Vacarme 28 / Cahier

un territoire

une nature meilleure. 1/ les quarante-quatre

par

Quarante-quatre hectares, une surface dérisoire constituée de chemins de terre qui ne mènent nulle part, également envahis par une odeur de poussière, de vase et d’écorce de pin. Paysage qui semble toujours inachevé et dont l’horizon est constamment barré par des taillis de mimosas et d’acacias sauvages. Des pins et quelques rares cèdres dissimulent les habitations et entre les allées mal dessinées des voitures de sport allemandes rutilantes paraissent abandonnées. Bidonvilles améliorés, baraques prétentieuses prenant l’allure d’austères villégiatures pour milliardaires simulant la modestie et prônant un illusoire et anecdotique retour à la nature. Triomphe de la fantaisie et de l’imaginaire cabane, déploiement d’une ambiance Algéco sublimée d’une imperceptible touche Nouvelle-Angleterre. L’ensemble a des allures de friche, fidèle à son allure de territoire autrefois hanté par des laissés pour compte. Aujourd’hui l’abondance la plus insolente se dissimule sous une trompeuse simplicité ; cette richesse s’étant, mais sans qu’en apparence rien ne change, partout substituée au dénuement d’autrefois. Éclate du même coup au grand jour l’absence de projet à l’origine du lieu, absence laissant la place à l’unique et anarchique gestion du désœuvrement. Oisiveté s’infiltrant dans les moindres interstices du paysage. Ennui masqué par la présence perpétuellement changeante de la mer. Camp de vacances sans barbelés et sans miradors où la fuite des gardiens ne déclenche rien. Apathie générale et À chacun son dû.

Les songes des enfants. Un an : terreur, hurlements face à la machine infernale dans laquelle tous, inconscients de leur sadisme, veulent replonger leur progéniture hagarde et involontairement consentante. Encouragés, comme des cyclistes sur la route du tour de France par des parents exagérément hilares et pressants, chaque corps minuscule enfermé dans sa carcasse pailletée devient l’aiguille d’une horloge virtuelle, le passager mélancolique d’une spirale ténébreuse dont le regard saisi par éclipses laisse imaginer qu’il est habité d’une inquiétude mortelle : et si cela ne s’arrêtait jamais ? Deux ans : brève halte dans le malheur et la crainte d’une absence de fin, acmé du bonheur manège, séduction orgasmique de la reproduction, bonheur de l’univers cloné, jouissance de la sirène inlassable, sérénité de la répétition. Phares clignotants, aveuglement, bruits, cris, flonflons, inépuisable énergie pour appuyer, appuyer encore et encore sur le bouton et faire du bruit, de la lumière, de l’événement, s’abandonner à l’espoir fou que cela continue toujours. Fusée rose qui s’élève, navette spatiale tournoyante, camion de pompiers brinquebalant, motos rouillées, selles au skaï déchiré dressent une archéologie minable et dépassée de la modernité d’après-guerre, sur les plages, en bordure de mer, près de confiseurs hostiles tenant boutique de mère en fille. Univers décalé et retardataire, bazar poussiéreux sans Chinois empressés à la caisse, insistance d’une économie préservée, adaptation provinciale et soumise de la planète Mickey dans tous les clubs de plage. Quatre ans, début de la lassitude, plaisir émoussé, ennui vague à sentir tourner le manège, regard perdu dans le vague de l’enfant qui flotte, patient, d’ores et déjà conscient qu’il est préférable de dissimuler ses humeurs, en attendant que ça s’arrête. Cinq ans, intérêt relancé par la perspective d’attraper le pantin désarticulé que l’on secoue dans le ciel peint de nuages et de gnomes, inauguration de l’esprit de compétition, apprentissage déguisé de la corrida sociale et volonté affirmée de décrocher une partie gagnante. Six ans, début du mépris ; les garçons abandonnent dans un rictus incandescent tandis que quelques filles continuent, pré-adolescentes moulées dans des tee-shirts trop roses, les jambes pendantes, poupées maussades et absentes désormais trop grandes pour les chevaux immobiles sur lesquels elles chantonnent et somnolent en attendant mieux, se livrant ainsi, de manière précoce, à ce que constituera pour elles, très bientôt, le frétillement mélancolique des futures pistes de danse. La tenancière du manège, car elle est tenancière de l’endroit comme on l’est d’un lupanar, a le corps robuste et agile d’une ancienne cavalière ou d’une danseuse. Mais sans doute est-ce la synthèse des deux que seul peut offrir un passé d’artiste de cirque qui lui confère ce goût de l’ornement superflu, et c’est donc avec l’intrépidité de l’acrobate et le maniérisme de la ballerine qu’elle se faufile entre les figures tournoyantes, se jouant avec des entrechats narcissiques de la force centrifuge qui pourrait la tenir captive, elle aussi, comme c’est avec des œillades appuyées, des sourires forcés et des arabesques inutiles et gracieuses, qu’elle récupère les tickets tendus par les enfants dociles.

Amas de machines célibataires et figures légendaires. Une, aujourd’hui morte, bizarre génie des lieux, arpentait la plage, objet de tous les romans, toujours suivie de chats et de chiens qu’une fois crevés elle enterrait, disait-on, dans son jardin, magnifiquement sale, burinée, ne portant quasiment toute l’année qu’un costume de bain boueux et des espadrilles élimées, se roulant, dès le mois de mars, dans les vagues les plus hautes, comme une enfant ou comme un marsouin, rebut de la bourgeoisie de la ville proche, personnage légendaire qu’il convenait de saluer et de connaître, sorte de croque-mitaine à propos duquel tout a été dit, y compris qu’elle fut reléguée là par sa famille parce que, jeune fille sportive et intrépide, elle allait retrouver, dans les dunes, près des blockhaus, des soldats allemands aussi jeunes qu’elle. Elle possédait plusieurs villas qu’elle louait durant les mois d’été à prix d’or en dépit de leur délabrement et qu’elle avait meublées - ironie involontaire ? mépris du qu’en-dira-t-on et ultime insolence ? nostalgie persistante d’amours d’autant plus précieuses qu’elles furent inavouables et eurent pour décor quasi hollywoodien l’océan et la guerre ? incorrigible avarice ? goût high tech avant l’heure ? - d’un mobilier militaire de campagne chapardé dans les blockhaus avant qu’ils ne sombrent dans l’océan. Lits de camp aux ressorts défoncés et armoires de fer dans lesquelles on pouvait encore déchiffrer des graffitis, gravés en allemand par les soldats de la Wehrmacht, et qui hantèrent les insomnies des locataires les moins désabusés : Hans /flèche transperçant un cœur/Gerda///30/03/1944/// calendriers reconstitués et barrés de croix, etc.

Par quel hasard ce territoire bancal, toujours sur le point de sombrer, en perpétuel effritement, a-t-il la même superficie que l’État du Vatican et que le cimetière du Père-Lachaise ? pure coïncidence ? ironie imperceptible et dernière vengeance du promoteur qui fit banqueroute après que ces terres furent mises en adjudication ? accès d’anti-cléricalisme et de conscience jacobine d’un employé de préfecture agacé par cet arrangement défiant toutes les règles habituelles ? chiffre d’or de ce genre d’enclave ?

Une nature meilleure. Nécessité, justice, providence, car l’homme a été placé au-dessus de l’homme, un peu en dessous des anges. Ne jamais rechercher la nature meilleure des choses et des êtres, mais, au contraire, moins par désir que par faiblesse et négligence, toujours laisser advenir la pire. Vis là, demeure, injonction tenant lieu de morale dans un paysage colonial, parsemé de vestiges de cases à vent. Bande de sable régulièrement dévastée par la mer, peuplée de pilleurs d’épaves, de dépeceurs de baleines et de naufrageurs, gens ayant pour habitude de suspendre des lanternes aux cornes des vaches et de les balader la nuit le long des plages parce que le pas maladroit des bovins dans le sable imite à la perfection l’oscillation des feux de tête de mât et leurre à coup sûr les navires approchant de la côte. Rassemblement de curés obtus régnant sur des ouailles indolentes, isolées sur leurs terres inondées et stériles. Bergers de misère gardant, entre les dunes, des moutons maladifs, nourris de chardons et d’immortelles. Bandes de braconniers pourchassant les canards, les courlis et les palombes. Seigneurs locaux profitant de l’éloignement de toute autorité pour exercer de petites tyrannies. Terres disputées par les eaux et indécidables, donnant lieu aux revendications de propriété les plus fantaisistes. Presqu’île chimérique que des tonnes de pierre englouties en pure perte ne parviennent plus à défendre et qui perd des kilomètres de berge à la moindre tempête. Lieu des spéculations techniques les plus délirantes d’ingénieurs en rupture de banc persistant à penser que la réimplantation des homards pourrait sauver la mise, goût permanent du pittoresque, rébellions minuscules et vaines contre tout pouvoir autre que local, dénonciation intéressée et complaisante de l’administration, goût des procès interminables, refus de la modernité, autisme généralisé.

Est-ce cette constante mobilité de la terre, son instabilité, son imminente destruction qui ont créé ce nomadisme de l’esprit, cette absolue anarchie dévoilant son accomplissement dans la spéculation la plus sauvage d’aujourd’hui ? Echapper à tout projet, à tout contrôle puisque la disparition est toujours à l’ordre du jour.