Vacarme 34 / motifs

l’école des dilemmes entretien avec Rony Brauman (Médecins sans frontières)

Rencontrer Rony Brauman, c’est d’abord mesurer l’inanité de toute critique de surplomb, qui prétendrait renvoyer l’action humanitaire à ses ambiguïtés et lui opposer la grandeur de la décision politique. À l’école de ses propres dilemmes, et de crise en crise, Médecins sans frontières (MSF) a depuis 25 ans développé une réflexion d’une rare acuité sur le sens politique de ses propres interventions, sur ce qui les distingue des modalités traditionnelles de l’action publique, de l’incrimination juridique ou des stratégies d’État. Or « intervenir », cela s’entend en deux sens, comme s’opposent et se relaient la voix et le geste, le discours et le secours, la figure du témoin et celle du praticien. Dans cet écart, la politique de MSF trouve son volume : jouant hier de sa différence pour donner de la voix sur la scène des puissances ; tablant aujourd’hui sur son autonomie pour déployer une analyse pragmatique, dont les exigences et les effets de contestation ne sont pas moindres.

Partons de deux positions publiques prises ces dernières années par MSF. Sur l’Irak, vous refusez de vous prononcer pour ou contre la guerre, récusant d’une part l’embriga-dement dans les rangs américains accepté par certaines ONG, et refusant d’autre part de vous associer au communiqué signé par d’autres ONG, qui expliquaient par avance leur absence sur le terrain en invoquant le caractère injustifiable de la guerre. Sur le Darfour, vous contestez la qualification de génocide et critiquez les interventions humanitaires qui en découleraient en indiquant qu’elles sont vouées à l’échec et que, dans le contexte actuel, tout engagement « pour un monde meilleur » est à déconseiller. Comment s’articulent ces deux discours ? Traduisent-ils une inflexion dans le rapport de MSF aux conflits internationaux ?

Notre position sur l’Irak n’avait rien d’exceptionnel : c’est l’écheveau de discours et de croyances dans lequel nous l’avons prise qui l’était. Après tout, les organisations humanitaires ne se sont que très rarement prononcées sur le bien-fondé d’une guerre ou d’un mouvement de résistance : sur le Mozambique, l’Afghanistan, la Colombie, le conflit israélo-palestinien ou la guerre civile en Algérie, on n’a entendu ni appels à l’intervention, ni prises de positions en faveur de telle ou telle partie. Du point de vue de l’acteur humanitaire, il n’y a en effet aucune raison de distinguer entre tel ou tel conflit, ni entre telle ou telle partie prenante d’un conflit — même s’il s’agit d’un organisme international comme la MONUC au Congo ou l’ISAF en Afghanistan. Je peux avoir des opinions, mais l’institution humanitaire, en tant que telle, doit se limiter à établir des relations, sur un mode purement pragmatique et en fonction des résultats qu’elle escompte, avec les parties en présence - qu’elles soient là pour maintenir la paix, entretenir la guerre, lutter contre le terrorisme ou mener à bien toutes sortes de projets louables ou critiquables. De fait, nous-mêmes sommes des parties prenantes et ne demandons pas d’autre considération. Du strict point de vue de l’acteur humanitaire, l’intervention américaine en Irak n’était donc pas spécifique. Elle a bien sûr soulevé un mouvement d’opposition considérable, mais les clivages qui en ont résulté n’avaient pas de pertinence dans notre démarche.

Or il en va exactement de même au Soudan, où nous considérons les différents intervenants (milices, forces interafricaines, forces gouvernementales, et peut-être demain l’OTAN) comme des acteurs entre lesquels nous n’avons pas à choisir, et avec lesquels nous entretenons de strictes relations d’acteurs.

Il y a tout de même une singularité dans la façon dont vous abordez la question du Darfour : car non contents de récuser le terme de génocide pour qualifier la campagne de terreur régie par le gouvernement soudanais, vous contestez aussi le bien-fondé de l’intervention militaire que cette qualification a pour vocation de promouvoir. Or, ?dans l’histoire de MSF, le souci d’impartialité n’a pas toujours été considéré comme incompatible avec l’appel à l’intervention...

Pour comprendre notre position, il faut revenir au champ sémantique et politique très singulier dans lequel le terme « génocide » prend place. Il véhicule aujourd’hui des significations très différentes. L’une d’entre elles renvoie massivement et inévitablement à la Shoah (je n’emploie pas volontiers ce terme, mais il s’impose ici). Dans un autre usage, moins décrit mais très courant, « génocide » désigne un massacre grave. Or il ne s’agit pas seulement d’un emploi « populaire » du terme ; la Commission du droit international de l’ONU a donné du génocide une définition extensive qui fait aujourd’hui jurisprudence : tout massacre qui revêt une certaine importance et qui se déroule dans un espace et un temps limités peut être qualifié de génocide. Pourquoi ? Parce qu’il est nécessairement le produit d’une préparation logistique : balisage du territoire, mise en oeuvre de moyens (réquisition, par exemple, des engins de travaux publics pour creuser des trous et enfouir les cadavres, comme ce fut le cas à Srebrenica). Les textes de l’ONU passent ainsi, par glissements successifs, de la notion de préparation à celle de l’intention, connectée au ciblage d’une population, soit les deux caractéristiques principales d’un génocide. Cette banalisation juridique du mot coexiste plus ou moins harmonieusement avec la première acception, qui fait du génocide un mal moralement plus grave que tous les autres crimes, exigeant donc une intervention militaire pour interrompre le processus. Parler de génocide a donc des conséquences sur la mise en forme des priorités d’action : l’idée d’aller porter des vivres et des médicaments à des gens qui vont être massacrés devient quasiment insultante. C’est le fameux paradigme de « la Croix-Rouge à Auschwitz ». Qualifier de génocide un massacre, c’est suggérer que la question des secours d’urgence est subalterne, que seule importe une condamnation publique susceptible de faire pression pour une intervention internationale. Cela revient donc à poser le problème en termes de tout ou rien.

Nous avons donc voulu sortir de ce schéma trompeur. Si l’on se réfère à la jurisprudence de l’ONU, il est juste de parler de génocide au Darfour : il y a bien un massacre préparé et ciblé. Mais la seule chose que cela montre, c’est la plasticité du terme, et l’impuissance du droit à décrire une situation politique. Que se passe-t-il au Darfour ? Une revendication de partage du pouvoir et des ressources qui prend appui sur des forces militaires, et qui rencontre une réponse strictement violente : une répression brutale, extrêmement meurtrière, comme le Soudan en a connu auparavant, et comme il s’en développe aujourd’hui à l’est du pays. Dans tous ces cas, on retrouve la même stratégie de marginalisation des zones périphériques au profit de l’axe central. On est donc dans un processus de construction violente d’un espace national, où les revendications qui s’expriment sont politiques. Or cette dimension politique est complètement occultée par les descriptions métaphysiques qui sont faites aujourd’hui de la situation. Nous avons donc mis en avant les travaux de chercheurs comme Roland Marchal ou Marc Lavergne qui nous aident à redonner à la politique un niveau de pertinence et des « droits » et, ce faisant, à rouvrir la question d’une urgence vitale de plus en plus pressante. Cette urgence, ?il fallait la prendre en compte si l’on voulait éviter une « mort par attrition » (comme on a parlé de « génocide par attrition » pour les Indiens d’Amérique ou pour les Arméniens) : une mort consécutive à l’épuisement ou au surgissement de maladies dont le développement et l’aggravation rapide étaient inéluctables dans une situation où deux millions de personnes ont été déplacées. En produisant une description politique intelligible de la situation, on retrouvait un champ d’action, on pouvait définir des priorités vitales dans l’organisation des secours, que l’analyse en termes de génocide contribuait à occulter.

Pour revenir à votre question, je ne crois donc pas que notre position témoigne d’une évolution particulière. Il me semble au contraire qu’on retrouve là l’ethos de MSF : en tant qu’acteur qui revendique son extériorité au champ politique, MSF a cherché à rouvrir un accès à ce champ pour mieux faire valoir et délimiter le champ de l’action humanitaire.

Au risque d’enchanter le régime de Khartoum du secours inespéré que lui apportait le prix Nobel de la paix ?

Notre position a bien sûr été reprise par Khartoum comme un argument à décharge, ce qui a provoqué des tensions à l’intérieur de MSF. Mais on s’en remet très vite : l’important est de savoir si nous sommes capables de défendre ce que nous disons, pas la façon dont ce que nous disons est repris dans le débat public. S’en inquiéter reviendrait à se condamner à ne plus rien dire. Or - j’y insiste - notre rôle n’est pas d’entrer dans le débat des qualifications juridiques (savoir si tel ou tel massacre est un « crime contre l’humanité », un « crime de guerre » ou un « génocide »), mais de décrire une situation avec les instruments qui sont pertinents pour nous, dans la perspective des conséquences que cette description produit pour un organisme qui apporte des secours et refuse de discriminer entre les populations vers lesquelles il dirige ces secours. Décrire une situation, cela doit donc commencer par l’élimination de tout ce qui fonctionne comme une clôture de la description. C’est à cette condition qu’on peut parler précisément des destructions des villages, des récoltes et du bétail, des stratégies de terreur et des tueries - de la contre-insurrection, inspirée des méthodes coloniales, pour faire régner son ordre aux marges du territoire. Il s’agit donc de produire une description des processus guerriers, des techniques de violences employées, de leurs conséquences et du type de réponses que nous pouvons leur apporter, dans le domaine spécifique qui est le nôtre.

Ce souci de repolitisation des situations semble être au fondement de l’éthique de MSF : de même que vous avez pu critiquer la notion de « crise humanitaire », dans la première moitié des années 1990 où elle était régulièrement invoquée par la communauté internationale, comme description dépolitisante, vous contestez aujourd’hui la qualification de génocide comme description métapolitisante. Reste que votre position sur le Darfour tranche avec le discours que vous avez pu tenir sur l’ex-Yougoslavie. Il y a pourtant des analogies remarquables entre la stratégie d’El-Béchir et le projet de Milosevic : même articulation entre un pouvoir central qui entend construire un nationalisme, et des affidés locaux qui en profitent pour mener leurs propres guerres ; même type d’instrumentalisation religieuse, ?etc. Or à l’époque, MSF disait qu’il serait indécent d’aller nourrir des populations promises au massacre, et insistait sur l’indigence d’une communauté internationale dont la politique était essentiellement humanitaire, face à une stratégie de purification ethnique. De l’ex-Yougoslavie au Darfour, peut-on parler d’une évolution ?

On peut même parler d’une contradiction. Je crois qu’à propos de la Bosnie, nous sommes allés trop loin dans la critique de « l’alibi humanitaire ». J’étais président de MSF, et les positions que j’exprimais en public engageaient l’association. Or à l’époque, comme nombre de mes collègues, j’étais hanté par l’idée que nous nous retrouvions dans la position du délégué de la Croix-Rouge distribuant ses colis à des gens promis à une extermination prochaine. Depuis, je me suis défait de cette imagerie trompeuse, ne serait-ce qu’en m’informant, grâce au livre pionnier de Jean-Claude Favez, sur ce que le CICR a fait - et n’a pas fait - pendant la Deuxième Guerre mondiale. Mais je crois aussi que les positions que j’ai défendues sur la Bosnie peuvent s’analyser comme l’effet d’une inertie, au sens physique du terme : le mouvement, démarré dans les années 1980 au sein de MSF, continuait de lui-même. À l’époque, avec des gens comme Claude Malhuret, nous avions affirmé la vocation de MSF à défendre les droits de l’homme dans leur version libérale : dans un contexte de guerre froide, le camp naturel de l’acteur humanitaire était celui des démocraties libérales, dont la supériorité sur le totalitarisme était irréfutable. Nous nous inspirions très explicitement d’Hannah Arendt, et nous reprenions à notre compte le schéma aronien du conflit entre droits de l’homme - droits civils et politiques relevant d’un impératif catégorique - et droits collectifs - qui renvoient au domaine des objectifs sociaux souhaitables.

Au moment de la Bosnie, j’étais pris dans une espèce de ciseaux. D’un côté, je persistais dans ces positions héritées de la guerre froide ; de l’autre, je tentais de me resituer dans le monde d’après la chute du mur. Or j’ai vu la Bosnie comme une ultime résurgence de la bête. En déplaçant l’affrontement canonique des années 1980 sur le territoire bosniaque, je relevais le drapeau des droits de l’homme. Dans notre position, il y avait donc d’une part la Shoah comme point de fuite de l’humanitaire français, d’autre part la poursuite d’un éthos forgé dans les années 1980.

Vous regretteriez donc d’avoir dénoncé, comme vous l’avez alors fait, l’action de la communauté internationale qui traitait de l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie comme s’il s’était agi d’une catastrophe naturelle et semblait par là se résoudre a priori à la victoire des projets serbes ?

Quand je dis que nous sommes allés trop loin, je ne pense pas à ce type de critique, qui convergeait d’ailleurs très largement avec celle de l’ensemble des organisations humanitaires. L’Europe, disions-nous, devrait empêcher un fascisme de renaître sur son territoire ; au lieu de quoi elle utilise l’humanitaire comme un faux-semblant. Les Nations unies, ajoutions-nous, nomment « force de protection » un contingent qui ne protège rien d’autre que lui-même, et encore avec de grandes difficultés. Les usages mensongers et propagandistes de l’humanitaire pouvant être considérés comme relevant de notre champ de légitimité, nous devions les retourner contre ceux qui les mettaient en oeuvre. Non seulement je ne regrette pas d’avoir pris ces positions mais je trouve que, dans l’ensemble, le mouvement des ONG a bien réagi.

C’est par la suite que nous nous sommes fourvoyés. Par exemple, quand MSF a rendu public un rapport sur les crimes contre l’humanité, juste après la découverte des camps. Nous avions mené une enquête auprès de réfugiés bosniaques. Il s’agissait de montrer que les assassinats, tortures et expulsions étaient effectivement commis et qu’il s’agissait de crimes contre l’humanité. Les faits étaient attestés mais là encore, les effets psychologiques de la qualification l’emportaient sur la réflexion. Je me souviens avoir dit à l’époque à la presse que dans ces conditions, l’humanitaire n’avait aucun sens. Il y avait quelque chose de métaphysique - ou de métapolitique, pour reprendre votre terme - dans une conception qui avançait l’argument du crime contre l’humanité pour discréditer l’aide humanitaire. C’est cette position que je trouve intenable aujourd’hui. En quoi, au juste, aurions-nous concrètement participé à ces processus criminels ? On voit bien que la qualification de « crime contre l’humanité » - qui renvoie à une diversité considérable de crimes - ne dit rien, ni des espaces concrets de travail pour l’aide humanitaire, ni de l’instrumentalisation dont elle peut être l’objet. Or l’objet de l’humanitaire est bien davantage dans le déploiement de ces espaces concrets que dans l’interpellation.

L’histoire de MSF oscillerait donc entre deux pôles : d’un côté, l’interpellation des politiques et des gouvernements ; de l’autre, une réflexion du groupe sur les conditions de possibilité de son activité et sur ses effets. Doit-on considérer que le premier s’efface progressivement au profit du second ? Ou que l’oscillation est en train de perdre de l’amplitude pour arriver à un point de stabilité ?

On peut en effet identifier deux positions emblématiques de l’histoire de MSF. Nous sommes partis de ce que j’appellerais une posture d’attestation : celle de témoins visuels à charge, qui sonnent l’alarme au nom de leur position d’acteurs de terrain. Pour ma part, cette posture me semble éminemment contestable. D’abord, elle est à l’origine de certaines des erreurs du groupe : à la fin des années 1960, les précurseurs et futurs fondateurs de MSF ont cru devoir dénoncer un génocide qui n’en était pas un. Mais en outre, c’est la notion même de « témoin visuel » qui est discutable : témoin visuel de quoi ? qu’est-ce qu’être « témoin » d’un génocide ? qui l’a été ? Comme dirait Raul Hilberg, le témoin de la destruction des juifs, c’est l’acteur criminel lui-même : c’est Eichmann, pas l’insurgé du ghetto de Varsovie, ni le « musulman » d’Auschwitz.

Quoi qu’il en soit, cette posture a persisté longtemps au sein de MSF. D’une certaine manière, elle existe encore, au moins dans les représentations qu’on se fait de l’association, comme en a témoigné, au moment où le prix Nobel nous a été décerné, la façon dont la presse supposément bien informée a colporté la légende dorée de la création du groupe. Ce qui est sûr, c’est que cette posture d’attestation, cette rhétorique du témoignage et de l’accusation, ont culminé dans notre interpellation sur la situation cambodgienne en 1980. Mais la réalité des interventions publiques de MSF a depuis beaucoup évolué. Et une autre posture s’est fait jour en 1985 avec la famine en Éthiopie.

À l’époque, nous avons mis quelque temps à comprendre que l’ensemble des ressources - financières, logistiques et politiques - apportées par la solidarité internationale étaient réemployées par le pouvoir d’Addis Abeba pour procéder à sa politique stalinienne de modernisation : transfert des populations, démantèlement de la société rurale, dékoulakisation, etc. Pour nous, la question n’était donc plus seulement de dénoncer des exactions : nous, les humanitaires, participions à l’écrasement de gens que nous venions aider. D’une stratégie de dénonciation des crimes commis par les staliniens et leurs successeurs, nous sommes donc passés à un questionnement sur notre propre rôle, sur les conséquences éventuellement négatives de nos actions, sur le jeu dans lequel on peut entrer sans même s’en apercevoir.

La cohabitation de ces deux types de posture était sensible dans l’attitude que nous avons observée en Bosnie : la conférence de presse sur le crime contre l’humanité relevait du registre de l’attestation/dénonciation ? ; mais dans le même temps, nous étions engagés dans une autre démarche, qui s’inscrivait plutôt dans le registre de l’analyse critique, avec la réflexion sur nos enjeux de responsabilités sur un terrain donné. J’ai beau considérer ce que nous avons fait à Srebrenica comme indubitablement utile, il reste beaucoup d’interrogations : peut-être avons-nous contribué à renforcer la crédibilité du décor de sécurité, alors même que pesait une menace réelle sur la population. J’y suis allé à deux reprises, et il ne m’est pas venu à l’esprit de dire aux gens : « Attention, demandez-vous si vous n’êtes pas dans un piège ! » Il y avait le bataillon canadien ou hollandais, le CICR venait de temps en temps, on se disait qu’il y avait une protection garantie par la communauté internationale - on a vu en 1995 ce qu’il en était ! D’où un sentiment de malaise et de culpabilité, qui habite encore beaucoup de ceux d’entre nous qui étaient impliqués en Bosnie. L’acharnement dont MSF a fait preuve dans la détermination des responsabilités, dans le rassemblement de preuves, dans la participation aux commissions d’enquête - toutes choses qui sont d’ordinaire étrangères à notre mode opératoire - peut s’expliquer par ce sentiment.

À ce titre, la guerre du Congo, en 1996-97, qui fait suite à l’attaque des camps du Kivu et à la marche des troupes de Laurent-Désiré Kabila vers Kinshasa, constitue un cas particulièrement sensible. En toute rigueur, cette guerre devrait remplacer, dans l’imaginaire des ONG, le paradigme de la Croix-Rouge à Auschwitz. Parce que les intervenants humanitaires - au premier rang desquels le HCR, le CICR et MSF - y ont été directement mêlés à la mise à mort des réfugiés qui fuyaient les camps. Quand nous allions à la rencontre des réfugiés qui fuyaient, nous devions obligatoirement charger dans nos véhicules des officiers de liaison. Ces derniers renseignaient l’ADFL (Alliance des Forces démocratiques de libération du Congo-Zaïre) de Kabila, qui était à l’époque alliée à l’APR (Armée Patriotique Rwandaise). Une fois les positions connues grâce à l’entremise des humanitaires, il ne restait aux troupes rwandaises de l’APR qu’à se rendre sur les lieux pour se livrer à des exécutions de deux cents, cinq cents, voire mille personnes, comme de vulgaires unités de tueurs. Bref, nous étions les chiens de chasse, les pointeurs des tueurs de l’APR. C’est la situation la plus catastrophique qu’ait jamais connue l’aide humanitaire. Pour moi, il s’est agi à l’époque de rester fidèle au précédent éthiopien : pour le dire dans des termes empruntés à Eichmann à Jérusalem : à défaut de pouvoir empêcher un crime, il fallait éviter d’y participer. Certains d’entre nous - j’en étais - ont critiqué durement le HCR, et MSF s’est déchiré sur la réponse. Dans une situation aussi tragiquement fermée, je ne vois pas ce qu’il était possible de faire d’autre que de renoncer à agir sur le terrain et de protester en sachant qu’il est de toute façon trop tard. Si j’insiste sur cette histoire, c’est pour souligner une fois de plus la nécessité de l’examen systématique des conséquences de notre propre action. Cette nécessité est peut-être d’autant plus impérieuse que les moyens, les postures et la rhétorique humanitaires ont pris, au cours des années 1990, une importance et un poids symbolique considérables, en regard de ce qu’ils étaient au début des années 1980, quand le mouvement se cherchait encore.

Bref, il y a bien dans l’histoire de MSF une tension entre une fonction de témoignage et une fonction analytique. Mais depuis la crise éthiopienne, cette tension s’est progressivement réduite au profit de la fonction analytique.

Vous présentez votre position sur la Bosnie comme une rémanence de posture d’attestation. Ne pourrait-on pas toutefois l’envisager aussi du point de vue de la fonction réflexive qui l’emporte aujourd’hui ? À l’époque, on disait qu’il y avait une « crise humanitaire » en Bosnie. En réagissant comme vous l’avez fait, vous disiez en substance : nous nous plions à ce qu’on nous dit de faire, nous nourrissons les gens ; mais que faisons-nouspolitiquement ? N’est-ce pas le même type de question que celle qui s’est posée de façon paradigmatique au Congo en 1996 ? Ou que celle qui se pose également au Darfour aujourd’hui ? Après tout, vous rappeliez tout à l’heure qu’El-Béchir s’était félicité de votre analyse de la situation. N’y a-t-il pas là un effet pragmatique de ce que vous dites - l’un de ces effets qu’on ne peut jamais maîtriser complètement ?

Sans doute y a-t-il en effet une limite au-delà de laquelle tout peut se réinverser ; une sorte d’effet de seuil, au-delà duquel le sens d’une position se retourne. Mais je crois qu’on peut dépasser, au moins partiellement, cette contradiction, en défendant une conception globale de l’humanitaire comme politique du moindre mal ; ou comme politique du moindre pire, selon l’expression de Philippe Mesnard. J’ai été longtemps très critique de ce type de conception ; aujourd’hui, je considère qu’il s’agit d’une politique acceptable, et même souhaitable dans un certain nombre de cas. Accepter l’idée d’une politique de moindre mal, ou du moins ne pas la réfuter en droit, me paraît donc être une façon de s’installer dans la contradiction que vous soulevez sans la subir totalement.

Par ailleurs, pour une situation de type guerre du Darfour, l’enjeu est de décrire, de mettre en récit et non de qualifier. Je n’y vois pas de risque d’innocenter un pouvoir criminel car réfuter l’incrimination de génocide ne revenait pas à exonérer le régime de Khartoum de ses crimes. Cette réfutation conduisait au contraire à une description du crime dans sa forme concrète, en rappelant que l’on était dans une répression brutale et des violences asymétriques, qu’il y avait (il y a toujours) deux millions de personnes déplacées dans cette région qui en compte six et qu’il s’agissait d’une situation extrêmement grave. Encore une fois, il s’agit de casser la terrible dichotomie du génocide ou rien.

Qu’est-ce que je défends au juste ? Peut-être le pari modeste que la politique, l’histoire et l’avenir s’écrivent avec les vivants, et qu’une politique minimale de la vie consiste à entretenir les corps. Cette formule, je l’aurais repoussée de toutes mes fibres dans les années 1980, au nom de la vision humaniste très idéale qui était la mienne ; je la revendique aujourd’hui comme la position minimale, non impériale. Entretenir les corps, cela veut dire agir sérieusement, aider ceux qui, au cas où nous n’agirions pas, auraient le plus grand mal à subsister ; les aider à passer une période difficile - qu’elle dure six mois ou six ans. Au Sud Soudan, cela a duré vingt ans ; nous y étions pendant tout ce temps. Voilà ; j’entends votre question ; mais je ne sais pas comment aller plus loin.

Dans la deuxième moitié des années 1980, l’éthique de MSF se constitue à partir du discours suivant ? : « Nous pouvons mettre les politiques devant leurs responsabilités parce que nous sommes des acteurs non politiques pris dans une situation politique. Nous faisons de l’humanitaire, pas de la politique gouvernementale, et nous savons que faire de l’humanitaire n’est pas le rôle des politiques ? ; nous pouvons donc dire quand les politiques se défaussent de ce qui constitue leur part. » À l’époque, cette éthique était encore très largement construite autour de la posture de l’attestation que vous décriviez tout à l’heure. Dès le moment où vous récusez l’idée d’être un témoin extérieur de la politique pour développer, au contraire, la position pragmatique issue de la jurisprudence éthiopienne, vous en venez à vous poser comme un acteur politique particulier, doté d’un agenda politique limité aux objectifs de l’humanitaire. Alors qu’auparavant, vous revendiquiez une position non politique dans un monde politique, vous en êtes venus à réfléchir, du point de vue de votre politique, aux effets de cette politique. Cette description vous semble-t-elle pertinente ?

Quand on mène campagne, comme nous le faisons aujourd’hui, pour l’accès aux médicaments essentiels, quand on accuse les institutions internationales, les laboratoires et les gouvernements de prendre insuffisamment en charge cette question, et de se contenter de faux-semblants, on est exactement dans le rôle que vous décrivez. Je suis donc d’accord avec vous, même s’il faut reconnaître que le terme « politique » est chargé de significations très diverses : car cette « politique non gouvernementale » que nous menons semble aller à l’encontre de ce qui a été longtemps considéré comme consubstantiel à la politique : la non spécificité, le caractère transversal... Aujourd’hui, MSF joue sur un vaste terrain, également investi par des groupes comme Act Up ou par les forums sociaux : nous inventons des formes renouvelées d’implication politique qui visent à prendre en charge un objectif social particulier, une dimension de la vie : non plus la vie « en gros », mais au contraire la vie dans le détail. Il y a là quelque chose d’important, dont on peine à prendre la mesure parce que cela ne correspond à aucune tradition institutionnelle, et dont je suis moi-même incapable d’imaginer l’avenir. C’est notre vision étatisée, institutionnalisée, qui brouille notre regard et nous empêche de saisir l’originalité et la dynamique de ces mouvements. Je ne place pas MSF dans le mouvement altermondialiste ? : je suis aujourd’hui aussi anti-tiers-mondiste que je l’étais dans les années 1980 ; et je crois qu’il est important de maintenir des frontières. Pour autant, il me semble que MSF participe d’un mouvement plus large auquel contribuent ces différentes mouvances, et dont pourra rendre compte, dans quelques années, l’historien ou le sociologue, avec un recul qui me manque.

À l’époque où le discours massif des gouvernements était un discours de dépolitisation, la posture qui consistait à les appeler à ne pas se défausser sur l’humanitaire s’imposait. À cet égard, il semble que vous ayez été entendus ? : on peut reprocher beaucoup de choses à l’administration Bush, mais pas de se défausser de la politique. Or dès lors que l’administration américaine revendique haut et fort sa politisation, il devient sans objet de lui dire « faites de la politique ». N’est-on pas, dès lors, obligé de se constituer soi-même en acteur politique pour s’affronter à la manière politique de ladite administration ? Bref : dans la réflexion sur l’humanitaire que vous venez de mener, quelle est la part de l’évolution endogène ? Et quelle est la part du discours dominant auquel vous êtes amenés à vous affronter ?

La réflexion sur l’humanitaire se développe dans des configurations politiques dont l’humanitaire lui-même est partie prenante. Je ne vois donc pas comment distinguer une part « endogène » et une part réactive. L’humanitaire de guerre froide des années 1980 pourrait aussi être examiné de cette façon. Il s’agit moins de tenter d’échapper à la politique que de chercher à savoir quelle politique nous faisons. Nous ne savons pas plus que les acteurs politiques où est le « bien suprême » ou s’il existe, mais nous devons être capables de dire pourquoi nous disons et faisons telle chose plutôt qu’une autre, que ce soit dans le contexte des guerres d’Irak ou du Soudan, pour l’aide aux victimes du tsunami ou à celles de la famine au Niger, ou encore pour la lutte contre le sida. Si c’est cela que vous appelez être un acteur politique, alors, oui, c’est indispensable à ce titre, mais à ce titre seulement.

La position sur l’Irak a-t-elle fait débat au sein de MSF ?

Non. Le fait de ne pas se prononcer sur le conflit en tant que tel n’a pas posé de problème. Quant à savoir ce que nous devions aller y faire concrètement, il y a eu des débats, mais ils ont traversé les sections elles-mêmes. Avant l’intervention, nous avons ainsi débattu sur la mise en place d’un dispositif d’accueil des réfugiés. C’était une fausse bonne idée, dont l’inanité a été démontrée à de nombreuses reprises : on croit que les réfugiés vont arriver en grand nombre, mais ils ne viennent pas, ou bien ils vont ailleurs, ou bien ils sont en petit nombre, ou alors ils repartent. Tous les scénarios sont des pièges, parce que la réalité les prend toujours de court.

Ensuite, après l’invasion proprement dite, les débats ont porté sur l’opportunité de rester en Irak. Pour les uns - dont j’étais -, nous n’avions rien à y faire. Le système baasiste irakien avait les avantages d’un régime stalinien : une infrastructure publique certes délabrée mais existante, des cadres, des hôpitaux et des médecins en nombre, il suffisait qu’ils se mettent au travail. Autre argument : l’occupant était la première puissance du monde, il avait des obligations conventionnelles précises, il n’y avait aucune raison de l’en soulager. Pour d’autres au contraire, il y avait des troubles, il y avait donc des besoins. Les Irakiens sortaient d’une longue dictature, il y avait eu d’importantes destructions, il fallait y aller. Les débats ont été assez vifs. Chaque section était partagée par la même contradiction, les mêmes différences d’appréciation. Les opposants à une « mission Irak » l’ont finalement emporté.

Parmi les sujets de tensions au sein de MSF, vous faites également état de tensions sur la question des IVG...

Le dissensus ne porte pas sur des principes - personne ne remet en cause l’acte médical en tant que tel - mais sur le degré de liberté que nous pouvons nous autoriser avec les législations nationales : jusqu’où s’autorise-t-on à enfreindre une loi, ce qui revient à mettre en danger notre action dans le pays concerné, et des personnels locaux qui se trouvent impliqués par des gestes dont ils ne connaissent pas forcément la nature juridique ? Aujourd’hui, ce problème se pose particulièrement au Soudan et au Congo, et dans tous les endroits où des viols ont été commis en masse. Il y a une demande à laquelle nous répondons dans le flou.

Outre l’avortement, avez-vous d’autres exemples où ce type de problème se pose ?

C’est aussi le cas des protocoles thérapeutiques. Dans la quasi-totalité des pays où nous travaillons, les protocoles imposés par le ministère de la Santé ont été fixés au terme de négociations avec les laboratoires, dans des conditions d’inégalité faciles à imaginer. Depuis une dizaine d’années, on assiste à une recrudescence dramatique et meurtrière du paludisme, pour des raisons qui tiennent aux dépla-cements de populations, aux guerres, et à certains changements climatiques. C’est donc un enjeu primordial de santé publique. Or les traitements avec lesquels on s’affronte à ces épidémies sont obsolètes. Dans certains endroits, on observe près de 80 % de résistances : autant distribuer du sucre. Ce simulacre de geste médical est déontologiquement intenable. Le problème se pose donc pour nous dans les termes suivants : peut-on imposer notre idée de ce qu’est le bon protocole thérapeutique, fût-elle démontrable, en cassant des habitudes légitimées par l’État ? C’est la question difficile du conflit d’autorité : légitimité scientifique contre légitimité politique ; légitimité humanitaire - si j’ose dire - contre légitimité gouvernementale. Pour l’instant, au prix de stratégies de tension assumées, nous avons réussi à avancer : au Burundi, en Sierra Leone, et au Libéria. C’est en Éthiopie que le conflit a été le plus dur : pour la deuxième fois de notre existence, nous avons pensé être expulsés de ce pays. Signe intéressant des temps, la situation s’est retournée : après des affrontements publics, le ministère de la Santé a convenu publiquement de ses torts scientifiques et a accepté la mise en oeuvre d’un nouveau protocole.

Or ces batailles ont également suscité des désaccords entre différentes sections nationales de MSF : fallait-il les mener quand leur issue était incertaine, et que cela risquait de déstabiliser les équipes locales qui pouvaient se voir accuser d’arrogance néo-coloniale ? Les divergences sont donc tactiques, et elles portent les modalités pratiques : faut-il préférer par exemple la mobilisation de la presse locale et la confrontation ouverte, ou au contraire la discussion feutrée ?

Mais quelles sont au juste les options tactiques ? Se soumettre en distribuant du sucre ? Transgresser ? Partir ?

Quatrième option : créer un rapport de force avec les États. Nous en avons désormais la capacité, particulièrement depuis une dizaine d’années - le prix Nobel y a peut-être contribué mais c’est plus largement la place des ONG sur la scène politique qui s’est extraordinairement renforcée. Aujourd’hui, la situation éthiopienne de 1985 serait très défavorable au gouvernement éthiopien.

Le rapport de force, c’est peut-être la signature identitaire de MSF-France, notre conscience heureuse. C’est peut-être ce qui nous distingue d’autres sections nationales : l’évidence avec laquelle nous percevons la nécessité, dans un certain nombre de situations, de créer un rapport de force dont la conclusion n’est pas jouée d’avance. Nos actions supposent nécessairement des tensions avec les États. Or, pour d’autres sections de MSF comme pour d’autres ONG, cela ne va pas de soi, ne serait-ce que parce qu’elles ont avec les États une tradition de coopération qui les place dans une position de prolongement des administrations étatiques. Quand on est là pour mettre en oeuvre une politique, on ne la met pas en question : le conflit est donc plus difficile.

Ce qui m’intéresse dans MSF, c’est cette capacité à établir des rapports de forces sur le terrain. Rien ne dit pourtant que ce sera toujours le cas. Nous pourrions devenir une agence de para-institutions publiques, chargées de la mise en oeuvre privée de politiques sanitaires publiques. Vu l’état sanitaire désastreux en Afrique, nous pourrions par exemple monter des hôpitaux privés à but non lucratif, financés par la Banque mondiale ou l’Union européenne, c’est-à-dire reprendre une tradition missionnaire dans sa version laïque et sociale. Ce serait sans aucun doute utile mais j’avoue que ce n’est pas le type d’action qui me motive.