Vacarme 34 / motifs

un civisme radical entretien avec Anthony Romero, directeur exécutif d’ACLU

Comment traduire « civil liberties » : libertés civiles, ou civiques ? En français, il faudrait choisir : ou bien des libertés civiles, marges d’autonomie laissées aux individus et gagées par le droit, libertés que l’État garantit comme du dehors, qu’il définit et reconnaît comme l’autre côté du politique. Ou bien des libertés civiques, marquant l’implication active et vigilante des citoyens dans la sphère publique, suggérant leur capacité de se saisir ensemble, à travers leurs institutions, de leur propre destin. D’un tel choix, l’ACLU nous préserve heureusement ; le combat que mène, depuis près d’un siècle, cette association contre l’atteinte aux libertés prend aujourd’hui l’allure d’un civisme radical, répondant à une situation elle-même renversée : lorsque même le FBI n’a plus d’autre recours face aux exactions de son administration que de jouer les plaignants, le tribunal devient une arène politique centrale.

Comment est née l’ACLU (American Civil Liberties Union) ?

Historiquement, l’ACLU procède du National Civil Liberties Bureau,fondé juste après la fin de la Première Guerre mondiale ; soit à un moment où l’immigration est particulièrement importante (principalement en provenance des pays d’Europe de l’Est, et souvent juive), où le mouvement ouvrier fait preuve d’une vigueur (et parfois d’une violence) inédite et où la Révolution bolchevique vient d’instaurer un régime politique considéré comme menaçant pour les valeurs américaines.

En 1919 et 1920, après l’explosion de plus de trente bombes à travers le pays, le département de la Justice, encouragé par le ministre A. Mitchell Palmer, réagit avec une violence répressive extrême, arrêtant et déportant sommairement plus de cinq mille immigrants — en particulier des leaders syndicaux et des objecteurs de conscience.

Au même moment, Roger Nash Baldwin, un membre de l’élite patricienne et intellectuelle de Boston opposé à la Première Guerre mondiale, s’associe à quelques suffragettes de premier plan, comme Crystal Eastman et Jane Adams, pour créer le National Civil Liberties Bureau, rebaptisé deux ans plus tard l’American Civil Liberties Union. L’idée de départ est de constituer une organisation capable de résister aux abus de pouvoir du gouvernement, une organisation s’assurant du respect des droits et des aspirations figurant dans les documents fondateurs de ce pays.

Au début, il ne s’agit pas d’une organisation non gouvernementale, mais d’un mouvement politique, avec des adhérents. Baldwin, qui la dirige pendant plus de trente ans, a passé la première partie de son mandat à voyager pour rencontrer les cellules locales du mouvement : pour être efficace, il ne suffit pas d’être à New York et à Washington, il faut être sur le terrain, là où les gens protestent contre les atteintes à leurs libertés et à leurs droits civiques. C’est de ces « brigades citoyennes » qu’est issue l’ACLU.

Ce qui distingue l’ACLU d’autres organisations du même type, c’est ce système d’adhésion, auquel nous sommes restés fidèles. Les cellules locales (civil liberties unions) et leurs adhérents ont été et sont encore à la base de toutes nos actions. Nous comptons aujourd’hui 558 000 adhérents qui, chaque année, donnent vingt dollars ou plus pour avoir leur carte de membre.

La carte d’adhérent de l’ACLU a acquis une petite notoriété en 1988 lors des débats pour l’élection présidentielle, quand le premier président Bush a accusé son adversaire, Michael Dukakis, « d’avoir sa carte à l’ACLU » (« of being a card-carrying member of the ACLU »). Du fait de cet incident, nos membres sont aujourd’hui furieux quand on oublie de leur envoyer leur carte !

L’ACLU est aujourd’hui célèbre pour son activisme dans le domaine judiciaire. Ce mode d’intervention était-il voulu dès le départ, ou bien s’est-il imposé au fil de vos actions ?

L’organisation était au départ en grande partie basée sur le volontariat, et elle ne s’est professionnalisée que lentement. Il faut savoir qu’aux États-Unis, la plupart des injustices, des problèmes sociaux et des abus de pouvoir — tout au moins ceux qui connaissent un retentissement public — passent un jour ou l’autre devant un tribunal. Même des controverses relevant de la sphère politique au sens strict trouvent pratiquement toujours leur expression privilégiée dans une affaire judiciaire importante.

L’une des premières affaires traitées par l’ACLU a été le procès de John Thomas Scopes, un professeur du Tennessee traîné en justice pour avoir enseigné le darwinisme en classe (il est remarquable qu’en ce moment même, pas dans le Tennessee mais en Pennsylvanie, à Dover, quatorze de nos avocats plaident contre l’enseignement de ce néo-créationnisme que l’on appelle « intelligent design theory », théorie du dessein intelligent). En 1924, le Congrès du Tennessee vient de voter une loi interdisant l’enseignement de la théorie de l’évolution ; Roger Baldwin collecte des fonds auprès de progressistes new yorkais et fait paraître l’annonce suivante dans un journal local : « Si un professeur veut bien venir relever le défi et enseigner Darwin, nous serons ravis de lui fournir une aide judiciaire. » John Thomas Scopes s’est porté candidat.

Au fil du temps, la branche judiciaire s’est développée et nous l’avons intégrée à l’organisation, si bien que nous sommes probablement aujourd’hui le plus grand cabinet d’avocats du monde pour les questions d’intérêt public, avec cent cinquante avocats à plein temps qui plaident pour nous devant les tribunaux nationaux (ceux des États), et bien sûr devant la Cour Suprême. Trois cents d’entre eux travaillent au bureau national, basé principalement à New York et à Washington DC, et les autres ailleurs, par exemple à Atlanta pour un projet national de défense du droit de vote. L’une de nos sections, basée en Californie pour des raisons que vous n’aurez aucun mal à imaginer, se penche sur la législation en matière de drogues. En outre, nous avons des bureaux locaux dans chaque État — y compris à Porto Rico et à Washington DC.

Au sein de l’organisation, toutes les sections ne sont pourtant pas tournées vers l’action judiciaire...

Nous avons trois grandes stratégies. En premier lieu, il y a notre activité proprement judiciaire. Étant donné que les droits garantis par le premier amendement ne disposent pas souvent d’un soutien populaire — en particulier lorsqu’ils concernent des étrangers, des homosexuels, des usagers de drogues —, c’est la loi et la possibilité d’aller en justice pour la faire respecter qui nous permettent de susciter une volonté politique. C’est comme un gros bâton qu’on maintient au-dessus de la tête de nos élus, qui souvent ont trop peur de prendre l’initiative pour faire respecter des droits constitutionnels contre l’opinion.

En deuxième lieu, il y a le travail législatif que nous faisons auprès du Congrès et dans les capitales des États, afin de promouvoir des lois justes et d’empêcher les mauvaises d’être votées. Parfois, nous réussissons, même avec le Congrès actuel. Ainsi, au niveau des États — qui sont compétents sur cette question — nous avons tenté d’obtenir que les condamnés ayant purgé leur peine récupèrent leurs droits civiques ; et nous avons récolté quelques succès, dans des endroits comme le Nebraska et Rhodes Island.

Enfin, en troisième lieu, nous avons un programme de communication et d’éducation du public. Parce que vous pouvez gagner au Congrès ou au niveau des États, vous pouvez gagner au tribunal, mais si vous ne changez pas le coeur et l’esprit des gens, vous aurez beau gagner deux ou trois batailles, à long terme vous perdrez la guerre. C’est à mon avis ce qui est souvent arrivé au mouvement de défense des droits civiques aux États-Unis. À mesure que nous nous professionnalisons, nous perdons notre capacité à faire comprendre aux gens ordinaires pourquoi les choses que nous faisons sont importantes. Plus la lutte devient le royaume des plaideurs professionnels, des lobbies et des experts en communication, plus nous nous éloignons de nos parents, de nos soeurs, de nos cousins. Aussi, depuis à peu près un an, une partie de l’action de l’ACLU consiste à tenter d’expliquer de manière beaucoup plus claire pourquoi nous agissons.

Nous produisons ainsi chaque mois une émission de télévision d’une demi-heure. Il ne s’agit pas d’un programme publicitaire. Nous y racontons l’histoire de nos clients, nous cherchons à montrer la signification des grands problèmes politiques à travers des histoires d’individus confrontés à l’injustice.

La première de ces émissions a abordé la question du PATRIOT Act. Nous avons retrouvé un certain nombre de gens affectés par cette loi, qui ont été par exemple déportés. On voit des enfants qui pleurent parce que leur père a dû quitter le pays, des femmes parlant de leur mari déporté et qui n’est pas autorisé à voir un avocat. Nous sommes loin des protections abstraites que sont le Quatrième et le Cinquième Amendement, loin des notions abstraites d’« application de la loi selon les procédures prévues » (due process) ou de « surveillance » ; nous racontons ce qui se passe quand un pays entre en guerre avec son propre peuple, nous parlons des victimes de cette guerre, c’est-à-dire les immigrants et les minorités.

Ces thèmes font partie de ceux sur lesquels nous nous battons aujourd’hui. Le PATRIOT Act est en train d’être examiné au Congrès, qui débat sur la nécessité de l’étendre, de le révoquer ou de le restreindre, et nous voulions une émission qui pourrait amener le peuple américain à dire : « Si ça se passe vraiment comme ça pour certains, alors nous devons nous interroger sur le bien-fondé de cette législation. »

La seconde émission, que nous venons de produire, parle de la Cour Suprême. Là, on a un peu donné dans l’expérimental : on y voit une jeune lycéenne dans l’Oklahoma qui refuse de passer le test urinaire de détection de drogue exigé pour pouvoir faire partie du choeur du lycée. Nous suivons son cas jusqu’à ce qu’il soit examiné à la Cour Suprême, afin de montrer l’importance de cette Cour pour les gens ordinaires, et en l’occurrence pour cette jeune fille. Notre intention, c’est de faire comprendre au public pourquoi il lui faut se soucier de qui sera le prochain juge nommé à la Cour Suprême.

On pourrait dire que vous travaillez à trois niveaux : la loi (avec le lobbying auprès du Congrès et des États), la jurisprudence (votre activité dans les cours et tribunaux), mais aussi les normes. C’est à ce troisième niveau, à savoir le travail critique sur ce qui passe ordinairement pour « normal », que se situe votre programme éducatif. Il semble qu’il s’agit là d’une dimension essentielle de votre travail : assumant qu’il existe bien une « guerre des cultures » — que la droite religieuse et le parti républicain livrent avec passion — vous estimez que pour changer la jurisprudence et la loi, il faut gagner cette guerre et changer la culture.

Exactement, et l’histoire récente des droits des gays et lesbiennes en est la meilleure illustration. En 1983, en Géorgie, l’ACLU s’est occupée de l’affaire Bowers vs. Hardwick : deux hommes gays, consentants, font l’amour dans l’espace privé de leur domicile ; un policier entre, les arrête et les met en accusation au nom de la loi sur la sodomie de l’État de Géorgie. Cette affaire est allée jusqu’à la Cour Suprême, et nous avons perdu. Le jugement est aberrant, agrémenté de citations du Lévitique, et cette doctrine folle s’est maintenue jusqu’en 2004, c’est-à-dire jusqu’à l’affaire Lawrence vs. Texas. Dans cette nouvelle affaire, la Cour Suprême rend en effet un verdict complètement opposé. Or ce qui a changé entre les deux arrêts, ce n’est pas la Cour, c’est le fait qu’il n’est plus possible dans ce pays de voir l’État approuver un tel niveau de discrimination explicite. Alors la Cour rattrape son retard, mais parce que les normes ont changé : il y a désormais des émissions de télé avec des personnages gays, des familles gays avec des enfants, beaucoup plus de gens qui s’affichent gays. Alors oui, vous avez raison : il y a la jurisprudence, et il y a les normes.

Pour revenir aux innovations récentes dans nos pratiques, outre les nouveaux programmes, nous avons aussi innové sur le plan tactique. Le climat politique est en effet devenu si difficile qu’à moins de trouver un moyen de travailler avec des Républicains, nous risquons de nous retrouver hors-jeu. Aussi ai-je récemment embauché Bob Barr, autrefois représentant de la Géorgie au Congrès, et très à droite politiquement : il a fait partie des parlementaires qui ont voulu destituer (impeach) Clinton lors de l’affaire Monica, il est à l’origine du « Defense of Marriage Act » — qui proclame le caractère hétérosexuel du mariage — bref, un beau palmarès en matière de libertés civiles ! Il reste qu’il est d’accord avec nous sur certains points, en particulier en matière de surveillance et d’empiètement des libertés dans le cadre du PATRIOT Act.

Nous l’avons donc embauché comme consultant. Si vous aviez vu le tollé à l’ACLU ! Les gens étaient vraiment choqués. Je comprends leur réaction mais en même temps, si nous nous étions cantonnés à nos bonnes petites habitudes — travailler avec les Quakers, les pacifistes, les bibliothécaires... — nous n’aurions pas le poids politique qui est le nôtre aujourd’hui. Je pense qu’il est essentiel, d’un point de vue tactique, de trouver des alliés inattendus et de travailler en fonction du contexte. Cela ne nous autorise pas pour autant à oublier nos principes — mais pas davantage à renoncer à entreprendre une action au motif qu’elle risquerait de nous rendre impopulaires ou de provoquer une réaction brutale.

Venons-en aux poursuites que vous avez engagées contre le gouvernement à propos des actes de torture commis à Bagram, Abu Ghraib et Guantanamo.

Dès le départ, tant le fait que les États-Unis aillent faire la guerre en Afghanistan et en Irak que la manière dont cette guerre était menée ont suscité beaucoup d’inquiétude parmi nous. L’ACLU travaille sur la question de la torture depuis octobre 2003, soit avant que le scandale de la prison d’Abu Ghraib n’éclate. Notre stratégie s’est dessinée lors d’une réunion interne, lorsque l’un de nos avocats a demandé : « Pourquoi est-ce qu’on n’utilise pas la loi sur la liberté de l’information (Freedom of Information Act) pour bombarder le gouvernement de demandes d’accès aux informations qu’il détient sur la torture et les violences à Guantanamo, en Irak et en Afghanistan ? » C’est donc ce que nous avons fait et, peu après, les photos d’Abu Ghraib sont sorties. Aussitôt le juge de New York qui traitait notre requête commence à s’agiter et exige que le gouvernement transmette les documents demandés. À ce jour, nous avons reçu soixante-dix mille pages de documents du gouvernement américain, qui d’une manière ou d’une autre ont toutes à voir avec les actes de torture et de violence en Afghanistan, en Irak et à Guantanamo. Au total, il existerait cent cinquante mille pages.

Les détails de l’histoire sont fascinants en ce qu’ils révèlent les petites guerres entre les différentes branches du gouvernement. Ainsi, les premiers documents qui nous sont parvenus nous ont été transmis par le FBI, parce que les gars du FBI ne supportaient pas la manière dont le département de la Défense et le département d’État les traitaient. On a en effet appris que des types de ces deux départements interrogeaient les détenus, à Guantanamo et ailleurs, en se faisant passer pour des agents du FBI, afin de se défausser sur eux au cas où les interrogatoires tourneraient mal.

Une fois qu’on tire sur un bout de la pelote, tout se dévide. Alors on peut rassembler les pièces du puzzle, et on apprend des choses incroyables. On apprend qu’il y a des centaines de morts sur lesquelles on n’enquête pas, en Afghanistan et en Irak. Qu’il y a des dizaines de jeunes gens qui meurent dans des circonstances suspectes — objet contondant, hypothermie, hémorragie interne — sans qu’aucune enquête ne soit menée. On lit quelque part qu’un homme a été forcé à assister à la fausse exécution de son fils âgé de quatorze ans. Qu’on plonge les mains de certains détenus dans l’alcool avant d’y mettre le feu. Qu’on place des cigarettes dans les oreilles des prisonniers et qu’on les laisse brûler jusqu’à ce que le tympan soit touché.

Comment se fait-il qu’il y ait une trace écrite de ces choses-là ?

Parce qu’à certains moments, il y a eu des plaintes à l’intérieur même du système. Par exemple, le FBI a donné instruction à ses agents de ne participer en aucune manière aux interrogatoires dès lors que ceux-ci ne leur semblaient plus être conformes à la Convention de Genève. Si bien qu’on se retrouve avec cette dissension au sein même de ce monolithe qu’on appelle l’administration Bush. On lit ces documents officiels et on assiste aux disputes entre les services ; les uns disent « c’est mal », « ça va trop loin », les autres répondent : « c’est efficace ». C’est là que la bureaucratie, les rouages du gouvernement, fonctionnent à notre avantage.

Aujourd’hui, nous avons porté l’affaire des photos et vidéos d’Abu Ghraib devant le tribunal. Nous soutenons que la définition du mot « document » ne se limite pas à des notes de service ou à des avis juridiques, mais qu’elle inclut les documents numériques, qu’il s’agisse d’images vidéo, d’enregistrements sonores ou de photographies. Le juge new yorkais qui travaille sur cette affaire nous a donné raison et a déclaré que le gouvernement doit nous remettre soixante-dix photos d’Abu Ghraib et les trois premières vidéos de scènes de torture (nous ne les avons pas encore vues, et donc nous ne savons pas exactement de quoi il s’agit). Nous sommes donc en train de déposer une motion pour le contraindre à nous donner ces images vidéo et ces photos. Nous présentons notre dossier, avec une déclaration sous serment d’un ancien lieutenant de l’armée expliquant pourquoi ces documents doivent nous être transmis. De son côté, le gouvernement entend présenter une déclaration sous serment du général Richard B. Myers, président de l’Assemblée des chefs d’état-major. Ils ont, comme on dit, « sorti la grosse artillerie », preuve qu’ils sont vraiment inquiets. Ils craignent en effet que la présentation d’images suscite l’indignation publique que les notes de service n’ont pas déclenchée.

Plus largement, notre objectif dans ces poursuites consiste à montrer que la responsabilité des actes de torture remonte jusqu’aux niveaux les plus élevés de notre gouvernement. Donald Rumsfeld est toujours secrétaire à la Défense. L’armée américaine est secouée par le plus gros scandale qui ait éclaté depuis des décennies, et le secrétaire à la Défense reste en place. Alberto Gonzales, qui, à l’époque où il était conseiller auprès de la Maison-Blanche, a qualifié la Convention de Genève de « vieillotte » et d’« obsolète », a été promu ministre de la Justice (Attorney General). Le général Ricardo Sanchez, que le rapport Fay identifie comme l’un des responsables d’Abu Ghraib, serait sur le point de recevoir une quatrième étoile de général. La responsabilité du lieutenant général Geoffrey Miller, en poste à Guantanamo, et désigné de façon précise comme responsable des sévices d’Abu Ghraib dans le rapport Schmidt — rapport commandé par le gouvernement lui-même — n’a pas été retenue. Bref, nous nous trouvons bien devant une administration qui estime qu’elle n’a pas de comptes à rendre.

Il reste que le contexte politique actuel est celui d’un affaiblissement de l’équipe au pouvoir. La discipline qu’ils avaient imposée parmi leurs militants s’est indéniablement affaiblie. Nous avons donc la possibilité d’ouvrir un débat bien plus large, en utilisant et en exploitant la faiblesse de la présidence, afin de dévoiler et d’exposer certains des problèmes qui n’ont jusque-là pas été examinés attentivement. Et nous ne sommes pas les seuls à penser ainsi : ce n’est pas un hasard si John McCain, le sénateur républicain qui commence à se positionner sur la ligne de départ pour les prochaines élections présidentielles, est devenu beaucoup plus agressif sur la question de la torture.

Comment s’organise le procès dans lequel vous réclamez l’accès aux documents sur la torture ?

Nous poursuivons Rumsfeld, parce que nous sommes convaincus qu’il faut aller jusqu’en haut de la hiérarchie. Une autre organisation, qui s’est jointe à nous dans ce procès, refuse, quant à elle, de poursuivre les officiers militaires placés en dessous de Rumsfeld : selon elle, avoir l’air d’être contre l’armée peut s’avérer une erreur étant donné que l’Amérique est en guerre. Nous sommes de l’avis contraire : aussi avons-nous intenté ensemble un procès contre Rumsfeld, et l’ACLU seule poursuit en outre les généraux Karpinski, Pappas et Sanchez, trois officiers militaires en exercice, dont le rôle est, à notre avis, essentiel. Il faut faire toute la chaîne de commandement — le fait que nous soyons en guerre et qu’il s’agit d’officiers en exercice ne m’importe pas.

Pensiez-vous il y a cinq ans que vous en arriveriez à poursuivre en justice le gouvernement américain pour des actes de torture ?

Non ! Pardon si ce que je dis paraît trop naïvement américain, mais j’étais persuadé que pour les Etats-Unis, ces questions-là étaient totalement réglées. J’étais tellement myope, tellement aveuglé par mon propre ethnocentrisme, que si on m’avait demandé un jour : « Pensez-vous être un jour amené à affronter un gouvernement américain qui arrête des citoyens américains, les maintient en détention pour un délit qu’ils auraient commis sans les autoriser à voir un avocat ? », je me serais dit : « Cela n’arrivera jamais dans notre pays. » Et pourtant. Prenez le cas de José Padilla, un citoyen américain arrêté aux États-Unis à l’aéroport de Chicago. Il n’a jamais été inculpé. Il a juste été qualifié par le président américain de « type mauvais » (« bad guy »), et depuis deux ans, on refuse de le laisser prendre contact avec son avocat.

Toujours à propos de la torture, de son utilisation au cours des interrogatoires, ce qui est incroyable, quand on lit ces documents — et c’est là qu’ils émeuvent tant — c’est que le mot « torture » n’est pas mis entre guillemets. Ils ne parlent pas de techniques « dites de torture », ou qu’on suppose être telles — mais de techniques de torture, point final. Quelqu’un leur dit, ou un ordre arrive de Washington pour leur dire : « Parlez-nous de la torture et des sévices », et ils répondent, tout simplement. Les rédacteurs des documents considèrent qu’il s’agit bien de torture, ils décrivent ces actes comme tels, ils savent de quoi ils parlent.

En octobre 2003, quand nous nous sommes lancés dans cette affaire, c’était avec scepticisme. À cette époque, on nous disait encore que les détenus étaient traités avec humanité, et que Guantanamo était le meilleur camp de prisonniers du monde. Je me souviens quand j’y suis allé en août 2003 avec les journalistes de presse au grand complet : ceux-ci trouvaient que je faisais preuve d’une agressivité excessive. Je posais des questions sur les conditions de détention, les installations, le traitement des prisonniers. Je me souviens avoir questionné l’un des médecins sur le recours à la médecine comme technique d’interrogatoire. Un reporter de l’un des groupes de médias les plus importants m’a aussitôt dit : « Allons, Anthony, ils ne feraient pas ça. Ne sois pas ridicule. »

En décembre 2004, l’ACLU a créé une nouvelle section, le groupe de travail sur les droits humains (Human Rights Working Group), où l’on parle donc de droits humains plutôt que de droits civiques. Or cette innovation ébranle la perception reçue selon laquelle les pays du tiers-monde sont ceux où les droits humains sont violés, alors qu’aux États-Unis il n’y aurait, au pire, que des problèmes de droits civiques. Autrement dit, vous rapatriez la question des violations de droits humains en Amérique, et ce au moment même où l’administration Bush, qui commet ces violations, se targue d’exporter les droits civiques à l’étranger.

La double prétention des États-Unis à exporter les droits humains et à consommer les droits et les libertés civiques n’est pas nouvelle, même s’il est vrai que la situation actuelle lui donne un tour quelque peu ironique.

Pour ce qui est de l’ACLU, nous sommes l’organisation de défense des droits de l’homme la plus importante au monde par le nombre de gens qui y travaillent. Nous avons sept cents personnes à plein temps. Nous défendons les droits humains dans le contexte américain. Il n’est pas question pour nous de nous occuper de ce qui se passe au Darfour, par exemple, notre mandat n’est pas celui de Human Rights Watch ou d’Amnesty International. En même temps, notre opposition à la manière dont l’administration Bush mène la guerre en Afghanistan et en Irak est profondément liée et comparable au travail des défenseurs des droits humains dans les autres pays. Et il est vrai que tant que nous ne nous présentions pas comme une organisation de défense des droits humains, nous pouvions être accusés de conforter une forme d’exceptionnalisme américain. Ramener la question des droits humains dans notre propre pays est donc un acte salutaire mais qui a aussi une valeur heuristique : car c’est en nous efforçant de faire appliquer ici les normes et les principes internationaux — et non plus seulement la Constitution et les lois américaines — que nous avons été amenés à nous intéresser au Mississipi et plus particulièrement aux conditions de détentions des jeunes délinquants dans cet État.

Au Mississipi, nous travaillons comme n’importe quelle autre organisation de défense des droits humains : nous rassemblons des faits. Or ce qu’une telle recherche nous a fait découvrir est effarant. Car s’il est choquant de réaliser ce que les autorités américaines se permettent de faire à l’étranger, il n’est pas moins révoltant de voir ce que nous nous permettons de faire dans des centres de détention pour jeunes délinquants au Mississipi. Il y a des gamins, filles ou garçons, avec la tête entièrement recouverte d’une cagoule, presque comme sur les photos d’Abu Ghraib ; des châtiments corporels qui, même s’ils ne sont pas comparables à ceux observés à Abu Ghraib, n’en restent pas moins extrêmes : certains prisonniers ont eu le crâne fracturé. Et pourtant, les fonctionnaires de ces centres de détention agissent de la sorte en toute impunité.

Souvenez-vous d’où venaient les gardiens d’Abu Ghraib...

En effet, c’était des gardiens de prison. Certains d’entre eux avaient été mis en accusation aux États-Unis, dans des affaires dont s’occupait l’ACLU. C’est pourquoi on ne peut pas séparer Abu Ghraib et Guantanamo de ce qui se produit dans le Mississipi.

L’élargissement de votre champ d’action dans la période récente s’est-il traduit par un développement quantitatif ?

Le nombre d’adhérents a pratiquement doublé depuis 2001 : nous sommes passés de 300 000 à 558 000. Le personnel travaillant dans les bureaux de notre siège a augmenté de 72 ou 73 %. Nous n’avons sans doute pas un nombre d’adhérents énorme pour l’Amérique : ils sont trois millions à la National Rifle Association(l’association des propriétaires d’armes à feu) ! Mais ce que notre développement montre, c’est qu’au moins certains citoyens américains reconnaissent l’urgence de la situation.

Travaillez-vous différemment depuis que vous êtes devenus si nombreux ?

Jusqu’à récemment, je me disais que, d’un point de vue tactique, l’organisation devait se consacrer à deux ou trois problèmes, y mettre toute son énergie et aller de l’avant autant que possible. La guerre contre le terrorisme (« war on terror ») et le débat sur les valeurs (notamment les droits des minorités sexuelles et l’avortement) sont les deux sujets auxquels nous avons le plus consacré de moyens. Mais maintenant, tant notre essor que l’affaiblissement actuel du gouvernement me font penser que nous devrions peut-être ouvrir plusieurs nouveaux fronts.

Par exemple ?

Eh bien par exemple, ce qui n’a pas encore été exploité, c’est la réaction publique à l’affaire Terry Schiavo. George Bush a voulu se mêler de la décision à prendre sur la mort de cette femme et a tenté d’ignorer les tribunaux et les souhaits dont elle avait fait part à son mari — il a tenté de se placer du côté de la religion et des parents de la jeune femme qui voulaient la maintenir vivante. La réaction a été sans appel : 83% des Américains trouvaient qu’il avait tort. Mais ça, les Démocrates, incapables de jouer le rôle de parti d’opposition qui devrait être le leur, ne s’en sont pas saisis. L’affaire Schiavo est toujours présente à l’esprit des gens et nous pourrions l’exploiter avec profit. Pourquoi ne pas présenter un projet de loi à la Chambre des Représentants sur l’affaire Schiavo, pour exiger que le Congrès ne laisse plus une telle chose se produire ? Pourquoi ne pas faire circuler des pétitions ?

La droite religieuse doit nous servir de modèle. Lorsque ses partisans s’emparent d’un problème, ils parviennent toujours à se forger une position offensive, même quand ils sont minoritaires. Prenez l’avortement : ils sont parvenus à centrer le débat sur la question de l’avortement en cas de naissance partielle, autrement dit sur la question de savoir si oui ou non on peut démembrer le foetus dans le dernier trimestre de la grossesse. C’est vraiment une manoeuvre brillante. Et maintenant, leur nouveau combat c’est la « douleur foetale ». La question autour de laquelle ils s’efforcent de polariser les discussions est donc la suivante : « Quand une femme est sur le point d’avorter, ne devrait-on pas l’informer que le foetus va souffrir ? » En réclamant que les médecins administrent un anti-douleur au foetus, ils affectent de présenter une revendication modeste pour relancer insidieusement le débat sur la vie.

Il nous faut donc, à notre tour, apprendre ou ré-apprendre à combattre en position offensive. Or, pour un tel apprentissage, quelle meilleure occasion qu’une affaire où 83% de la population abonde dans notre sens ? D’autant qu’il est important pour nous et pour les gens qui nous soutiennent de gagner quelques batailles. Car si les défaites s’accumulent, même nos sympathisants finiront par se lasser ou se désespérer.

Ceci dit, sur la torture aussi, je pense que nous pouvons nous montrer offensifs. Ainsi, si nous parvenons à obtenir les images vidéo de torture, nous irons aussitôt voir les dirigeants des congrégations religieuses, en particulier les chrétiens évangéliques, pour leur demander de prendre position, ce qui les mettra en position défensive. Mais force est d’admettre que nous avons encore beaucoup de travail — et pas mal de choses à apprendre de nos adversaires — avant de parvenir à dicter les termes des débats publics.

Traduit de l’anglais par Nathalie Cunnington

[liens]

A propos du procès sur la torture, voir également : www.aclu.org/SafeandFree/-SafeandFr...