Vacarme 29 / Fronts

détention illimitée

par

Dénoncer les détentions extra-judiciaires à Guantanamo est nécessaire, mais ne suffit pas. Reste à comprendre comment la première démocratie moderne en est venue légalement à sortir des frontières de la loi (au moins jusqu’aux arrêts de la Cour suprême de juin 2004). C’est ce que fait Judith Butler dans un chapitre de son dernier ouvrage, Precarious Life, en usant du concept foucaldien de gouvernementalité pour penser cette résurgence de la souveraineté (légitimité supra-légale de l’État) et de la prérogative (ce « pouvoir de procurer le bien public sans règlements et sans lois ») au sein de l’État de droit. Et si le pouvoir moderne demeurait une gestion, plus morcelée, plus diffuse, de ses formes archaïques ? En voici deux extraits.

« Je ne suis pas juriste. Je ne m’occupe pas de ça. »
– Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense

Le 21 mars 2002, le secrétaire à la Défense, conjointement avec le département de la Justice, a émis de nouvelles directives à l’attention des tribunaux militaires devant lesquels comparaîtraient, sous autorité américaine, certains des prisonniers détenus sur le territoire national des États-Unis et à Guantanamo Bay. Ce qui est frappant depuis le début à propos de ces détentions, et qui continue d’être alarmant, c’est que le droit à une aide juridique et, de fait, le droit à un jugement, n’ont pas été accordés à la plupart de ces détenus. Les nouveaux tribunaux militaires, en réalité, ne sont pas les cours de justice auxquelles ont droit les prisonniers de la guerre d’Afghanistan. Certains passeront en procès, d’autres non, et au moment de la rédaction de ce livre, les États-Unis ont communiqué à six des six cent cinquante prisonniers qui sont en captivité là-bas depuis plus d’un an les décisions les concernant. Le droit à l’aide juridique, à des moyens de recours et au rapatriement, stipulés par la Convention de Genève, n’a été accordé à aucun des détenus de Guantanamo, et bien que les États-Unis aient annoncé qu’ils reconnaissaient que les talibans étaient « couverts » par l’Accord de Genève, ils ont clairement dit que même les talibans n’ont pas le statut de prisonniers de guerre ; pas plus, d’ailleurs, qu’aucun prisonnier de Guantanamo.

Au nom d’une alerte à la sécurité et d’un état d’urgence nationale, la loi est effectivement suspendue, à la fois dans sa forme nationale et internationale. Cette suspension de la loi inaugure un nouvel exercice de la souveraineté de l’État : en dehors de la loi, et dans un contexte bureaucratique et administratif où ce sont les représentants officiels qui décident désormais non seulement de qui sera jugé et qui sera détenu, mais également, en dernière instance, si quelqu’un sera détenu indéfiniment ou non. Fin 2002, par la publication de nouvelles directives, le gouvernement américain affirme qu’un certain nombre des détenus de Guantanamo n’auront droit à aucun procès, mais seront détenus pour une durée indéfinie [1]. Quelle sorte d’innovation juridique représente cette idée de détention illimitée ? Et qu’indique-t-elle sur la formation et l’extension contemporaines du pouvoir étatique ? La détention illimitée a des conséquences non seulement sur la question de savoir où et quand la loi sera suspendue, mais aussi sur la façon dont sont déterminées les limites et la portée même de l’emprise juridique. Ces questions ont à leur tour des répercussions sur l’extension et les procédures d’auto-justification de la souveraineté de l’État.

En 1978, Foucault écrivait que la gouvernementalité, entendue comme la manière dont le pouvoir politique gère, réglemente et régule les populations et les biens, était devenue la principale manière de vivifier le pouvoir de l’État. Il est intéressant de noter que Foucault ne dit pas que l’État est légitimé par la gouvernementalité, seulement qu’il est « vivifié », suggérant ainsi que l’absence de gouvernementalité amènerait le déclin de l’État. Foucault suggère qu’autrefois l’État était vivifié par le pouvoir souverain - dans l’acception traditionnelle de « souveraineté » : ce qui procure une légitimité à l’autorité de la loi et s’offre comme garante des prétentions représentatives du pouvoir de l’État. Mais à mesure que la souveraineté, entendue dans ce sens traditionnel, a perdu sa crédibilité et sa fonction, la gouvernementalité est apparue comme une forme de pouvoir non seulement distincte de la souveraineté, mais caractéristique de la modernité tardive [2]. Dans son sens large, la gouvernementalité est comprise comme un mode de pouvoir responsable de l’entretien et du contrôle des personnes et de leur corps, de la production, de la réglementation et de la régulation des personnes et des populations, et de la circulation des biens dans la mesure où ils entretiennent et restreignent la vie de la population. La gouvernementalité opère par le biais de politiques et de ministères, d’institutions directoriales et bureaucratiques, de la loi, quand celle-ci est entendue comme « ensemble de tactiques », et de formes de pouvoir d’État, mais pas exclusivement. La gouvernementalité opère donc par le biais d’institutions et de discours qui relèvent ou non de l’État, et ne sont légitimés ni par des élections directes ni par une autorité établie. Marquée par un ensemble diffus de stratégies et de tactiques, la gouvernementalité ne tire pas sa signification et son utilité d’une source unique, ni d’un sujet souverain unifié. Les tactiques qui caractérisent la gouvernementalité opèrent plutôt de façon diffuse, afin de distribuer et de mettre en ordre les populations, et de produire et reproduire des sujets, leurs pratiques et leurs croyances, en relation avec des objectifs spécifiques correspondant à une politique définie. Foucault soutenait, avec une certaine audace, que « les problèmes de la gouvernementalité, les techniques de gouvernement sont devenus réellement le seul enjeu politique et le seul espace réel de la lutte et des joutes politiques » (Dits et écrits, II, 1976-1988, n239, Gallimard, coll. Quarto, p. 656). Pour Foucault, précisément, « cette gouvernementalisation de l’État a tout de même été le phénomène qui a permis à l’État de survivre » (ibid.). Les seules vraies questions politiques sont celles qui nous sont vitales, et ce qui vivifie ces questions dans la période moderne, d’après Foucault, c’est la gouvernementalisation.

Il se peut fort bien que Foucault ait raison quand il affirme que la gouvernementalité a assumé ce statut, mais il importe de se souvenir que l’émergence de la gouvernementalité ne coïncide pas toujours avec l’affaiblissement de la souveraineté [3]. Il se peut que l’émergence de la gouvernementalité dépende plutôt de l’affaiblissement de la souveraineté - entendue, au sens traditionnel du terme, comme ce qui procure une fonction légitimante à l’État, comme foyer unitaire de l’exercice du pouvoir d’État. Dans ce sens, la souveraineté n’a plus pour fonction de soutenir ou de vivifier l’État, mais cela n’exclut pas qu’elle puisse émerger comme un anachronisme ayant repris vie à l’intérieur du champ politique coupé de ses amarres traditionnelles. De fait, alors que, traditionnellement, la souveraineté est liée à la légitimité de l’État et de l’autorité de la loi, procurant ainsi une source et un symbole unifiés de pouvoir politique, elle ne fonctionne plus de la sorte. Sa disparition n’est pas sans conséquences, et sa réapparition à l’intérieur du champ de la gouvernementalité marque la capacité de l’anachronisme à vivifier la sphère contemporaine. Pour pouvoir envisager que la souveraineté émerge dans le champ de la gouvernementalité, il nous faut remettre en question, comme Foucault l’a certainement fait lui aussi, la notion d’histoire comme continuum. La tâche du critique, comme l’a soutenu Walter Benjamin, est ainsi d’« arracher une époque déterminée au cours homogène de l’histoire » et de « saisi[r] la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure » [4].

En même temps que Foucault offrait une explication de la gouvernementalité qui découlait de l’affaiblissement de la souveraineté, il mettait en cause cette chronologie, insistant sur le fait que les deux formes de pouvoir pouvaient exister simultanément. J’aimerais émettre l’idée que la configuration actuelle du pouvoir de l’État, en relation à la fois avec la gestion des populations (l’empreinte par excellence de la gouvernementalité) et l’exercice de la souveraineté dans les actes qui suspendent et limitent la juridiction de la loi elle-même, est redéfinie dans la nouvelle prison de guerre. Bien que Foucault fasse ce qu’il appelle une distinction analytique entre la souveraineté et la gouvernementalité, suggérant à diverses reprises que la gouvernementalité est une forme plus avancée de pouvoir, il maintient également ouverte la possibilité que ces deux formes de pouvoir puissent coexister et coexistent réellement de différentes façons, en particulier en relation à cette forme de pouvoir qu’il a appelée « discipline ». Ce qui n’était pas possible de son point de vue, c’était de prédire quelle forme prendrait cette coexistence dans les circonstances actuelles, à savoir que la souveraineté, dans un état d’urgence où l’autorité de la loi est suspendue, réapparaîtrait dans le contexte de la gouvernementalité avec la détermination d’un anachronisme refusant de mourir. Cette souveraineté résurgente apparaît principalement dans une situation d’exercice de pouvoir relevant de la prérogative. Mais ce qui est surprenant, voire inquiétant, c’est que cette prérogative est réservée soit à l’exécutif, soit à des hauts fonctionnaires qui ne peuvent se réclamer d’une légitimité pleine et entière.

Dès le moment où l’exécutif assume le pouvoir du judiciaire et investit la personne du Président du pouvoir unilatéral et ultime de décider quand, où, et si un procès militaire a lieu, c’est comme si nous étions revenus aux temps historiques où la souveraineté était indivisible, avant que la séparation des pouvoirs ne se soit imposée comme précondition de la modernité politique. Ou, pour formuler les choses plus clairement : il s’avère que le temps historique que nous croyions révolu structure la sphère contemporaine avec une persistance qui contredit la notion d’histoire comme chronologie. Et cependant, le fait que des cadres officiels décident de qui sera détenu pour un temps illimité, et de quel dossier sera réexaminé pour envisager la possibilité d’un procès dont la légitimité est douteuse, suggère qu’un exercice de décision illégitime a lieu parallèlement dans le domaine de la gouvernementalité.

Dans sa caractérisation de la gouvernementalité, Foucault souligne qu’elle peut parfois utiliser la loi comme tactique, et l’on voit maintenant les usages par lesquels la loi est mise à contribution dans la situation actuelle. Non seulement la loi est traitée comme une tactique, mais elle est aussi suspendue afin d’accroître les pouvoirs discrétionnaires de ceux à qui l’on demande de s’appuyer sur leur propre jugement pour décider de questions fondamentales de justice, de vie, et de mort. Alors que la suspension de la loi peut être clairement lue comme une tactique de gouvernementalité, il faut la voir aussi dans ce contexte comme ce qui crée un espace pour la résurgence de la souveraineté ; ainsi les deux opérations fonctionnent-elles de concert. L’insistance actuelle de l’État sur le fait que la loi peut et devrait être suspendue éclaire un phénomène plus large, à savoir que la souveraineté est réintroduite dans les actes mêmes par lesquels l’État suspend la loi, ou détourne la loi à ses propres fins. De cette façon, l’État étend son propre domaine d’exercice, sa propre nécessité, et les moyens de son auto-justification. J’espère montrer comment des procédures de gouvernementalité, qui sont irréductibles à la simple loi, sont invoquées pour étendre et fortifier des formes de souveraineté tout aussi irréductibles à la loi. Ni l’une ni l’autre ne sont nécessairement ancrées dans le droit, ni ne déploient des tactiques juridiques exclusivement dans le champ de leurs opérations respectives. La suspension de l’autorité de la loi permet la convergence de la gouvernementalité et de la souveraineté : la souveraineté s’exerce dans l’acte de suspension, mais aussi dans l’auto-attribution d’une prérogative légale ; la gouvernementalité marque un exercice du pouvoir administratif extra-légal, même si elle peut retourner à la loi comme champ d’opérations tactiques - même si elle y retourne effectivement. L’État n’est identifié ni aux actes de souveraineté ni au champ de la gouvernementalité, et pourtant les deux agissent au nom de l’État. La loi elle-même est soit suspendue, soit considérée comme un instrument auquel l’État peut recourir et qu’il peut mettre en oeuvre pour contraindre et contrôler une population donnée ; l’État n’est pas soumis à l’autorité de la loi, mais la loi peut être suspendue ou déployée tactiquement et partialement afin de répondre aux exigences d’un État qui recherche de plus en plus à attribuer le pouvoir souverain à ses pouvoirs exécutif et administratif. La loi est suspendue au nom de la « souveraineté » de la nation, là où « souveraineté » renvoie à la tâche incombant à n’importe quel État de préserver et de protéger sa propre territorialité. Par cet acte de suspension de la loi, l’État se trouve un peu plus désarticulé et morcelé en un ensemble de pouvoirs administratifs qui se situent, dans une certaine mesure, en dehors de l’appareil d’État lui-même ; et les formes de souveraineté resurgies en son sein marquent la persistance de formes de pouvoir politique souverain propres à l’exécutif et qui précèdent l’émergence de l’État sous sa forme moderne.

Bien sûr, il est tentant de dire que quelque chose appelé « l’État » et imaginé comme une unité puissante utilise le champ de la gouvernementalité pour réintroduire et réinstaller ses propres formes de souveraineté. Cependant, cette description rend sans aucun doute mal compte de la situation, puisque la gouvernementalité désigne un champ de pouvoir politique dans lequel les tactiques et les objectifs sont devenus diffus, et dans lequel le pouvoir politique ne parvient pas à prendre une forme unitaire et causale. Mais je cherche précisément à montrer que, parce que notre situation historique est marquée par la gouvernementalité, et que ceci implique, dans une certaine mesure, une perte de souveraineté, cette perte est compensée par la résurgence de la souveraineté à l’intérieur du champ de la gouvernementalité. Les petits souverains abondent, qui règnent au milieu de bureaucraties militaires mobilisées par des objectifs et une tactique de pouvoir qu’ils n’inaugurent ni ne contrôlent entièrement. Et pourtant, c’est à ces personnages qu’est délégué le pouvoir de rendre des décisions unilatérales, sans qu’ils aient de compte à rendre à aucune loi et sans qu’ils aient aucune autorité légitime. La souveraineté ressuscitée n’est donc pas la souveraineté du pouvoir unifié dans des conditions de légitimité, cette forme de pouvoir qui garantit le statut représentatif des institutions politiques. C’est plus exactement un pouvoir illégal et de prérogative, un pouvoir voyou par excellence [5].

Je souhaiterais dans un premier temps aborder les actions actuellement conduites par l’État avant de retourner à Foucault, non pas pour « l’appliquer » (comme s’il était une technologie), mais pour repenser la relation entre loi et souveraineté qu’il avait exposée. Pour savoir ce qui produit l’extension de la souveraineté dans le domaine de la gouvernementalité, il nous faut d’abord discerner les moyens par lesquels l’État suspend la loi et le type de raisons qu’il invoque pour justifier cette suspension.

Par la publication de ces nouvelles réglementations, le gouvernement américain soutient qu’un certain nombre des prisonniers de Guantanamo n’auront droit à aucun procès, mais seront détenus pour une période illimitée. Une question cruciale se pose : dans quelles conditions certaines vies humaines cessent-elles de pouvoir prétendre aux droits de l’Homme élémentaires, sinon universels ? Comment le gouvernement américain interprète-t-il ces conditions ? Et dans quelle mesure y a-t-il une lunette ethnique et raciale à travers laquelle ces vies emprisonnées sont vues et jugées comme moins qu’humaines, ou comme s’étant écartées de ce qui est une communauté humaine identifiable ? De plus, en maintenant que certains prisonniers seront détenus pour une durée illimitée, l’État s’arroge le pouvoir - prolongé indéfiniment -, d’exercer le jugement de qui est dangereux et, par conséquent, dépourvu de droits légaux fondamentaux. En détenant certains prisonniers pour une période illimitée, l’État s’approprie un pouvoir souverain qui se superpose aux cadres légaux existants dans les domaines civil, militaire et international, et qui va à leur encontre. Les tribunaux militaires peuvent très bien acquitter quelqu’un d’un crime. Cependant, non seulement cet acquittement est soumis à examen obligatoire par l’exécutif, mais en plus, le secrétariat à la Défense a clairement indiqué que l’acquittement ne met pas nécessairement fin à la détention. De plus, selon les nouvelles réglementations s’appliquant au tribunal, ceux qui seront jugés par cette juridiction n’auront pas le droit de faire appel auprès des cours de justice civile américaines (et les cours américaines, en réponse à des appels, ont jusqu’à présent soutenu qu’elles n’ont pas droit de juridiction sur Guantanamo, qui se trouve en dehors du sol américain). Nous voyons ici que la loi elle-même est soit suspendue, soit considérée comme un instrument à la disposition de l’État afin de contraindre et contrôler une population donnée. Sous ce couvert de souveraineté, l’État peut ensuite accroître son pouvoir et emprisonner sans limitation de durée un groupe de personnes sans les avoir passées en jugement. Dans cet acte même par lequel la souveraineté de l’État suspend la loi, ou détourne la loi à ses propres fins, elle étend son propre domaine d’exercice, sa propre nécessité, et développe les moyens par lesquels justifier son propre pouvoir. Bien sûr, cela ne concerne pas « l’État » dans son ensemble, mais une branche de l’exécutif qui travaille en tandem avec une aile administrative de l’armée dont le pouvoir est rehaussé.

Dans cette mesure, l’État augmente donc son propre pouvoir d’au moins deux façons. Dans le contexte des tribunaux militaires, les procès ne conduisent pas à des conclusions indépendantes ne pouvant être révoquées par l’exécutif. Le procès a donc essentiellement valeur consultative. La branche exécutive, en tandem avec son administration militaire, non seulement décide si un détenu sera jugé ou non, mais nomme le tribunal, réexamine la procédure, et prononce la décision finale sur des questions de culpabilité, d’innocence, et de peine, y compris de peine de mort. Le 24 mai 2003, Geoffrey Miller, commandant de Camp Delta, la nouvelle prison de Guantanamo, a expliqué dans une interview que des chambres d’exécution étaient en voie de construction là-bas, en vue des futures condamnations à mort [6]. Parce que les détenus n’ont pas systématiquement droit à un procès, mais que la tenue des procès relève du bon vouloir de l’exécutif, il n’y a même pas un semblant de séparation des pouvoirs. Ceux qui sont détenus pour une période illimitée verront leur cas réexaminé régulièrement par des représentants officiels - et non par une cour de justice. La décision de détenir quelqu’un sans limitation de durée n’est pas prise après réexamen par l’exécutif, mais par un ensemble d’administrateurs à qui sont données des directives de politique générale à appliquer. Ni la décision de détenir ni la décision de mettre en marche le tribunal militaire n’ont de fondement juridique. Elles sont déterminées par des jugements discrétionnaires qui fonctionnent dans le cadre d’une loi toute faite, ou qui fabriquent de la loi à mesure qu’ils sont prononcés. Dans cette mesure, ces deux sortes de jugements se situent déjà hors du domaine de la loi, puisque la détermination, par exemple, du lieu et du moment dans lesquels un procès peut être abandonné et une détention considérée comme illimitée ne se fait pas dans le cadre d’une procédure à proprement parler juridique : ce n’est pas une décision prise par un juge auquel des preuves doivent être fournies sous la forme d’un dossier devant se conformer à certains critères établis ou à certains protocoles de dépôt de preuves et d’argumentation. La décision de détention, de continuer à détenir quelqu’un sans limitation de durée, est un jugement unilatéral prononcé par des représentants officiels du gouvernement qui jugent simplement qu’un individu donné, ou, de fait, un groupe d’individus, présentent un danger pour l’État. Cette action de « juger » a lieu dans le contexte d’un état d’urgence déclaré et dans lequel l’État exerce une prérogative impliquant la suspension de la loi, y compris, dans le cas de ces individus, le droit de l’accusé à une procédure régulière [7]. L’action est justifiée par celui qui l’accomplit, et le fait de « juger » quelqu’un comme dangereux suffit à rendre cette personne dangereuse et à justifier de sa détention illimitée. Celui qui prend cette décision assume une forme de pouvoir contraire à la loi mais totalement efficace, avec pour conséquence non seulement de priver un être humain incarcéré de la possibilité d’un procès, au mépris de la loi internationale, mais aussi d’investir le bureaucrate gouvernemental d’un pouvoir extraordinaire de vie et de mort. Ceux qui décident si quelqu’un sera détenu, et continuera d’être détenu, sont des représentants officiels du gouvernement, non des représentants élus, et non des membres du pouvoir judiciaire. Plutôt, ils font partie de l’appareil de gouvernementalité ; leur décision, le pouvoir qu’ils exercent de « juger » quelqu’un comme étant dangereux et de constituer, de fait, cette personne comme dangereuse, est un pouvoir souverain ; résurgence fantomatique puissante de la souveraineté au coeur de la gouvernementalité.

Il était entendu au départ que les tribunaux militaires devaient concerner non seulement les personnes arrêtées à l’intérieur des États-Unis, mais aussi les officiels « de haut rang » relevant des réseaux militaires des talibans ou d’Al-Qaida et actuellement détenus à Guantanamo Bay. Le Washington Post a rapporté que :

« Les tribunaux pourraient avoir assez peu d’utilité parce que la grande majorité des 300 prisonniers[à la date de mars 2002]retenus sur la base navale américaine de Guantanamo Bay à Cuba sont des soldats de rang inférieur. Les représentants du gouvernement ont prévu autre chose pour beaucoup de ceux, relativement subalternes, qui sont actuellement en captivité à Guantanamo Bay  : la détention illimitée sans jugement. Les représentants officiels des États-Unis prendraient cette mesure pour les prisonniers dont ils craignent qu’ils puissent représenter un danger de terrorisme, même s’il existe peu de preuves qu’ils aient auparavant commis des crimes. »

« Puissent représenter un danger de terrorisme » : cela signifie que c’est la conjecture qui sert de fondement à la détention, mais aussi qu’elle sert de base à la détention illimitée sans procès. On pourrait simplement réagir à ce qui se passe en disant que toute personne détenue a droit à un procès, et je suis convaincue que c’est la chose à dire, et je le dis. Mais le dire ne serait pas suffisant, puisqu’il nous faut considérer ce qui constitue un procès au sein de ces nouveaux tribunaux militaires. ¿ quel type de procès a droit toute personne ? Dans ces nouveaux tribunaux, les exigences de dépôt de preuves sont très aléatoires. Par exemple, le ouï-dire et les rapports de seconde main peuvent constituer des preuves recevables, alors que dans des procès réguliers, que ce soit dans le système de justice civile ou dans le système de cours martiales existants, ils sont rejetés d’emblée. Si certaines cours internationales des droits de l’Homme autorisent le ouï-dire, elles le font dans les conditions précises définies par le respect du « non refoulement »(ndlt :en français dans le texte){}- les règles qui interdisent l’extradition de prisonniers vers des pays où les aveux peuvent être obtenus par la torture. En effet, si l’on présume qu’un procès est normalement le lieu où l’on peut tester le ouï-dire pour savoir s’il est fondé ou non, et où les rapports de seconde main doivent être accompagnés de preuves convaincantes pour être confirmés ou rejetés, alors le sens même de « procès » est transformé par l’idée d’une procédure qui admet explicitement des déclarations sans preuves, et où la recevabilité des informations recueillies dans le cadre du procès est sans rapport avec l’impartialité et le caractère non-coercitif des modes d’interrogatoire utilisés pour recueillir ces informations.

Si ces procès bafouent les preuves, s’ils sont, de fait, un moyen de contourner l’exigence de preuves imposée par la loi, alors ces procès annulent le sens même du mot « procès », et ils l’annulent de la manière la plus efficace en s’intitulant « procès ». Si l’on considère aussi qu’un procès est ce à quoi tout sujet a droit si et quand une allégation de méfaits est prononcée par un organisme chargé de faire appliquer la loi, alors ces procès cessent également d’être des procès en ce sens. Le secrétariat à la Défense soutient explicitement que ces procès sont prévus « seulement pour des agents de haut rang membres d’Al-Qaida ou des talibans, et contre qui on dispose de preuves convaincantes qu’ils ont commis des actes de terrorisme ou des crimes de guerre » [8]. C’est le langage du secrétariat à la Défense, mais examinons-le de plus près, puisque l’on peut percevoir les fonctions par lesquelles le pouvoir souverain s’auto-justifie et se donne de l’importance dans la façon dont la loi est non seulement suspendue, mais aussi utilisée comme tactique et comme manière de distinguer des sujets ayant plus ou moins de droits. Si les procès sont réservés à des officiels de haut rang contre qui on dispose de preuves convaincantes, alors cette formulation suggère, soit que les détenus de rang relativement inférieur sont ceux contre lesquels il n’y a pas de preuves convaincantes, soit que, même s’il y a des preuves convaincantes contre eux, ils n’ont pas le droit d’entendre le chef d’accusation, de préparer leurs arguments, ni d’obtenir la libération ou le jugement final d’une procédure faite en tribunal. Étant donné que la notion de « preuve convaincante » a été véritablement réécrite pour inclure désormais des preuves traditionnellement considérées comme insuffisantes, telles que le ouï-dire et les rapports de seconde main, et étant donné qu’il est possible que les États-Unis considèrent qu’une cour martiale n’estimerait aucune preuve suffisamment convaincante pour condamner ces membres, les États-Unis sont de fait en train d’admettre que même le ouï-dire ou les rapports de seconde main ne constitueraient pas des preuves suffisantes pour condamner ces membres de rang inférieur. Étant donné par ailleurs que l’Alliance du Nord [9] passe pour avoir livré beaucoup des détenus membres d’Al-Qaida et des talibans aux autorités américaines, il serait important de savoir si cette organisation avait de bonnes raisons d’identifier ces individus avant que les États-Unis ne décident de les détenir pour une période illimitée. En l’absence de telles preuves, on serait en droit de se demander pourquoi même ils sont détenus. Et s’il y a des preuves, mais que ces individus ne sont pas jugés en procès, on serait en droit de se demander quelle valeur est attribuée à ces vies dans la mesure où elles restent privées de droits garantis par la loi américaine en vigueur et par les instruments internationaux des droits de l’Homme.

Parce qu’il n’y a pas de preuve convaincante, et parce qu’il n’y a pas de preuve qui serait considérée comme convaincante même si l’on admet que des preuves insuffisantes puissent devenir la norme dans un procès, il s’ensuit que là où il n’y a pas de preuve insuffisante la détention illimitéeest justifiée. En incorporant d’abord les preuves insuffisantes dans la définition même de ce qu’est une preuve convaincante, l’État est libre ensuite de faire usage d’une équivoque et d’augmenter ses prérogatives extra-légales. Il faut dire pour être juste qu’il y a des précédents, au niveau international, de détention illimitée sans procès. Les États-Unis citent des cours européennes des droits de l’Homme qui ont permis aux autorités britanniques de détenir des militants irlandais catholiques et protestants pendant de longues périodes s’ils étaient « jugés dangereux, mais pas nécessairement reconnus coupables de crime ».. Il faut qu’ils soient « jugés dangereux », mais ce « jugement » n’est pas, comme cela a été discuté précédemment, un jugement qui nécessite d’être soutenu par des preuves, un jugement auquel s’appliquent des règles de dépôt de preuves. Il faut qu’ils soient considérés comme « dangereux », mais le danger doit être entendu très clairement comme danger dans le contexte d’un état d’urgence nationale. Dans les cas cités par l’administration Bush, les détentions se sont prolongées de façon illimitée, tandis que des « officiels britanniques » - et non des cours, soulignons-le bien - réexaminaient les dossiers de temps à autre. Ce sont donc des réexamens administratifs, ce qui veut dire que ces réexamens sont menés par des représentants officiels qui ne font partie d’aucune branche du pouvoir judiciaire, mais sont des agents de la gouvernementalité, pour ainsi dire des bureaucrates ou des membres nommés de l’administration ayant enlevé au judiciaire la prérogative de juger. De la même façon, ces tribunaux militaires sont des cours martiales dans lesquelles la consignation de preuve est suspendue, ce qui signifie que des preuves obtenues par des moyens illégaux seront malgré tout recevables en procès. La procédure d’appel est automatique, mais reste inscrite dans le cadre de la procédure du tribunal militaire où le jugement final en matière de culpabilité et de peine revient à la branche exécutive, et au bureau du Président. Cela veut dire que, quelles que soient les conclusions de ces procès, elles peuvent potentiellement être révoquées ou revues par une décision de l’exécutif qui ne relève de personne ni d’aucune règle, une procédure qui de fait foule aux pieds la doctrine de séparation des pouvoirs [10], suspendant une fois de plus la force exécutoire de la Constitution en faveur d’un accroissement incontrôlé du pouvoir exécutif.

Dans un débat indépendant de celui-ci, le gouvernement souligne qu’il existe un précédent légal à ce type de détention sans inculpation criminelle. Cela arrive tout le temps, soutient-il, dans la pratique de l’hospitalisation forcée de personnes malades mentalement et qui représentent un danger pour elles-mêmes et pour autrui. Je pense qu’il nous faut ici nous arrêter sur cette analogie, non seulement parce que, dans une veine bien proto-foucaldienne, elle modèle explicitement la prison sur l’institution mentale, mais aussi parce qu’elle établit une analogie entre la personne soupçonnée de terrorisme ou le soldat capturé et le malade mental. Lorsque des analogies sont proposées, elles présupposent la séparabilité des termes qui sont comparés. Mais toute analogie présume aussi un terrain commun de comparabilité, et dans le cas présent, l’analogie fonctionne dans une certaine mesure par métonymie. Les terroristes sont comme les malades mentaux parce que leur tournure d’esprit est insondable, parce qu’ils sont en dehors de la raison, parce qu’ils sont en dehors de la « civilisation », si nous entendons ce terme comme étant le mot d’ordre d’une perspective qui se définit elle-même comme occidentale et qui se considère comme intrinsèquement liée à certaines versions de la rationalité et aux prétentions qui en découlent. L’hospitalisation forcée est comme l’incarcération forcée, à la condition que nous acceptions la fonction incarcérative de l’institution mentale, ou à la condition que nous acceptions le fait que certaines activités criminelles soupçonnées sont elles-mêmes signes de maladie mentale. En effet, il faut bien se demander si ce sont seulement certains actes entrepris par des extrémistes islamistes qui sont considérés comme étant en dehors des limites de la rationalité telle que définie par un discours civilisationnel tenu par l’Occident, ou si ce ne sont pas plutôt toutes les croyances et pratiques relevant de l’Islam qui deviennent, réellement, des marques de maladie mentale, dans la mesure où elles s’éloignent des normes hégémoniques de la rationalité occidentale.

Si les États-Unis considèrent l’incarcération forcée des malades mentaux comme un précédent pertinent à la détention illimitée, alors ils présument que certaines normes de fonctionnement mental sont à l’oeuvre dans les deux cas. Après tout, une personne en apparence malade mentalement est incarcérée de force précisément parce qu’il y a un problème de volition ; la personne n’est pas considérée apte à juger, à choisir et à agir selon les normes d’un fonctionnement mental acceptable. Pouvons-nous dire que les détenus eux aussi sont représentés précisément de cette manière ? [11] Le secrétariat à la Défense a publié des photographies de prisonniers enchaînés et agenouillés, les menottes aux poignets, la bouche recouverte d’un masque chirurgical, et les yeux cachés par des lunettes protectrices noircies. Il paraît qu’on leur avait donné des sédatifs, qu’on leur avait tondu la tête de force. Par ailleurs, il semble que les cellules dans lesquelles ils étaient enfermés à Camp X-Ray faisaient 2,40m sur 2,40m et 2,25m de haut ; elles étaient donc plus grandes que celles où ils ont été transférés par la suite à Camp Delta [12], qu’un rapport d’avril 2002 d’Amnesty International décrit comme sensiblement plus petites que ce qu’autorise le droit international. On a également mis en doute le fait que la plaque de tôle dénommée « toit » puisse offrir la protection contre le vent et la pluie généralement associée à cette partie de l’architecture.

Ces photographies ont suscité un tollé international parce que cet avilissement - et le fait qu’il ait été rendu public - contrevenait à la Convention de Genève, comme l’a souligné la Croix Rouge Internationale, et parce que ces hommes étaient sans visage, comme des êtres abjects, assimilés à des animaux en cage privés de liberté. En effet, les paroles du secrétaire Rumsfeld lors des conférences de presse semblent corroborer l’idée que les détenus ne sont pas comme les autres humains qui prennent part à une guerre, et qu’ils ne sont pas, de ce point de vue, « punissables » par la loi, mais méritent une incarcération forcée immédiate et prolongée. Quand on a demandé au secrétaire Rumsfeld pourquoi ces prisonniers étaient incarcérés de force et détenus sans procès, il a expliqué que s’ils n’étaient pas emprisonnés, ils tueraient de nouveau. Il laissait entendre que leur emprisonnement est la seule chose qui les empêche de tuer, qu’ils sont des êtres dont la tendance naturelle même est de tuer : c’est ce qu’ils feraient tout naturellement. Sont-ils de pures machines à tuer ? S’ils sont véritablement de pures machines à tuer, alors ce ne sont pas des êtres humains doués de fonctions cognitives et ayant droit à un procès, à une procédure légale régulière, à connaître et à comprendre une accusation portée contre eux. Ils sont moins qu’humains, et pourtant, on ne sait comment, ils ont une apparence humaine. Ils représentent, pour ainsi dire, une tergiversation de l’humain, ce qui justifie en partie de douter qu’on puisse leur reconnaître des droits et des protections.

Le danger que ces prisonniers sont censés représenter ne ressemble pas aux dangers dont on pourrait fournir des preuves devant une cour et qui pourraient être réparés par une peine. Que cette tergiversation soit à l’oeuvre dans la façon de penser du secrétariat a été confirmé par une réponse du responsable des services juridiques du secrétariat à la Défense, Haynes, lors de la conférence de presse du 21 mars 2002. Un reporter anonyme, s’inquiétant du tribunal militaire, demanda : « Si quelqu’un est acquitté d’un crime par ce tribunal, sera-t-il libéré ? » Haynes répondit :

« Si un procès avait lieu tout de suite, il est concevable que quelqu’un pourrait être jugé et acquitté de cette accusation, mais il ne serait peut-être pas automatiquement relâché. Par exemple, ce (sic) que nous détenons à Guantanamo Bay à Cuba, ce sont des combattants ennemis que nous avons capturés sur le champ de bataille alors qu’ils cherchaient à attaquer des soldats américains ou alliés, et ce sont des personnes dangereuses. Pour l’instant, nous n’allons en relâcher aucun, sauf si l’on découvrait qu’ils ne correspondent pas à ces critères. Plus tard... »

Le reporter interrompit alors Haynes en disant : « Mais si vous n’arrivez pas à les reconnaître coupables, si vous n’arrivez pas à prouver qu’ils sont coupables, vous brosseriez quand même le même tableau, « on vous trouve dangereux même si on n’arrive pas à prouver que vous êtes coupables », et vous continueriez de les emprisonner ? ». Après quelques échanges, Haynes s’est approché du micro et a expliqué : « Les personnes que nous détenons actuellement à Guantanamo sont détenues pour une raison spécifique qui n’est pas spécifiquement liée à un crime particulier. Elles ne sont pas détenues - elles ne sont pas nécessairement détenues par suite de crimes commis ». Elles ne seront pas relâchées sauf si les États-Unis découvrent « qu’elles ne correspondent pas à ces critères », mais on ne sait pas bien quels sont les critères en jeu dans la remarque de Haynes. Si le nouveau tribunal militaire fixe ces critères, alors il n’y a aucune garantie qu’un prisonnier sera relâché dans le cas d’une disculpation. Le prisonnier acquitté par le tribunal peut continuer d’être « jugé comme dangereux », et ce jugement n’est fondé sur aucun critère établi. Démontrer la dangerosité de quelqu’un ne revient pas à démontrer sa culpabilité, mais dans l’esprit de Haynes comme dans celui des porte-parole de l’administration qui se sont exprimés par la suite, le pouvoir de l’exécutif de juger un détenu comme dangereux prévaut sur toute conclusion de culpabilité ou d’innocence établie par un tribunal militaire.

De cette façon hautement qualifiée d’aborder les nouveaux tribunaux militaires (eux-mêmes considérés comme illégitimes), il apparaît que ce sont des tribunaux dont les règles sur le dépôt de preuves s’éloignent de façon radicale à la fois des règles des cours civiles et des protocoles en vigueur dans les cours martiales existantes, qu’ils seront utilisés pour juger seulement certains détenus, que le bureau du Président décidera de qui remplit les conditions pour siéger à ces tribunaux militaires de second ordre, et que les questions de culpabilité et d’innocence sont en dernier lieu entre les mains de l’exécutif. Si un tribunal militaire acquitte une personne, la personne peut continuer d’être jugée comme dangereuse, ce qui signifie que la conclusion du tribunal peut être annulée par une conclusion extra-légale de dangerosité. Étant donné que le tribunal militaire est lui-même extra-légal, il semble que nous soyons en train d’assister à la reproduction d’un principe de prérogative de l’État souverain, et ceci sans qu’aucune limite n’y soit fixée. À chaque étape de ce processus, l’exécutif décide de la forme du tribunal, nomme ses membres, détermine qui sont ceux qui passent en procès, et assume le pouvoir de révision du jugement final ; il impose les procès de façon sélective ; il se passe de la procédure conventionnelle de dépôt de preuves. Et il justifie tout ceci en ayant recours à la détermination d’une « dangerosité » que lui seul est en position de décider. Un certain niveau de dangerosité place un être humain en dehors du domaine de la loi, et même en dehors des limites du tribunal militaire lui-même ; cet être humain devient la propriété de l’État, et peut être détenu de façon illimitée. Ce qui compte comme « dangereux », c’est ce qui est jugé dangereux par l’État, de telle sorte qu’une fois de plus, c’est l’État qui énonce ce qui est dangereux, et en l’énonçant ainsi, établit les conditions pour s’arroger et usurper le droit - une conception du droit qui a déjà été usurpée par un tragique simulacre de procès.

Les extraits que nous présentons sont tirés de « Indefinite Detention », in Precarious Life, Verso, New York, 2003. Ce livre paraîtra en français aux éditions Amsterdam à l’automne 2004.

Traduction de l’américain : Christine Lorre

Post-scriptum

Judith Butler a notamment publié en français :

  • La Vie psychique du pouvoir. Théories de l’assujettissement, Léo
    Scheer, 2002.
  • Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, Éditions Amsterdam, 2004.

On pourra lire l’entretien qu’elle a donné à
Vacarme dans le n°22, hiver 2003.

Notes

[1« Détention, traitement et procès de certains citoyens non-américains dans la guerre contre le terrorisme » (« Detention, Treatment, and Trial of Certain Non-Citizens in the War Against Terrorism »), secrétariat à la Défense, 12/12/2001. Cette déclaration clarifie celle faite par le président Bush le 13 novembre, dans laquelle il annonçait la création de tribunaux militaires pour les citoyens non-américains (ou non-citoyens) soupçonnés d’être impliqués dans le terrorisme militaire.

[2« Governmentality », in The Foucault Effect : Studies in Governmentality, dir. Graham Burchell, Colin Gordon, et Peter Miller, Chicago, University of Chicago Press, 1991, pp. 87-104.

[3C’est bien là ce que dit en substance Foucault lorsque par exemple il remarque « qu’il faut bien comprendre les choses non pas du tout comme le remplacement d’une société de souveraineté par une société de discipline, puis d’une société de discipline par une société, disons, de gouvernement. On a, en fait, un triangle : souveraineté-discipline-gestion gouvernementale dont la cible principale est la population et dont les mécanismes essentiels sont les dispositifs de sécurité. » (« La « gouvernementalité » », in Dits et écrits, op. cit., p. 654.)

[4Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Oeuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2000, pp. 441 et 443, trad. Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch.

[5ndlt : L’expression utilisée dans le texte (rogue power) fait allusion aux « États voyous » (rogue states), les sept pays dénoncés par George Bush, dans son discours sur l’état de l’Union du 20 septembre2001, comme soutenant le terrorisme, soit la Corée du Nord, Cuba, l’Iran, l’Irak, la Libye, le Soudan et la Syrie.

[6Geoffrey Miller fit ces remarques dans une interview du 24 mai 2003 avec David Dennie, du journal australien Daily Telegraph. Voir les rapports de news.com.au à la date du 26 mai 2003.

[7ndlt : L’expression fait référence au cinquième amendement de la Constitution américaine, selon lequel « nul ne pourra, dans une affaire criminelle, être obligé de témoigner contre lui-même, ni être privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière » (« without due process of law »). » Le cinquième amendement fait partie de la « Charte des droits » - soit les dix premiers amendements à la Constitution, ratifiés en bloc en 1791 - qui vise précisément à protéger les droits de l’individu ; les amendements quatre à neuf concernent spécifiquement les droits de l’accusé.

[8Secrétariat à la Défense, 21 mars 2002.

[9ndlt : L’Alliance du Nord ou Front islamique uni pour le salut de l’Afghanistan est une force afghane créée officiellement en 1997 pour résister aux talibans à la suite de leur prise de pouvoir en 1996. C’est un groupe de guerriers musulmans appartenant à différentes ethnies (Ouzbeks, Tadjiks et Hazaras), et issus des différentes factions qui avaient combattu les troupes soviétiques jusqu’à leur retrait en 1989. L’Alliance du Nord, conduite par le commandant Massoud jusqu’à sa mort en septembre 2001, est solidement ancrée dans le Nord-Est du pays où elle a été longtemps retranchée - d’où son nom.

[10ndlt : La doctrine de séparation des trois pouvoirs, le législatif, l’exécutif et le judiciaire, est entérinée dans les trois premiers articles de la Constitution américaine de 1789.

[11Si les prisonniers sont détenus pour leur propre protection (et celle des autres) du fait de leur fonctionnement mental déficient, alors il est sans nul doute paradoxal que leur santé mentale se soit excessivement détériorée pendant les dix-huit premiers mois de leur incarcération. Il semblerait qu’une bonne vingtaine de prisonniers ait tenté de se suicider par pendaison ou par strangulation, et que plusieurs aient entamé une grève de la faim. Apparemment, un homme ayant tenté de se tuer est toujours dans le coma au moment de la rédaction de ce livre. Et un autre serait mort, d’après le Guardian du 20 juillet 2003, pendant une séance d’interrogation dont la tactique semble se conformer à la définition de la torture.

[12ndlt : Camp X-Ray a été fermé le 29 avril 2002, lors de l’ouverture de Camp Delta ; il fonctionnait depuis le 11 janvier de la même année.