Grèce : quand la procédure pénale écrit l’histoire

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En mars 2003 s’est ouvert à Athènes le procès du groupe « 17 novembre », organisation armée de l’après-dictature. Climat de chasse aux sorcières, délation, procédures démocratiques bafouées. Loin d’ouvrir un débat public sur la violence politique - point aveugle des gauches européennes - ce procès l’a enfoui. Récit d’une histoire contrariée.


Il était un temps où partir en... « Europe », c’était pour les Grecs respirer l’air libre. Le passeport, première chose dont on privait les mal-pensants, était investi d’une puissance magique, fenêtre sur un monde où l’on pouvait se mouvoir, penser, parler, écrire, sans peur - du moins on le croyait. De la guerre civile à la dictature des colonels, la France a accueilli des milliers de ces Grecs, célèbres et anonymes, étudiants, intellectuels, ouvriers, qui, comme leurs semblables espagnols ou portugais, fuyaient la terreur policière, les jugements expéditifs, l’interdiction de travail, les certificats de « penser national » (ethnikofrosini) ou tout simplement la bêtise ordinaire des régimes autoritaires et dictatoriaux. Leurs expériences de l’insécurité et de la peur, comme celles de tant d’autres, ont nourri l’exigence d’un espace politique de liberté, cet espace qu’aurait pu, que pourrait (?) devenir l’Europe. Aujourd’hui, alors que l’apparition de forces politiques autoritaires et xénophobes assombrit à nouveau notre horizon, cette exigence demeure toujours inaccomplie. L’Europe est loin d’être devenue cet espace politique de liberté. Elle ne l’est certainement pas pour ses étrangers extra-communautaires, envers qui racisme et xénophobie se sont rapidement étendus, même dans les pays qui auraient dû en être préservés par le souvenir encore vivant du déracinement et de l’immigration économique et politique. Elle l’est de moins en moins pour les citoyens de l’Union, dont les libertés civiles et politiques sont mises en péril par le nouveau dogme de la lutte anti-terroriste. À la place d’une dynamique de démocratisation dont on aurait attendu qu’elle supprime les juridictions d’exception (Espagne, Italie), c’est au contraire une logique de dérogation à l’universalité des droits qui s’impose avec une rapidité inquiétante.

À la faveur d’une définition sélective et douteuse de l’insécurité qui, ayant fait ses preuves dans la lutte contre l’immigration, triomphe après les attentats du 11 septembre, les politiques sécuritaires sont en train de bafouer en Europe des libertés fondamentales vieilles de deux siècles et de produire de nouvelles catégories de suspects dont le traitement n’a pas besoin d’obéir aux exigences du droit commun. Au Royaume-Uni, où les dégâts provoqués au nom de la lutte contre le terrorisme irlandais commencent à peine à percer l’opacité de la raison d’État, le gouvernement promulgue une législation « d’urgence » qui permet la détention sans inculpation ni jugement de ressortissants étrangers et crée, par là même, une justice parallèle dépourvue des garanties essentielles du système officiel.

En France, la politique de Nicolas Sarkozy crée de nouveaux délits qui tendent à mettre à part et criminaliser les groupes les plus faibles de la population. Avec l’extradition à la sauvette, dans la nuit du 24 au 25 août 2002, de l’enseignant italien Paolo Persichetti, le gouvernement opère un revirement brutal de la politique française à l’égard de ses exilés italiens. Gommant les raisons qui avaient dicté la « doctrine Mitterrand », l’absence notamment de garanties d’un procès équitable, ce revirement permet dorénavant de réclamer rétrospectivement des explications sur la politique d’accueil de la France : c’est ainsi qu’un député de l’UMP, estimant que la présence de Paolo Persichetti parmi les enseignants de Paris VIII était une « aberration », proposait récemment une enquête sur « les universités au regard de leurs (sic) éventuels antécédents judiciaires ». Ce que visait la question dudit député n’était pas un acte illégal ou frauduleux - l’incompétence de cet enseignant, l’irrégularité de son élection ou de sa nomination - mais « l’influence » que pouvait avoir un « tel malfaiteur » sur « les jeunes générations » (JO du 30/09/2002) : autrement dit, ses opinions.

La lutte contre le terrorisme, telle qu’elle se développe depuis les attentats du 11 septembre, introduit un renversement total de perspective qui fait apparaître les droits fondamentaux comme obstacles à la « sécurité » et leur restriction comme un moyen nécessaire pour protéger les citoyens du terrorisme, défini comme la menace principale contre la démocratie. Maintenant, ce ne sont plus les régimes tyranniques, mais les démocraties de l’Union Européenne qui s’empressent de restreindre les libertés civiles - celles précisément dont le respect est jugé nécessaire par l’Union pour l’admission de nouveaux membres.

mises en scène du pénal

L’affaire du « 17 novembre », dont le procès s’est ouvert à Athènes début mars 2003, fournit un exemple caractéristique d’un tel renversement des modes de légitimation démocratique et de sa dynamique politique périlleuse. Constitué dans les années 1970, après la chute de la dictature militaire (1967-1974), ce groupe fut responsable entre 1975 et juillet 2002 de vingt-trois assassinats dont plusieurs sont aujourd’hui prescrits. Ses premières cibles étaient des tortionnaires et de hauts responsables de la CIA liés à la dictature. Si ce choix est à l’origine des fortes pressions exercées par les États-Unis pour l’arrestation et l’extradition des coupables, il explique également une certaine popularité, dont jouissait le groupe pendant les premières années de son existence, dans un contexte politique marqué par l’impunité, voire la promotion des bourreaux de la junte militaire, et par une répression policière musclée du mouvement revendicatif (dix-sept personnes ont été tuées par la police lors de manifestations publiques entre 1974 et 1996, sans compter les dizaines d’étrangers victimes de « bavures » policières). Cette popularité commence pourtant à s’éroder sérieusement à partir de l’assassinat de K. Bacoyannis, journaliste de droite connu pour son opposition au régime des colonels. Évoluant, par la suite, vers un anti-impérialisme étroit et nationaliste, et pratiquant l’assassinat d’adversaires politiques (élus, industriels, diplomates turcs), le groupe s’isole et se délite politiquement, comme semble le suggérer la démoralisation de certains de ses militants qui, à peine arrêtés, se sont mis à se dénoncer mutuellement.

Dans la mesure où le démantèlement du « 17 novembre » semblait coïncider avec un processus d’épuisement et de crise politique, et où ce groupe ne présentait manifestement pas de danger sérieux pour la sécurité, un procès exemplaire instruit dans le respect des règles démocratiques aurait pu constituer le point de départ d’une réflexion sereine et d’un débat public sur la question épineuse de la violence politique en Grèce - débat qui reste encore à mener à l’intérieur de la gauche grecque. Mais le mépris des règles élémentaires de droit qui caractérise l’arrestation et la mise en examen des dix-huit personnes accusées a très vite dissipé toute illusion à ce sujet.

Rappelant des temps qu’on croyait révolus, l’instruction fut menée dans un climat de chasse aux sorcières littéralement mise en scène par une partie considérable des médias - campagne que l’union des rédacteurs de la presse quotidienne a elle-même qualifiée de « dégradation ultime du métier de journaliste » : la délation y est devenue devoir civique sacré, les opposants à la junte militaire ont été transformés en suspects privilégiés, le respect des procédures démocratiques a été dénoncé comme complaisance voire complicité avec les « assassins », les journalistes refusant de céder à l’hystérie maccarthyste sont devenus la cible d’une désinformation systématique et désignés à la vindicte publique comme complices. Tolérée par le gouvernement, cette campagne fut dès le début alimentée par la cellule anti-terroriste et des services secrets jusqu’alors discrédités, qui pouvaient ainsi mettre en avant leurs versions des faits sans avoir à les étayer. « Scoops », accusations infondées, aveux extorqués sous la pression puis démentis, vieux scenarii policiers de l’époque de la dictature et fragments présumés des listes de la Stasi sont livrés pendant six mois au public comme des vérités établies. Les accusés, ainsi, sont déjà jugés et condamnés avant même d’avoir eu accès au dossier d’accusation, ou d’avoir pu s’entretenir avec leurs avocats. Ceux qui essaient de se défendre en envoyant des lettres à la presse subissent en prison des régimes punitifs allant jusqu’à l’isolement total, sans qu’aucune autorité puisse les justifier ou en prendre la responsabilité.

Supplantant les immigrés albanais dans l’imaginaire de l’insécurité, les « terroristes », qui pourraient être n’importe lequel de vos voisins de palier, incarnent cette logique d’urgence que le discours de la criminalisation de l’immigration avait mis en place pendant la décennie précédente pour légitimer la dérogation au principe du droit universel de tous à la sécurité. Présentés comme un tout homogène, ceux qui reconnaissent les faits qui leur sont reprochés et ceux qui clament leur innocence, ceux qui ont accepté de collaborer avec la police et ceux qui refusent de donner des noms, ceux qui ont un discours politique et ceux qui n’en ont pas, sont indistinctement traités comme de lâches assassins à qui la société aurait tort de reconnaître des droits dont ils se seraient eux-mêmes privés en assassinant leurs victimes.

Selon cette logique, qui soutient que les droits sont réservés à ceux qui les méritent, peu importe la sécurité des témoins qui, au lieu d’être convoqués par correspondance, sont kidnappés chez eux par une armée de policiers, devant les caméras de la télévision. Peu importe que les suspects, interrogés par le juge d’instruction sans leurs avocats, soient menacés d’être livrés à la CIA s’ils n’avouent pas les meurtres dont on les accuse. Peu importe si leurs avocats apprennent les faits reprochés à leur client par la télévision, et si aucune des autorités compétentes n’est disposée à les assurer par écrit que les entretiens avec leurs clients ne sont pas placés sur écoute. Peu importe si, après des mois de lynchage public et malgré les protestations des juristes et des organisations de défense des droits de l’homme, les autorités interdisent la présence d’une caméra fixe, dérogeant au principe de publicité du procès, privant du même coup, et les accusés de la possibilité de se défendre, et l’opinion de l’occasion d’infirmer la version dans laquelle elle a été bercée depuis si longtemps. Peu importe, enfin, si l’enfermement des accusés dans cette monstrueuse cage en verre, fabriquée sur ordre du gouvernement et rejetée par le tribunal comme contraire à la culture juridique du pays, souligne la mise à part comme « criminels » d’hommes et de femmes qui, n’ayant pas été jugés, sont présumés innocents.

La mise en spectacle du procès du « 17 novembre » a objectivement fonctionné comme un écran occultant l’extrême pauvreté des indices sur la base desquels furent arrêtés et mis en examen un nombre important des accusés. Il est caractéristique à cet égard que l’accusation n’ait pu retenir que la responsabilité morale et l’appartenance au groupe contre Alexandre Yotopoulos, chef présumé du « 17 novembre », dont l’implication personnelle dans une série de meurtres et d’autres actes criminels avait été présentée, au cours de ces mois, comme étant attestée par des témoins oculaires et des preuves scientifiques irréfutables. Ancien délit passé au rang du crime, l’appartenance à une organisation terroriste devient le dernier recours de l’accusation devant l’inexistence des preuves. Après avoir essayé sans succès d’impliquer Theologos Psaradellis et Yannis Serifis dans des actes terroristes imprescriptibles, elle se repliera ici aussi sur le crime d’appartenance et réclamera aux accusés de... « prouver » qu’ils avaient quitté l’organisation au moment de leur arrestation, faute de pouvoir établir qu’ils y avaient adhéré.

réécritures de l’histoire

Mais ce qui est grave, dans la mise en scène de ce procès, c’est la véritable entreprise de réécriture de l’histoire qu’elle entraîne, en arrachant l’action du « 17 novembre » à l’histoire et aux enjeux de la violence politique en Grèce, pour la présenter comme l’action de criminels visant à déstabiliser un processus démocratique en marche. Effaçant d’un trait la haute conflictualité de la période qui suivit la dictature, elle efface en même temps les combats de cette période, que l’on désigne en Grèce, non par les termes de « démocratie » ou de « démocratisation », mais par l’expression plus neutre de « changement de régime », [ce qui vient] « après le régime » metapoliteusi et dont l’issue n’était en aucun cas certaine. Elle efface les combats contre l’État policier en place depuis la fin de la guerre civile, les luttes pour l’abolition de la législation d’exception qui faisait du communisme un crime spécial passible de la peine de mort, pour l’épuration (ratée) des forces de la police après la junte, pour l’indépendance de la justice. Elle efface les tentatives systématiques d’intimidation dont la gauche et l’extrême gauche ont fait l’objet dans les années 1970 et 1980, le procès organisé pour faire condamner comme terroriste le syndicaliste indépendant Yannis Serifis, aujourd’hui remis en examen malgré de nombreuses protestations.

Ce qui est en jeu dans cette crise d’amnésie, où des apologues notoires de la terreur des colonels sont érigés en autorités juridiques et morales sur le terrorisme, où l’action anti-dictatoriale des militants est utilisée comme preuve à charge dans ce procès et dans d’autres qui se préparent, c’est la définition même du terrorisme et de l’insécurité. Car aucun véritable bilan du terrorisme, pas plus de celui du « 17 novembre » que de celui, très différent, des « années de plomb » en Italie, ne sera possible tant que le terrorisme d’État et ses crimes ne seront pas ouvertement reconnus et jugés. De même, aucune politique de sécurité n’est crédible tant qu’elle implique l’insécurité d’autres catégories de la population. On ne peut plus, comme le fait le Conseil de l’Europe, « condamner comme criminels et injustifiables tous les actes, méthodes ou pratiques terroristes, où qu’ils se produisent », sans condamner avec la même véhémence l’atteinte aux droits fondamentaux, où qu’elle se produise.

Comme le soulignait à juste titre I. Manoledakis, spécialiste réputé de droit pénal, le procès du « 17 novembre » met à l’épreuve l’état de droit en Grèce. Mais qu’est-ce qu’un état de droit ? Peut-on considérer que « gouverner selon la loi » suffit pour désigner un État de droit indépendamment du fait de savoir si les principes de la généralité et de l’universalité de la loi sont respectés ? Les États ont de plus en plus tendance à confondre la loi avec la ratification par le Parlement des mesures d’urgence de l’exécutif, vieille recette héritée de l’absolutisme. Pour créer une juridiction d’exception, le gouvernement grec a, par exemple, fait voter en hâte une loi sur mesure qui exclut les jurés soupçonnés de ne pas condamner aussi facilement les crimes à dimension politique. Il a également préparé en cachette un projet de loi qui envisage l’extradition aux États-Unis d’accusés pour des crimes qui, comme l’assassinat du chef du poste américain de la CIA Richard Welsh, sont prescrits selon le droit grec. Le processus de délégitimation des libertés démocratiques entamé par ces deux projets rend le cas grec exemplaire. La question qu’il fait éclater au grand jour est celle de savoir si nous autres Européen(ne)s sommes disposé(e)s à sacrifier à la lutte contre le « terrorisme », non seulement nos libertés fondamentales, mais aussi la vieille exigence jamais réalisée, et plus que jamais actuelle, de la soumission des pouvoirs à leur propre loi.