Il fut un temps où les joueurs de blues du Mississipi trouvaient leur génie aux carrefours. Il fallait prendre sa guitare et aller jouer à la croisée des routes, un peu avant minuit ; bientôt un grand homme noir vous empruntait l’instrument, l’accordait et vous jouait des airs. « C’est comme ça que j’ai appris toute ma musique », avoue Tommy Johnson, de Crystal Spring. Pour le grand Robert Johnson, assassiné à vingt-six ans une nuit d’août 1938, la rencontre du carrefour prit des allures de pacte démoniaque, voilà ce que l’on raconte. Mais que dit sa chanson Crossroads ? « Je suis allé au carrefour / Je suis tombé à genoux... Oh, j’ai essayé de m’échapper... Personne ne m’a vu / Tout le monde me croise... Immobile au carrefour / Le soleil se lève et s’en va... Je crois en mon âme maintenant... J’ai regardé à l’est et à l’ouest... J’ai essayé de m’échapper... Personne ne me voit / Tout le monde me croise. » L’intersection des routes est un lieu de hasard, et s’y rencontre, bonne ou mauvaise, la Fortune. Un temps sur un pilier y veillait Hermès au triple ou quadruple visage, un œil dans chaque direction, le même Psychopompe qui guidait les vivants sur les routes et les morts en Enfer. Puis des croix, des calvaires et des oratoires, avant les ronds-points qui transforment la halte en giration insensée, ne laissent plus les voyageurs hésiter.

Au carrefour on s’égare ou on trouve son chemin - dans l’instant indécis les démons se précipitent pour nous illusionner, dans le pas suspendu les revenants ont le temps de revenir. Les morts funestes nous tirent par la manche vers la mauvaise route, où l’on n’en finira jamais de tourner en rond avec eux. Las de l’errance sur les grands chemins, les fantômes fatigués se reposent aux abords des forêts et aux rives des cours d’eau, mais se fixent de préférence au croisement des routes : lieux pollués par l’excessive fréquentation des hommes, dit Guillaume d’Auvergne au XIIIème siècle, où l’on enterre les excommuniés, les suicidés et les assassins, où les sorcières se régénèrent dans le sabbat, les démons allument la nuit des lanternes - lumières qui nous attirent dans de fausses directions. Lieu de passage, le carrefour devient lieu de mélange, de corruption, on s’y contamine et on s’y dissémine.

Configuration qui enchante (léger vertige du panorama circulaire), configuration maudite (comme R.Johnson, vous êtes cloué sur place), c’est peut-être dans ce flottement que les morts nous reviennent aux carrefours. Arrêté dans la foule des visages qui passent, que l’on reconnaît, que l’on ne reconnaît pas, qui ne nous voient pas - et si d’aventure on croise le spectre d’un ami. Comme le dirait le petit Cole du film de M.Nuit, les morts marchent comme des gens normaux, ils ne se voient pas les uns les autres, ils ignorent qu’ils sont morts. Il est sans doute un instant au non-lieu du carrefour où leur monde et le nôtre ne sont qu’un.