à mes questions ! Fournissez les pièces ! D’abord êtes-vous inscrit à l’ANPE ou préférez-vous aider les ministères à raffiner leur bonneteau comptable, à falsifier ? Vous avez signé un contrat ? Répondez-moi donc, plutôt que de m’usager !

J’ai été radié. Puisqu’il faut préciser, je cherche un emploi correctement rémunéré, correspondant à mes compétences et surtout utile. J’ai pour penchant d’aimer l’utilité malgré ce qui a pu être fait d’hostile à la beauté en son nom jusqu’à aujourd’hui.

Jamais eu tant de mal. Rien à voir avec ce qui vous est demandé. Pour qui vous prenez-vous ? Vous avez des devoirs, pas seulement des droits !

Oh et zut ! Je vais répondre. Nous sommes 36 contrôleurs sur Paris. Nous vérifions aussi la scolarité, les domiciles. Vous avez la haine et je n’y peux rien. Sachez que nous ne sommes pas payés aux indus récupérés. La notation tient simplement compte de nos performances. Il m’arrive de réévaluer des droits à la hausse et c’est aussi le cas parmi mes collègues. Je travaille là depuis 17 ans. Avant le RMI je faisais l’accueil. Sortir, c’était une promotion. J’en avais marre des néons et du lino. Depuis, j’ai déchanté. Mais dites pas n’importe quoi : des radiations, y en a pratiquement pas. Vos Déclarations Trimestrielles de Ressources sont traitées en priorité. Le paiement prend 8 jours lorsqu’un dossier est bouclé. Avec 360 000 allocataires sur Paris, client ou pas, ce serait dur de vous traiter en classe affaires.

À propos ! J’ai un chauffe-eau en panne. Ce sera au moins mille francs. Je fais quoi ? Et combien de temps je vais attendre mon abonnement téléphonique à tarif social ? Votre gouvernement a inscrit cette mesure dans la « loi contre les exclusions », il y a longtemps. Le budget est disponible, mais lui reste dans les caisses de l’État tandis que je suis contraint de vous recevoir à domicile. Les allocataires concernés continuant à être réduits à l’isolement par des coupures, vous pourrez toujours les distraire avec l’insertion par l’emploi.

Que voulez-vous que je fasse ? Chez nous on ne voit même pas toutes les prestations sur l’écran et on nous met tout sur le dos ! Vous voulez que je démissionne ? J’ai des mois de retard de remboursements à la sécu mais ça, tout le monde s’en fout !

Quand nous serons au conseil d’administration des organismes, un texte fixera les délais de paiement applicables aux institutions et les jours de retard feront l’objet de pénalités. Voyez qu’on pense à vous. Maintenant, vous m’excuserez, mais j’ai mal commencé la journée. Je devais distribuer des tracts à la CAF. Je vous mets à la porte et quitte la quiétude un instant troublée de mon domicile pour rejoindre les autres. Vous m’avez assez attardé pour aujourd’hui.

Songeuse et fatiguée, Martine Brio rédigera son rapport demain. La honte reste, la porte. En force ! Le projet caressé revient comme un fruit mûr. Depuis le temps qu’elle en rêvait : laisser les mômes, maintenant qu’ils sont grands ; oublier l’empire du K par K, Kafka puissance haine et les remugles d’inquisition. D’ailleurs elle a un avantage objectif, de ceux qui ne s’usent que lorsqu’on s’en sert pas, un droit social : le congé maladie longue durée avec sorties à horaires libres. Enfin