Vacarme 22 / Chroniques

Une journée dans la rade / 1

par

Demain, je dois visiter l’escadre, rencontrer les amiraux. À un moment ils se plaindront, je sais cela. Ils parleront des budgets de l’État, comme on fait allusion au voisin que l’on hait parce que son mode de vie n’est pas compatible avec le nôtre, à mots couverts, parce que l’on ne veut pas laisser paraître une mesquinerie qui nous accable, embusquée au coeur du rapport difficile, lorsque tout de même on sait qu’elle incombe aux deux parties en présence. A priori, j’aime ces individus, bien davantage que leurs collègues de l’armée de terre. Ils ne prétendent pas, eux, être des hommes de terrain. L’apparat leur est naturel. La navigation, si on les écoute, ne se déroule pas sur mer, même pas sur la terre ferme, mais en milieu fermé. Ce sont des gens de bureau - de quels bureaux ! et tellement mieux vêtus que je ne le serai jamais ! Il sera question de la flotte, incidemment.

Et elle se porte mal. Ce qui fait souffrir ceux que j’écoute, c’est d’être la risée d’autres amiraux. L’immense navire que la nation leur a offert souffre atrocement de ne pas posséder un frère. Mille raisons sortent de leur bouche qui stigmatisent la folie de cette unicité. Le navire en question est dans la rade, sous nos fenêtres (il les surplombe en réalité). Dément-il les propos rageurs qui me sont tenus ? Des embarcations font la navette entre son bord et une abondance de frégates sans lesquelles, entends-je dire, le navire-amiral ne serait rien. Elles ont été mises en état de manoeuvrer pour l’occasion, au prix de sacrifices conséquents, en heures travaillées, en soldes, en carburant. À écouter ces messieurs, la flotte est dans la rade comme dans son lieu naturel. « À quoi servent ces arceaux qui pendent au bout du pont ? vais-je demander. Aussitôt on évoquera les amiraux des nations amies et plus martiales que celle-ci ; on citera leurs commentaires, empreints d’une ironie intarissable - complaisante certes, mais fondée. « Ces hommes dont vous me parlez nous méprisent alors ? Les faces qui composent l’amirauté deviennent sur le champ ternes et inexpressives, ce dont je conclus que je me suis attaché misérablement à la lettre du propos de celle-ci. Un par un, les haut-gradés changent de place devant moi. Leurs fourragères font si peu de bruit que rien ne dissimule le mouvement de colère qui les a contraints à se mouvoir, sous l’impulsion de ce faux-pas que le chef de l’État vient de commettre en leur présence. « Cependant, ils nous considèrent comme leurs égaux... Des regards similaires à ceux des automates explorent l’espace autour de ma figure, des doigts frôlent le pied des coupes de champagne, le temps d’un attouchement contre ces minces colonnes. Sur un signe que je n’ai pas perçu des serveurs apportent d’autres plateaux chargés de bouchées à la reine ou de pâtisseries. Nous mangeons, et ces visages qui mastiquent de concert, par obligation, abolissent le restant de cette joie dont je m’étais fait provision à la perspective de passer un jour en compagnie de notre escadre. « Où sont les jeunes soldats ? « Ils sont là... rétorque le plus vieux de mes interlocuteurs, qui a desserré les dents à peine, dans le but de renseigner à peine le Président de la République (et il est vrai que quand on dit : « un général, on mentionne peu de choses, alors que quand on dit « les généraux, on donne verbalement corps à une entité remplie de fers et de violence impies). « Je vais les voir bien sûr ! Pour réponse, ce geste de la main, qui veut dire qu’une évidence ne mérite pas d’être soulignée. « Vos collègues étrangers, parlez-m’en ! « D’eux ? Ou des flottes qui sont à leur disposition ? La représentation nationale ne saurait me dicter ce qu’il convient de répondre à nos troupes, jamais, or soudain je voudrais disposer d’un vade-mecum - tiré de cette documentation avec laquelle on m’anesthésie. Papier ? plutôt suie, plutôt haleine lourde - un document qui contienne la réponse au mutisme que j’affronte de la part de ceux que le ministère de la Défense choie au gré de mon vouloir depuis seize années à ce jour. - On m’a montré ce matin dix frégates, qui mouillaient bord contre bord, moins hautes que la jetée, dont le canon principal était tout emmailloté, horizontal, pointé sur la façade des arsenaux - ces frégates existeraient-elles sans mon intervention ? Car je donne des ordres ! Pourtant on se plaît à peindre mon activité d’homme d’État comme si elle était faite de visites de politesse dans les entrailles de la nation - l’amirauté glousse autour de ce cliché comme le moindre marchand de tabac, le moindre fonctionnaire. Mais ces décrets que je signe, souvent je me bats pour qu’on les rédige ! Souvent l’idée n’en est venue à nul autre qu’à la première autorité de l’État ! Si je n’avais pas été appelé aux fonctions qui sont les miennes, il y aurait l’eau de la rade en lieu et place de ces frégates. Bleue ou olive, plate dans cet arc de cercle qui ne supporte pas la comparaison avec nos grands ports de plaisance. Quand l’idée me vient d’une loi, ou lorsque je me représente une décision qu’il serait bon que l’on prenne, je suis dans l’obligation de parler à l’oreille d’un ministre. Ceux-ci, à force de ne plus oser penser, ont peur d’entendre. Lorsqu’on s’adresse à eux, il faut employer plusieurs tons de voix. Ils demeurent insensibles à l’escalade verbale (les cris ont sur eux un effet aussi médiocre que les sermons en aparté), celui qui dirige leur conscience doit par conséquent mobiliser toute la tessiture de sa voix avant de découvrir la note qui achemine son dire jusqu’à leurs entendements médusés... De mes ministres, pourtant, je ne pense que du bien. Quand il m’arrive de regretter une nomination, je regrette en fait qu’il soit donné à untel de s’évaporer si facilement. Quand ce que l’on a fait se défait quoi que l’on en ait... En apparence, les armées dépendent de moi pour une large part. Or on s’y chasse et s’y croise en vertu de mécanismes sur lesquels j’influe si peu. Ainsi, dans les cercles d’officiers, on n’a que faire de mon sentiment sur les questions militaires. Qu’est-ce qu’il leur en coûte de penser ainsi ? Aucun d’entre eux n’a suffisamment de consistance pour emporter une guerre que nous ne mènerons pas, voire une bataille. En revanche, à l’instar de mes ministres, ils veillent à ce que leurs intérêts bourgeonnent, ou du moins conservent un espace vital. Ce qu’officiels et officiers entendent par là, leur probité en est seule juge. Au moment où j’entrai dans la salle, beaucoup de ces hommes ont mitigé d’un sourire la réserve que leur inspire le sens du devoir, ont fait succinctement valoir ce sentiment de supériorité que goûte n’importe quel subalterne à la vue d’un de ses supérieurs. Ces sourires valaient néanmoins pour des cartes de visite - étroites certes au point de porter de si petits caractères que ma fonction, pour ne rien dire de ma vue, m’interdisait en retour de les déchiffrer - ces sourires actaient que je suis venu ici ce jour à seule fin d’être puni.

Cependant, il régnait une effervescence presque musicale dans la grande bibliothèque des officiers, où l’état-major avait choisi de dresser son buffet, auquel nous mangerons mal, et à peine. Tout le long des murs se voyait une épaisseur de livres anciens - serrés, compressés - leur reliure donnant l’impression d’une tapisserie en peau de buffle entrefilée d’enluminures. Je me suis souvent fait la remarque que nos colonels, nos amiraux, aiment à être photographiés à leur table de travail devant des étagères remplies d’ouvrages de cette sorte (quitte à coucher en haut de cette rangée exprimant un sérieux ancien, livresque, l’ouvrage de géopolitique qui est en vogue le jour de la venue de l’assistant documentaliste, ouvrage qui détaille les tenants et les aboutissants de la stratégie que, à l’heure où l’on parle, l’un des grands empires sous la protection desquels nous vivons est en train de tisser) ; des tables offertes à un véritable travail puisque, dans ces revues que l’armée de terre publie à l’usage de lecteurs qui ne réussissent pas à provenir d’un rang autre que le sien, à longueur d’articles, ces gradés vilipendent les choix, en matière de défense, des gouvernements qui vont et viennent - or ! n’est-il pas vrai que ces hommes n’auront plus jamais à se battre ? S’il est avéré que nos chars ne marchent pas, que nos frégates sont immobiles, que les infrastructures menacent famine, que nos soldats se passent de main en main des objets qui ne prétendent sérieusement à la vocation d’être des « équipements militaires que dans les carnets de la direction générale de l’armement - dont les ingénieurs représentent la perte humaine la plus lourde que la nation ait eu à souffrir depuis que je la dirige, loin de ce que mes hôtes désignent sous le terme abscons de « théâtres extérieurs d’opérations, dans des villes amies, ou du moins dont seule la populace haït le pays que j’incarne (car celui-ci possède un savoir technique dont il n’a que faire, alors que ces peuples autochtones n’ont pas le temps de l’acquérir par l’entremise d’une génération de savants et de laborantins - anxieux comme ils le sont de la proximité de la guerre)- si bien que mon mandat sera trop court pour que j’aie le temps de visiter les pays auxquels je pense sans cesse, à charge pour mon successeur de s’afficher comme l’ami de ces nations probablement coupables (et qui accaparent l’intérêt qu’offre de par le monde, au jour d’aujourd’hui, la vie en société) dans l’unique but d’y être reçu comme un monarque, de jouir du statut de chef d’État en déplacement officiel - et, montrant alors une sincérité, une spontanéité plus hautes, de mettre à profit ce statut de gouvernant d’une contrée riche pour s’imprégner du remugle de l’infinie pauvreté, du grouillement perpétuel, ainsi que de cet autre parfum : l’agitation dont font preuve les races malheureuses, fébriles, bafouées, somptuaires lors de la dilapidation de la vie humaine - pour traverser à son aise ces mégalopoles remplies d’esclaves tellement bénéfiques à notre Europe.

Et je choisis de me sentir bien ; de saluer, d’être salué. Sur ce point, les choses entrèrent en correspondance. « Me servir d’eux ! Les utiliser ! ai-je pensé soudain, en me mettant à envelopper nos généraux du regard. Oui, une utilité qui serait strictement mienne, que distilleraient pour mon usage les corps osseux ou plantureux de ces badernes enrubannées. (Encore que ! un instant, le souvenir de nos troupes aux bras ballants se placarda sur l’idée féerique qui m’intimait de marcher dans la salle - mais cet assombrissement ne dura pas). Quitte à contracter la connaissance du plaisir et à apprendre ce dont il retourne : presser ce rembourrage réparti sous autant de costumes de soldats, découvrir mon bras plus long, ma volonté actionnant à distance, et goûter cet agrandissement de moi-même, au lieu des biffures auxquelles se circonscrit mon existence de chef de cabinet, depuis seize ans... Pour cela - je dus m’en faire la remarque - il faudrait que ces hommes disposent à leur façon d’un pouvoir... Qu’ils magnétisent, comme j’aspire depuis trois secondes à le faire. Amples, qu’ils se montrent les incarnations charnelles d’autant de multitudes ordonnées, efficaces, battant pavillon ; qu’en observant leurs silhouettes mobiles on ne puisse penser : « Ces êtres résument une addition, rien d’autre. »

à suivre