Vacarme 22 / Chroniques

Grand-père - gâteau

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Grand-père est rentré de la guerre et a construit la maison. En bois, pas très grande, dans la banlieue de Kalinine, qui n’était déjà plus la ville et pas encore la campagne — ou le contraire. Entre Leningrad et Moscou, le chemin de fer et l’aérodrome. Après la voie ferrée — « 4, rue après la voie, c’était l’adresse — mais avant la Volga, parce que tout ce qui se trouvait sur la rive opposée se nommait « après la Volga. Ce n’était ni près ni loin de l’eau, des trains et des avions, à une certaine distance. La nuit, le bruit affluait et refluait distinctement, la maison répondait. Elle était rongée par les vers, on pouvait voir leurs galeries noires là où le bois était à nu et sur le pourtour blanc des fenêtres. Au lieu d’être blanchie à la chaux, elle était tapissée de couches de papier multiples, on donnait un coup d’ongle sur le mur — ça résonnait. Le papier, par endroits, avait durci, éclaté comme s’il avait été exposé au feu, et s’était détaché des murs, de lourdes portières frangées de pampilles tenaient lieu de portes, décor ou maisonnette à coulisses, orient, théâtre. L’hiver, à cause du froid, on fermait les volets, et l’été, chaque angle supérieur de fenêtre était occupé par une araignée, elles tressaient des rets et se détachaient brusquement sur le plafond blanc à la faveur d’un rayon de lune ou des phares des autos. Les ombres se promenaient. En haut, il y avait le grenier, où quelqu’un marchait lourdement. En bas, la cave, on ouvrait une trappe carrée sous le paillasson, elle exhalait une odeur d’humidité et de décomposition, il aurait été effrayant d’y descendre — et ce n’est jamais arrivé. C’est là que les champignons prenaient leur bain de sel. Le portail était solide, la palissade, haute, l’anneau de cuivre du portillon du jardin, chauffé à blanc par le soleil. Au début, il y avait un poêle, tisonnier — pincettes — soufflet — porte à targette, peur de l’asphyxie, vint alors le chauffage à vapeur, des tuyaux noirs ceignaient le bas des murs.

Vers la mort du propriétaire, alors que grand-père perdait ses forces — la maison elle-même tenait à peine debout — des rats s’étaient installés en haut et en bas, le bois pourrissait et s’émiettait, les ivrognes et les rôdeurs des alentours, qui autrefois tremblaient devant lui, s’activaient. La demeure d’un sorcier doit se désagréger quand son maître disparaît. C’est ce qu’il advint. Les héritiers vendirent la maison, et les nouveaux propriétaires commencèrent à la démolir pour nettoyer l’endroit. Mais essayez donc de nettoyer un endroit pareil.

lyrique

Deux petits vers, parfois grand-père les marmonnait sans raison, à propos ou simplement comme ça. Ils parlaient d’un noyé — Papa, papa, nos filets ont ramené un mort — tandis que l’effroyable fin édifiante disparaissait à jamais. Et des vers de Koltsov, le poète paysan, ou de Nikitine. Quand les enfants pressent le grand-père de questions, le bon vieillard bourru leur répond — vous aurez tout, l’écureuil et le sifflet. Dans la bouche de grand-père, ces propos avaient une intonation extrêmement ironique, pour ne pas dire sinistre, à vous glacer le sang. Attendez un peu, il va vous en cuire, ce ne sera pas l’écureuil et le sifflet, mais les verges et la botte espagnole.

Il chantait aussi deux chansons militaires : l’une parlait d’une mitrailleuse et de son mitrailleur, de leur vie insouciante, en symbiose avec les fusillades, et l’autre, spéciale, disait — il est un peu tôt pour mourir, il nous reste encore du travail à la maison. C’était la chanson des chauffeurs de l’armée.

la guerre

Il avait été soldat, chauffeur de l’armée, vainqueur, puis un homme qui avait son opinion, maître de sa vie en marge d’une société qui chantait des chansons sur lui : l’homme arpente sa patrie en maître, qui veut peut, la fraîcheur dans les cous s’immisce. Il avait fait la guerre et, naturellement, son pays avait gagné, il était allé jusqu’à Berlin. Soudain, on retrouve les photographies : un beau jeune homme en uniforme, aux cheveux ondulés encore noirs (héritage tsigane) coiffés en arrière, il tient négligemment une cigarette qu’il vient d’allumer, sourit avec assurance devant sa voiture, sur le bas- côté de la route, ou au milieu d’une luxuriante et inexplicable végétation subtropicale — avait-on pris d’assaut une orangerie allemande ? — en compagnie d’amis aussi élégants et satisfaits de leur vie dangereuse que lui. Grand-père était indifférent au patriotisme guerrier qui fleurissait à la ronde, il ne racontait pas d’histoires de batailles au coin du feu et ne se souvenait jamais de rien. Il ne possédait que ces deux chansons et l’assurance de la victoire. Il sifflotait en marchant et en travaillant. Chauffeur et soldat, beau garçon ténébreux, Russe entre les Russes, parce que le sang tsigane ne se dilue pas avec le sang russe mais le fait bouillonner, Ivan Volkov les vainquit tous et s’envola en sifflotant vers son enfer.

les champignons

Grand-père était un grand ramasseur de champignons, il connaissait les endroits, les mots, savait à qui demander, ou bien ceux-ci venaient d’eux-mêmes à lui. À propos des bois ou des marais des environs où ils poussaient, on racontait toutes sortes d’histoires, par exemple :

Un passant suit un sentier qui traverse le marécage, quand soudain, le voilà pris d’un sentiment de malaise et de peur. Il sent un regard dans son dos. Il se retourne et que voit-il ? Une tête. Un homme, qui comme lui suivait le sentier, a trébuché et s’enlise, il est perdu, s’enfonce à vue d’oeil, muet d’effroi, réduit à regarder désespérément une dernière vie du fond de la mort putride qui l’aspire en clapotant. Et il disparaît dans la vase sous les yeux de l’autre.

Un jour, grand-père m’a emmenée avec lui au seuil des endroits secrets pour me distraire. Là-bas, la terre est molle, élastique sous le pied, il y a des collines vertes et arrondies et beaucoup de lézards.

Il faisait ses préparatifs la nuit, se levait vers trois heures au réveil, buvait son thé et partait dans l’obscurité, seul sur sa mobylette. Le matin était là, le jour touchait déjà à sa fin, grand-mère allait de temps en temps au portail et regardait la rue qui poudroyait et verdoyait, attendant comme une femme de soldat. Plus il rentrait tard, plus le butin était important, il entrait dans la cour avec sa petite fille sur la selle. Les énormes paniers attachés sentaient les bois et l’essence, les champignons, sur le dessus, se cachaient sous des brassées d’airelles, de baies, et de fleurs des bois et des bords de rivière, des petites fleurs bleues, myosotis et campanules, ou d’une espèce similaire. Les champignons semblaient sortir d’une illustration, il y en avait de toutes sortes et de toutes formes, cèpes, russules, bolets, pleurotes, coulemelles, girolles, armillaires, lactaires à part, amanites tue-mouches pour la beauté. Il fallait les trier avec circonspection car parmi ces exemplaires parfaits qui semblaient tirés d’un manuel, on découvrait soudain des insectes plissés et myriapodes, des habitants des marais.

Grand-père salait les champignons lui-même, il les changeait sept fois d’eau, pierres et tonneau, les maintenait en captivité dans l’obscurité, sous un poids.

les lapins

Il cousait aussi des chapkas, pour de l’argent ou pour le plaisir, un plaisir certain, et sans effort, tout en chantonnant ses chansons. La maison regorgeait de peaux de lapins de toutes les couleurs, à l’enfant, il faisait don pour l’amuser des queues et de l’argent, tant d’argent pour l’enfant que cela ne représentait rien, une substance qui gonflait son porte-monnaie enfantin. Les lapins quant à eux vivaient dans des cages derrière la maison, mangeaient et dormaient, oisifs, protoplasmes aux yeux rouges. Grand-père fauchait de l’herbe pour eux, les emmenait en promenade dans un petit panier. Il ne les tuait pas, de même qu’il n’accomplissait jamais aucune besogne salissante. Il existait pour cela un homme particulier qui ne faisait pas partie de la maison, un vague ami, la seule connaissance de grand-père, à qui il rendait parfois des sortes de visites — le tueur de lapins, celui qui les dépouillait, et qui jamais ne fut autorisé à franchir le seuil de la maison.

grand-mère

Vassilissa Dimitrievna. Ils venaient du même village sur la Volga, ensemble, dans leur jeunesse, ils l’avaient quitté pour toujours. Un jour, au cours de cette incursion au seuil de l’enfer paradisiaque des champignons, il m’avait montré le village, avec la ferme conviction de sa propre supériorité, une bienveillance d’étranger. Là-bas, comme il se doit, tout était à mourir : les vastes espaces et le lourd troupeau de vaches, le poêle russe et la couverture en chiffons, les vieilles et leurs gâteaux, les hommes qui buvaient jusqu’à leur chemise, le lait gras et tiède dans le pot en terre, affreux à boire.

Grand-mère et lui formaient un couple, ils s’étaient déchirés toute leur vie, les deux faisant la paire. Grand-mère, nébuleuse et double, tantôt douce, tantôt sombre et obstinée, impossible. Elle tenait plus de la jeune fille que de la vieille qui prépare des gâteaux (elle n’en faisait jamais). Une photographie d’avant-guerre nous montre une demoiselle énigmatique aux courts cheveux bouclés, pas jolie mais charmante. Est-ce ainsi qu’étaient les ouvrières de la campagne ? Le diable noir de grand-père vivait en elle, il sortait parfois au grand jour, occultant la lumière. Alors elle se querellait âprement avec grand-père, se vexait sans raison, partait dans la pièce voisine et ne répondait pas quand on l’appelait. Elle restait assise et jurait à mi-voix, peu mais de façon bien sentie. Elle semait des pavots dans le jardin. Elle conservait une icône dans un coin du débarras, où se trouvait l’accès au grenier, et tout un bric-à-brac — « au cas où il m’arriverait quelque chose, disait-elle. Elle mourut facilement, de façon soudaine, sans souffrances ni complications dues à la maladie.

l’orage

Ils se disputaient. Avec entrain et morosité, de façon incompréhensible, ils se remémoraient quelque sombre évènement du passé qui les liait et compliquait tout, quelque chose qu’on ne pouvait nommer ni oublier, une ineptie quelconque. Ils se répondaient couchés, d’un lit à l’autre. L’injure de grand-père était unisexe pour tous, « imbécile (quant au compliment, il s’adressait lui aussi à tous sans distinction de sexe, « brave). Grand-mère blasphémait. C’est grand-père qui commençait sur le ton de la plaisanterie, mais avec malice, très méchamment : « Souviens-toi, tu as oublié, la fois où tu as coupé à travers les prés... Coupé ou pas, quelle importance, ce n’était pas la question, mais derrière ses paroles, il y avait quelque chose d’obscur, de sourd, d’ancien, la jalousie, l’offense, le dépit, le vide. Grand-mère répondait, morne, sérieuse, implacable : « Vas-y, démon, recommence, invente... C’était il y a cent ans, des évènements passés remontant à leur jeunesse, avant la guerre, avant tout, on ne comprenait pas qui, où, pourquoi, c’était absurde et risible. Mais cela faisait cent ans que cela durait, ils se disputaient, se battaient, suçaient la moelle de la vie ou interprétaient un spectacle pour entretenir des ténèbres naturelles et désirées. Étrange union. L’obscurité grandissait, l’orage approchait. Pendant l’orage, on coupait l’électricité pour se protéger de la foudre et on descendait la lampe à pétrole du grenier. Cela aurait pu être bien. On aurait dit qu’à l’extérieur la pluie tambourinait sur une boule, mais à l’intérieur de la maison de papier, la vie était douillette, et la verdure de la semi-campagne, semi-banlieue, se nettoyait et embaumait, l’eau de pluie pour se laver les cheveux s’accumulait dans les seaux posés sous la gouttière. Mais ils se disputaient, et tout allait de travers. Ou au contraire, tout était en ordre : la coquille se fêlait, la Volga suivait son cours, les trains passaient, les champignons sortaient de la terre pourrissante, et la tête disparaissait dans les marais.

la volga

Qu’a-t-elle de beau, cette rivière russe. Large et sombre, elle distille une angoisse humide. Il existait une chanson, l’hymne de Kalinine, qui parlait de la vie sans joie sur ses berges, de l’éternel vain retour, celui qui l’entendait était pris à son insu d’une violente tristesse. La vie passe et la Volga coule et sans toi coulera, absurdement, sans fin. Elle vient de loin depuis longtemps, et moi j’ai déjà trente ans, un autre fredonne avec moi. Comme les collines comme les bois comme l’eau sale et l’odeur du sable de la rivière. Et les noires écrevisses enfoncent leurs pinces dans le corps gonflé.

la vodka

Quand grand-père commençait à boire, le monde environnant changeait comme une pellicule photographique, tout se voilait, le soleil s’en allait. Il restait à table tout seul jusqu’à la nuit, sans bouger, à se verser verre sur verre, invectivant la terre entière. C’était comme s’il devenait aveugle et s’enveloppait d’un nuage terne. Grand-mère à sa demande prenait la bouteille sur l’étagère, sans discuter, la mine sombre et dégoûtée, elle le contournait comme s’il était mort, répétant cent fois, mécanique et impitoyable : « Diable. À son tour elle rentrait dans sa carapace, bien qu’extérieurement elle prît part à la vie, préparât le dîner et jouât aux cartes. Il était clair qu’ils ne s’aimaient pas et ne s’étaient jamais aimés, même au sens russe — ils étaient sans pitié.

les fous

À la ronde, tout le monde devenait fou, les vieilles parce qu’elles étaient vieilles, les gens plus jeunes des deux sexes parce qu’ ils s’ennuyaient et se saoulaient. À deux maisons de celle de grand-père, un jeune moujik dont le cerveau s’était obscurci avait découpé sa femme à la hache, le cortège funèbre en état d’hystérie était passé lentement sous les fenêtres. Grand-père avait deux fous sur les bras : sa cousine Olga et son neveu Serioga. Olga était dévote, sa maison, noire et humide, était tapissée d’icônes effrayantes et de fleurs de cimetière en papier de soie, elle sentait le bois mort et la vieille vie obscure. Vers cette époque, la maison n’existait plus, elle s’était complètement effondrée et désagrégée — mais la cousine, à l’hôpital, échafaudait des plans fantastiques pour la vendre, et grand-père, comme un médecin à la page, ne la contredisait jamais. Serioga n’était pas un fou traditionnel, il gouvernait le monde et écrivait des lettres à Brejnev. Grand-père faisait semblant de les poster à l’adresse indiquée. Il ne contredisait pas non plus Serioga. Il était lui-même absolument sain d’esprit, froid et lucide, remplissant comme il le devait ses obligations de tuteur, et toutes les autres. On pouvait compter sur lui — si on l’osait. À l’heure du thé, il rapportait en détail à grand-mère les discours des fous, sans moquerie ni compassion, comme un simple fait.

le thé

On prenait le thé deux fois par jour, cérémonieusement, à la table dressée avec minutie, douceurs, à chacun sa tasse. Une pince pour le sucre -un amusement, grand-père aimait ce genre de sucre brut avec le thé et avait appris à le casser sans s’abîmer les doigts, qu’il se pinçait quand même inévitablement en voulant casser le plus originalement possible les doux cubes émoussés. Grand-père buvait son thé dans un verre. Il aimait les bonbons. L’été, tout se déroulait dans le jardin au milieu des pommiers et des cerisiers. Grand-père ajoutait au thé des pommes ou des fraises coupées en fines lamelles. Gâteaux secs, beurre frais, caramels assortis, et pains tels qu’il en existait à l’époque en cet endroit du monde — laqués de noir sur le dessus, blancs comme du papier à l’intérieur. Tout a disparu, jusqu’au nom de la ville.

le feu

On avait peur du feu, du poêle, du réchaud à pétrole, de la chaudière à vapeur, de la foudre, dedans comme dehors. Les incendies étaient traditionnels et, semblait-il, inévitables, ça ne va pas tarder, et en effet, il y avait toujours quelque chose qui brûlait dans le voisinage, les charpentes noircies se dressaient, tandis que non loin de là vivaient des tsiganes, prêts à tout, capables de n’importe quoi. La maison en bois et en papier, le foin dans le grenier n’attendaient que cela — une étincelle, un mégot, et l’effrayant livre d’enfant de la bibliothèque locale s’ouvrait de lui-même au supplice de Jeanne d’Arc, au moment où le bourreau montre inutilement au public le corps carbonisé, attestant inutilement de la mort. Le voisin ivrogne ne supportait pas la froideur altière de grand-père, il se mit en tête que c’était de l’hostilité et menaça bruyamment de mettre le feu. Grand-père sortit par le portail et traversa la rue sans se presser, il se cacha derrière la palissade ennemie, comme au cinéma, « Ivan Antonitch, bonjour ! — lui criait depuis le voisin, qui le saluait de loin. Tout le monde le saluait, même les fonctionnaires soviétiques. « Approche, ma colombe, approche du vieux », disait-il avec douceur et d’un ton inquiétant à la factrice lourdaude qui prenait peur, reculait, saluait et s’acquittait de son devoir de fonctionnaire avec un zèle redoublé. Un feu froid, qui ne brille ni ne réchauffe, brûlait dans les yeux clairs, si clairs, de grand-père, étincelait soudain sous ses sourcils rêches. Il eut une fin très longue et très pénible. La mort jouait avec lui. Il aurait voulu que toute vie alentour s’interrompe et s’asseye sur son lit de mort pour répondre à ses besoins, meure avec lui. Que rien ne subsiste sur la terre hormis ses tourments.