Vacarme 34 / Vacarme 34

les gouvernés en politique

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Sur la couverture, une myriade d’affiches : s’y expriment le secourisme humanitaire, la défense des droits humains et le souci de l’environnement, mais aussi la cause des femmes et celles de nombreuses minorités, et encore des revendications de patients, de consommateurs, d’usagers, de demandeurs d’asile. Devant ces affiches, un titre : politique non gouvernementale ; au singulier. Quel peut bien être le statut de cette singularité ? Certainement pas celui d’une orientation idéologique : les activistes qui fomentent des soulèvements dans les anciennes républiques soviétiques ne sont en général pas ceux qui se retrouvent dans les forums sociaux ; et les uns comme les autres n’ont guère d’affinités avec les organisations évangélistes que George W. Bush appelle les « armées de la compassion » ou avec les ONG islamiques que l’administration américaine qualifie de terroristes. La politique non gouvernementale répond donc à des motifs et des desseins divers, voire divergents, et les manières d’en faire ne sont pas moins variées. Elle n’en est pas moins un domaine qui a sa consistance propre, c’est en tous cas notre hypothèse, que les pages qui suivent s’emploient à baliser.

Horizons

Faire de la politique sans aspirer ni à gouverner, ni à promouvoir de bons gouvernants, ni à abolir la différence entre gouvernants et gouvernés : tel est le programme auquel se rapporte la notion de politique non gouvernementale. S’y tenir implique donc de renoncer à investir la place du gouvernement, que ce soit aux fins de l’occuper, de la supprimer ou d’y installer des dirigeants enfin dignes de leur mission. Pour autant, s’adonner à une telle forme d’activisme ne revient pas à se retirer de la politique. Sans doute les préoccupations morales et les compétences scientifiques ou techniques ne sont-elles pas étrangères à la politique non gouvernementale. Il reste que celle-ci ne se laisse assimiler ni à une philanthropie indifférente aux joutes qui divisent la cité ni à une expertise étrangère aux rapports de pouvoir dont une société est parcourue. Bref, comme son nom l’indique, la politique non gouvernementale n’est pas plus apolitique que gouvernementale. Située de la sorte, elle peut alors être envisagée comme une politique de gouvernés, voire comme la politique pratiquée par les gouvernés en tant que tels.

Faut-il en conclure que l’engagement non gouvernemental est nécessairement humble dans ses manières et modeste dans ses objectifs ? Nombre d’activistes aiment assurément se parer de pareilles qualités qui font beaucoup pour leur prestige : elles sont en effet le gage d’un dévouement et d’un souci des avancées concrètes qui sont rarement prêtés aux professionnels de la politique. Force est néanmoins de constater qu’en pratique, le partage des attributions entre gouvernants et gouvernés connaît quelques brouillages. Ainsi voit-on des acteurs non gouvernementaux s’impliquer dans des tâches proprement gouvernementales — organisations humanitaires qui assurent la gestion de camps de réfugiés [1], défenseurs des droits humains qui négocient avec les autorités militaires pour établir une réglementation de l’usage de la violence [2],... — tandis que, de leur côté, des gouvernants s’ingénient à restaurer leur crédit auprès de leurs administrés en identifiant leurs préoccupations à celles des plus populaires émanations de la société civile — humanitarisme élevé au rang de ministère, dirigeants citoyens engagés dans la lutte contre la pauvreté,... Dès lors, soutenir que la politique non gouvernementale est la politique des gouvernés ne revient pas à affirmer que ses praticiens ignorent les enjeux de pouvoir, ou qu’ils se montrent respectueux des prérogatives des gouvernants, ou encore qu’ils sont dépourvus des moyens de gouverner. Il s’agit plutôt de signifier que son exercice procède d’une intolérance à l’égard d’un mode de gouvernement, que celui-ci soit mis en œuvre par un État, une organisation internationale, une institution publique ou une entreprise privée.

Que la nature de leur engagement maintienne les activistes non gouvernementaux à l’écart de la sphère gouvernementale ne les conduit certainement pas à la négliger. On peut même avancer que le gouvernement est l’objet constitutif de leur politisation, pour autant que ce terme ne se réfère ni à l’instance — publique ou privée — qui exerce le pouvoir de gouverner, ni à la catégorie sociale qui en bénéficie — bureaucratie, bourgeoisie,... — mais bien à la manière dont ce pouvoir est exercé. Autrement dit, ce n’est pas tant la légitimité dont les gouvernants se prévalent que la politique non gouvernementale met en cause, et pas davantage les intérêts qu’ils servent, mais plutôt les modalités et les effets de leur gestion. Derrière la variété de leurs soucis et l’éventail de leurs allégeances idéologiques, c’est donc une semblable détermination à « ne pas être gouverné ainsi » qui rassemble les activistes non gouvernementaux.

Doit-on soupçonner que l’intolérance à l’égard d’un mode de gouvernement est en réalité animée par le désir de ne pas être gouverné du tout ? Faut-il au contraire penser qu’elle traduit la quête, sinon de bons gouvernants, du moins de normes dont le respect suffirait à rendre tolérable le fait d’être gouverné ? Michel Foucault, qui ne parle pas explicitement de politique non gouvernementale, se penche toutefois — au cours d’une conférence intitulée « Qu’est-ce que la critique ? » — sur ce qu’il nomme le refus d’être gouverné « comme cela ». Selon lui, cette défiance qualifiée définit une attitude critique dont l’épanouissement est indexé sur celui des arts et techniques de gouvernement depuis le 16e siècle et dont la puissance est précisément liée au caractère indéterminé, voire indécidable, de sa motivation. De même peut-on suggérer qu’il est pareillement hasardeux de vouloir réduire la politique non gouvernementale au souhait de faire advenir un gouvernement qui la rendrait superflue et de chercher à y déceler le symptôme d’une allergie irrémédiable à la condition de gouvernés. Supposer que ceux-ci sont mus par un affect commun, désir d’être convenablement guidé ou aversion pour toute autorité, revient en effet à leur prêter une unité bien improbable mais aussi à présumer, contre toute évidence, que leur passage en politique est à la fois provisoire et contraint.

Distinctions

S’il est vain de vouloir ramener la politique non gouvernementale à un unique moteur, il convient en revanche de s’interroger sur ce qui autorise à la pratiquer. Or, à cet égard, la critique qui lui est souvent faite, en particulier par les gouvernants, mérite d’être entendue : les activistes non gouvernementaux ne peuvent se prévaloir d’aucun mandat. Ils sont en effet privés de l’autorité que confère un suffrage et n’ont pas davantage de titre à se présenter comme une émanation privilégiée ou particulièrement authentique de la souveraineté populaire. Autrement dit, les praticiens de la politique non gouvernementale ne peuvent pas plus revendiquer le statut de mandataire dûment élu que prétendre à celui de mandant exemplaire. Se pose par conséquent la question de leur légitimité, tant à leurs propres yeux qu’à ceux des destinataires de leurs actions. Si certains activistes s’obstinent à chercher les moyens de se faire reconnaître une représentativité, quitte à mimer les procédures des instances gouvernementales et les comportements de leur personnel, plus nombreux — et plus cohérents — sont ceux qui optent, alternativement ou conjointement, pour deux autres modes de légitimation. Le premier consiste à s’autoriser de principes réputés universels ou de préoccupations peu récusables, tels que les droits humains consignés dans la Déclaration Universelle, le devoir d’humanité en partie protégé par les Conventions de Genève ou le souci de l’environnement notamment promu par des protocoles onusiens. Parce que les gouvernants déclarent volontiers que ces principes et préoccupations guident leur action, les activistes peuvent s’en emparer pour exposer les discordances entre les mesures gouvernementales qu’ils prennent pour cible et les engagements de ceux qui y recourent. Quant à la seconde source de légitimité où puise l’activisme non gouvernemental, elle ne réside plus du côté de l’universel mais plutôt dans l’invocation d’une expérience singulière, dont les gouvernants peuvent néanmoins être tenus pour responsables : ainsi est-ce bien depuis la singularité d’un état imputable à la manière dont ils sont gouvernés que les mouvements de patients, de consommateurs, d’administrés — tels les chômeurs et les demandeurs d’asile — et d’usagers de services font valoir leurs revendications.

Ces deux modes de légitimation ne sont certes pas exclusifs l’un de l’autre. Dans la plupart des cas, on peut même constater qu’ils sont tous deux requis pour former un grief ou justifier une action. Il reste que la manière dont ils sont articulés définit un premier axe de différenciation entre les politiques non gouvernementales : tantôt, en effet, le montage du singulier et de l’universel se donne pour objectif de souligner l’écart entre les principes affichés par les gouvernants et leurs pratiques effectives, soit de débusquer les dérogations plus ou moins clandestines qu’ils apportent aux conditions de leur propre légitimité ; mais tantôt, l’articulation de la valeur indiscutable et de l’expérience irréductible impulse un cheminement inverse, où il ne s’agit plus d’exposer l’écart entre le droit et le fait mais plutôt de mettre en cause les normes qui permettent à des gouvernants de justifier des pratiques intolérables par des principes irréprochables. Dans un cas, le gouvernement se voit donc accusé de bafouer la loi commune, dans l’autre il lui est au contraire reproché de s’appuyer sur elle pour négliger ou pour favoriser une injustice.

Parmi les autres distinctions qui polarisent le champ de la politique non gouvernementale, il en est deux au moins qu’il convient encore d’évoquer. La première correspond assez exactement à l’opposition jadis mise en avant par Albert O. Hirschmann entre voice et exit : elle divise les stratégies militantes entre celles qui conduisent les activistes à se mobiliser pour obtenir la modification de dispositions juridiques ou de procédures administratives inhérentes à un régime gouvernemental et celles qui les amènent au contraire à s’organiser pour échapper aux sollicitations et injonctions de ce même régime, soit en les neutralisant, soit en les contournant soit encore en leur opposant une défiance frontale. On peut noter que chacune de ces options — auxquelles un militant peut recourir en alternance — est affectée d’une pente qui débouche hors du domaine de la politique non gouvernementale : l’une par la cooptation des gouvernés dans le monde des gouvernants, l’autre par un déplacement de la cible privilégiée par l’activisme, depuis le mode de gouvernement vers ceux qui l’exercent. Enfin, les praticiens de la politique non gouvernementale peuvent aussi être distingués en fonction des reproches qu’ils adressent à un mode de gouvernement : celui-ci peut en effet être pris à parti pour les abus qu’il commet mais également pour les carences qui lui sont imputables. Autrement dit, il s’agit tantôt de conjurer les intrusions des gouvernants dans la vie des gouvernés et tantôt de contrer les démissions dont ils se rendent coupables. Ce dernier trait distinctif se révèle particulièrement important lorsque l’on envisage l’histoire récente de la politique non gouvernementale.

Transformations

Si les souches dont elle est issue sont anciennes et diverses — mouvements abolitionnistes et caritatifs, coopératifs et syndicaux — force est d’admettre que, depuis quelque trente ans, la politique non gouvernementale connaît un essor sans précédent. Celui-ci renvoie d’une part à une relative dépréciation de la raison d’État, amorcée au cours des années 1970, et d’autre part au démantèlement progressif de l’État-providence, entamé dès le début de la décennie suivante. Le premier de ces deux phénomènes procède à la fois de l’épuisement des disciplines forgées par la guerre froide — lesquelles faisaient notamment primer la défense du monde libre ou celle des patries du socialisme sur celle des droits humains — de la désacralisation du principe de souveraineté étatique — principal point d’appui des gouvernements des pays fraîchement décolonisés — et du développement d’une critique des institutions qui prolonge et infléchit la contestation de l’autorité caractéristique des mouvements des années 1960. Quant au second, à savoir le désengagement économique et social de l’État dont l’administration Reagan et le gouvernement Thatcher sont les maîtres d’œuvre initiaux, il bénéficie de la sclérose du bloc socialiste et plus largement de l’effacement des horizons révolutionnaires mais aussi de la soudaine fragilisation des compromis « fordistes » qui présidaient jusque là à l’équilibre politique des nations occidentales. La coalescence de ces deux tendances, ainsi que leur amplification après 1989, se traduisent bientôt par une situation inédite, où les gouvernants éprouvent simultanément plus de difficultés à se soustraire au droit de regard des gouvernés sur leurs pratiques et plus de facilités à réduire leurs obligations de services envers eux .

Un monde où les États perdent un peu de leur raison et beaucoup de leur sollicitude est assurément favorable à l’expansion des politiques non gouvernementales : il invite en effet leurs praticiens à s’engouffrer dans les deux brèches, soit d’une part à rappeler les gouvernants au respect des engagements qui légitiment leurs prérogatives, et d’autre part à trouver la parade aux désinvestissements qu’ils opèrent, en particulier dans le domaine social. Les années 1990 seront donc une ère faste dans l’histoire de l’activisme des gouvernés. Il reste que les deux voies où les militants se déploient ne sont pas aisément compatibles. Ainsi, en oeuvrant au discrédit des primats constitutifs de la raison d’État — à savoir ceux de l’ordre public sur les libertés civiles, de la souveraineté étatique sur le respect des droits humains et de l’unité nationale, voire de la stabilité régionale, sur la demande de justice des gouvernés — les uns peuvent être soupçonnés de conforter l’entreprise de gouvernants prêts à concéder quelques droits et une dose de transparence afin de se délester de l’essentiel de leurs devoirs d’assistance. Réciproquement, en dénonçant sans cesse les retraits et démissions de la puissance publique, les autres peuvent être accusés, sinon d’éprouver la nostalgie d’un ordre bureaucratique d’assez peu joyeuse mémoire, du moins de gaspiller les énergies militantes en les enfermant dans la requête d’un mode de protection sociale définitivement révolu.

Conscients du risque de cooptation auquel les expose leur type d’activisme, les plus vigilants parmi les amis de la société civile vont alors développer des techniques d’analyse et des mécanismes de riposte capables de conjurer le détournement de leurs propres principes directeurs par les ingénieurs de la politique gouvernementale — par exemple lorsque ceux-ci invoquent le souci humanitaire pour se dispenser d’une intervention militaire ou au contraire pour la justifier. De leur côté, les plus inventifs des critiques du néolibéralisme s’efforcent eux aussi d’éviter les écueils de leur militantisme, en privilégiant des pratiques destinées à peser sur la logique capitaliste mais sans pour autant miser sur le retour d’un État décidé à socialiser les moyens de production ou même à conjurer l’expansion de la sphère marchande. Ainsi vont-ils s’investir dans des activités telles que l’aménagement d’aires soustraites aux conditions habituelles de l’appropriation privée — en particulier dans le champ de la propriété intellectuelle — la promotion de la concurrence à des fins non profitables — cas des médicaments génériques — ou encore l’injection de composantes non marchandes dans la valeur d’un produit ou d’une entreprise — opérations visant la dévaluation de certaines marques mais aussi à la réévaluation de certains produits, qualifiés d’ « équitables », et des conduites qui consistent à les privilégier. Bref, si l’activisme non gouvernemental de la fin du millénaire est indéniablement traversé de redoutables tensions, on peut au moins constater que celles-ci ne se sont pas révélées paralysantes.

Toutefois, l’histoire de la politique non gouvernementale ne s’arrête pas là. D’une part, dès le début des années 1990, les amis de la société civile et les adversaires de l’ordre néolibéral doivent faire face à de nouveaux et puissants rivaux : des organisations religieuses aux programmes ambitieux — évangélistes soucieux de hâter la venue du Sauveur, salafistes engagés à restaurer l’ordre voulu par le Prophète — occupent en effet une portion croissante du champ non gouvernemental, dans les domaine de l’action humanitaire, de la lutte contre la pauvreté et même de la défense des droits des personnes. Profitant du double retrait des puissances publiques, ces serviteurs de la souveraineté divine se proposent à la fois de suppléer, au moins partiellement, l’État-providence défaillant et, en contrepartie, de substituer leurs normes à celles que les gouvernements libéraux n’ont plus les moyens d’imposer. D’autre part, depuis le mois de septembre 2001, l’avènement d’un nouveau régime de sécurité globale change à nouveau la donne de la politique gouvernementale. Car tandis que le démantèlement des programmes sociaux se poursuit — voire s’accélère — en revanche, tant l’exacerbation de la menace terroriste que la phobie des migrations assurent le grand retour de la raison d’État. Il reste alors à se demander comment les praticiens de la politique non gouvernementale vont réagir au redéploiement de leurs vis-à-vis. S’il est évidemment trop tôt pour répondre à une telle question, l’une des ambitions de ce numéro spécial est de témoigner de son importance.

Notes

[1Michel Agier, « Le camp des vulnérables. Les réfugiés face à leur citoyenneté niée », Les Temps Modernes, 59 (627), 2004

[2David Kennedy, The Dark Sides of Virtue : Reassessing International Humanitarianism, (Princeton : Princeton University Press, 2003)