Vacarme 12 / arsenal

nouveau salariat, nouvel État Quelques notes sur une grève

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Grève de trois semaines des salariés de France Terre d’Asile : arc-boutés contre le « harcèlement moral » du directeur, lâchés par les syndicats, ils n’obtiennent rien, ou presque rien. Mais une pétition en circulation actuellement pose le problème à sa vraie place : qu’est-ce qu’être un salarié d’une association du para-public ? Et accessoirement : qu’est-ce qu’être dans une association travaillant sur l’asile (ou plus généralement avec les étrangers) sous un gouvernement de gauche ?

1. Travail immatériel et Action

L’unique revendication clairement formulée par les salariés de FTDA, la démission du directeur accusé de ce qu’ils appelaient « harcèlement », doit se comprendre à la fois comme un reproche de forme (le directeur n’utilisait pas de techniques de management suffisamment élaborées) et comme l’exigence de voir reconnu « l’engagement » des salariés dans leur association. Ils ne se seraient pas permis, sinon, de critiquer les orientations de leur boîte, pour « dégradation des relations inter-associatives », critique qui est malheureusement toujours apparue comme une revendication subordonnée à la première.

Pour avoir privilégié obstinément la première approche, en tenant le directeur pour seul responsable des conflits avec les autres associations, alors qu’il fut constamment soutenu par le Conseil d’Administration (ultime instance décisionnaire) qui l’avait nommé, les grévistes de FTDA se sont tout simplement interdits de rendre réel (c’est-à-dire militant, nous y reviendrons) cet « engagement ».

Le travail du salarié-militant est essentiellement intellectuel : agissant principalement par l’écrit et la parole, ce dernier ne produit pas d’objets et n’est au surplus efficace qu’à condition d’être convaincu du bien fondé de ses efforts. Cette conviction n’est jamais à l’origine proprement politique mais naît d’un besoin d’agir (chez les militants) éventuellement provoqué par la solidarité spontanée avec un « client » (chez les travailleurs sociaux en général). Pendant son temps de travail salarié, il réalise donc les facultés de langage développées, ou en tout cas entretenues, en dehors de ce temps (exemple pour FTDA : rédiger un recours ou une demande d’asile après avoir, par un dialogue bien mené, recueilli le récit du demandeur).

Cet aspect immatériel du travail est vrai dans une large partie du secteur tertiaire qui a développé un ensemble de méthodes pour récupérer des facultés qu’il considère comme individuelles bien qu’elles ne puissent être développées que collectivement (ou plutôt : socialement) : « culture d’entreprise », « cercles de qualité », etc., toutes ces méthodes s’apparentent à « engagement ». La prépondérance des facultés de langage montre que le Travail a intégré les caractéristiques de l’Action au point de la faire apparaître comme superflue. C’est le piège de « l’engagement ».

L’unique différence entre la banale entreprise de service et l’association au sein de laquelle les salariés ne font pas que prétendre avoir une action politique est précisément que ceux-ci ont fait reconnaître leurs facultés comme constitutives de leur force de travail. À cette condition seulement, « l’engagement » cesse d’être un outil d’exploitation pour devenir politique.

Au contraire, les salariés de FTDA, pourtant habitués à extirper des récits de leurs « clients » pour les reconstruire dans un but et selon des contraintes précis, se sont révélés incapables d’élaborer en sept semaines une véritable revendication à partir de leurs « vécus personnels » qui restèrent par conséquent en-deçà du seuil de l’expérience, ce qui parachève leur échec (c’est-à-dire qu’ils n’ont abouti à rien, même si l’on part du principe que, si une lutte échoue pour des raisons conjoncturelles - on ne gagne pas toutes les batailles - ce temps n’est pas perdu, s’il nous appartient, s’il fut un temps de conquête d’un espace de liberté commune).

2. Diffusion du contrôle social

Ce que certains appellent le passage du Welfare au Workfare traduit en particulier la nécessité d’un contrôle adapté à la nouvelle masse de salariés précaires, pas seulement pour empêcher leur « révolte », mais avant tout pour les mettre au travail. Cet encadrement qui ne consiste pas principalement en l’usage de la matraque et ne peut plus s’effectuer directement dans les lieux classiques (usine), mais doit au contraire se diffuser largement pour être efficace, relève évidemment du travail immatériel : c’est la sphère « para-publique » (qu’on devrait appeler : anti-publique).

Les nouveaux acteurs de ce contrôle doivent de préférence être persuadés d’oeuvrer pour le bien commun : on retrouve « l’engagement ». Il est révélateur que l’accélération du développement de ce nouvel État se fasse en Europe sous des gouvernements dont les références aux « valeurs de gauche » sont très opératoires pour susciter l’adhésion, en particulier dans le milieu associatif.

L’annexion administrative qui se traduit pour les salariés-militants par la dépossession de leurs facultés menace toutes les associations (et a déjà eu lieu pour certaines d’entre elles) du fait principalement de leur fragilité économique, mais la solution n’est pas le refus catégorique de toute subvention étatique ou d’entreprise, on l’aura compris.

Remarque : il devrait être évident à ce stade que le « Comité de Vigilance des Salariés d’Associations », né peu avant la fin de la grève, se tromperait de combat s’il reproduisait l’aveuglement des salariés de FTDA. Ses membres s’interdiraient, à l’instar de leurs petits camarades « harcelés », de comprendre les raisons de leur solidarité spontanée et de lui donner un débouché, se contraignant donc à reproduire le même échec lors les conflits qui s’annoncent dans d’autres associations (plusieurs de leurs salariés rapportant des faits similaires à ceux de FTDA). Échec dont les salarié de FTDA reconnaissent implicitement toute l’ampleur en envisageant, pour beaucoup d’entre eux, de démissionner alors que la transformation, désormais acquise, de FTDA en entreprise ne modifie en rien, au contraire, la problématique de « l’engagement ». C’est l’air connu de la résignation finale qu’on chantait sur la grève durant la marée noire des années 80.

3. Numéro(s) six

Au-delà du problème des associations, négliger la place centrale des facultés générales dont nous avons parlé interdit de formuler une critique pertinente des conditions de travail actuelles. Ce fut l’erreur des syndicats « représentatifs » qui ne s’en sont pas remis et se sont condamnés à des revendications sans portée (car elles supposent que le travail est toujours lié à l’emploi, ce qui a cessé d’être vrai même sous l’angle de la production « matérielle », dont l’analyse fut développée à Londres par un rat de bibliothèque qui en avait sûrement compris plus que ses doctrinaires - qu’ils le lisent !) quand ils n’oeuvrent pas ouvertement au nouveau contrôle
social.

Échapper à la sphère anti-publique, ce n’est pas ignorer les conquêtes du capital, comme ces artistes à l’individualité exacerbée au point d’en devenir grotesque, ni s’en accommoder, comme les salariés de FTDA. Ignorer ou s’accommoder, les termes sont d’ailleurs interchangeables.

Le guerrier construit sa fuite : désertons.

Soyons les rats.

Pierre Dumont est salarié de l’ANAFÉ, Association Nationale d’Aide aux Frontières aux Etrangers