avant-propos

version latine

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Quatre-vingts ans après que Christophe Colomb a abordé les rivages inconnus de ce qu’il croit être les Indes, Bodin publie La République et écrit : « L’utopie ne se trouve pas dans cette vaste géographie que sont les Amériques. Là-bas, il n’y a ni Eldorado ni âge d’or. Ce que le Nouveau Monde nous offre, c’est un futur. » Entre projection d’utopies et promesses de futur, l’Amérique latine, qui enchaîne ces temps-ci les virages à gauche, serait devenue à la fois le dernier territoire du possible et le lieu privilégié du désenchantement. Nouvel espace d’une politique qui n’aurait pas renoncé à transformer le monde, ou habillage rhétorique désuet des tensions démocratiques que connaissent toutes les démocraties ? « Traîtrise » de Lula ou « dictature » de Chávez ? Lieu d’un passé mal digéré dont Fidel Castro incarnerait la figure persistante, ou espace d’expérimentations précieuses pour le futur ? Au moment où Hugo Chávez prône l’instauration, dans son pays et sur tout le continent, du « socialisme du XXIe siècle », le souvenir des espoirs et des gâchis suscités par les pays de l’Est pèse lourd dans la réticence à cartographier le territoire latino-américain à l’échelle de nos désirs politiques. Les rendez-vous électoraux égrenés par l’année 2006 : Chili (janvier), Costa Rica (février), Pérou (avril), République Dominicaine (mai), Mexique (juillet), Brésil (octobre), Équateur (octobre) Nicaragua (novembre), Venezuela (décembre) invitent pourtant à regarder de plus près cette « vaste géographie ». Décrire l’hétérogénéité des gauches latino-américaines (quoi de commun entre l’élection de Michelle Bachelet à la tête d’une coalition sociale-démocrate au pouvoir depuis quinze ans au Chili, et celle, en décembre dernier, du syndicaliste paysan aymara, Evo Morales, en Bolivie ?) n’invalide pas, alors, l’attirance pour cette « nouvelle donne », empreinte d’un corps à corps avec la politique.

Au départ de ce chantier, l’impression envieuse que ces pays abordent les rivages de la démocratie à la recherche de terrains politiques vécus comme des mondes nouveaux (qu’à l’instar de Colomb, ils « découvrent », même si ces territoires sont en réalité déjà peuplés et, parfois, pris pour ce qu’ils ne sont pas). Sur le continent latino-américain, se seraient substituées aux promesses matérielles d’hier, qui alimentent encore aujourd’hui l’onomastique (Argentine, Costa Rica...), les promesses politiques d’aujourd’hui. Cela tient, sans doute, à la (ré-)ouverture d’au moins cinq lignes de front.

1. D’abord, l’Amérique latine élit des présidents qui « ressemblent » à leur peuple : un indien en Bolivie, un syndicaliste ouvrier au Brésil, une femme au Chili... Il n’y a certes pas là motif a priori de réjouissance. Après tout, l’Europe a bien eu Lech Walesa et Margaret Thatcher. Pourtant, la célébration de l’inédit, d’ailleurs erronée (Alejandro Toledo fut président du Pérou avant l’élection de Morales en Bolivie, Isabel Perón en Argentine, Lidia Gueiler en Bolivie et Violeta Chamorro au Nicaragua devancèrent Michelle Bachelet au Chili), masque une question essentielle de la démocratie : les représentants doivent-ils être représentatifs ? Tension ancienne du degré d’homothétie nécessaire à la représentation démocratique : un bourgeois peut-il représenter un ouvrier ? un homme une femme ? un blanc un noir ? Comparaison n’est pas raison, d’autant que les minorités latino-américaines sont le plus souvent autochtones, mais, en France, les entraves à la parité, la puissance du vote FN chez les ouvriers ou l’invisibilité des enfants d’immigrés disent le refoulement d’un problème auquel les élections latino-américaines ont donné un visage.

2. Question incidente à la représentativité des représentants : celui qui a le soutien de ce peuple est-il populaire ou populiste ? En janvier 2005, dans le palais omnisport rempli à ras-bord du Gigantinho de Porto Alegre, Ignacio Ramonet, rédacteur en chef du Monde Diplomatique devenu soudain VRP de la « révolution bolivarienne » voulue par Chávez, se lançait dans un discours enflammé, célébrant ce « dirigeant d’un nouveau type » censé être l’incarnation même de son peuple, abolissant la distance avec lui tout en préservant la pouvoir de décider. Le charisme, ce lien direct, émotif, presque érotique entre le dirigeant et ses dirigés est-il nocif ou nécessaire à la démocratie, à l’heure où toutes les républiques sont à la recherche de la « bonne distance », entre proximité et clientélisme, entre nécessaire délégation et suspecte personnalisation ?

3. Ensuite l’Amérique latine ne sépare pas démocratie et niveau de vie, démocratie et centralité de la « question sociale ». Le souci d’améliorer ici et maintenant le sort des populations justifie-t-il les moyens, parfois autoritaires, employés par certains gouvernements ? Les modèles de développement proposés sont-ils viables ? Peut-on dire que les gouvernements qui ménagent les institutions internationales « trahissent » leurs ambitions ? Autant de questions ouvertes mais qui possèdent un horizon commun, dans lequel se gagnent les élections et se déploient les articulations entre mouvements sociaux et gouvernements : une démocratie qui ne se soucie pas, immédiatement et prioritairement, d’améliorer le sort de ses pauvres et de permettre la mobilité sociale est-elle démocratique ?

4. Autre dimension, liée mais distincte : l’approfondissement démocratique peut-il se penser comme une solution aux crises économiques ? Cela battrait en brèche la vulgate forgée notamment entre les deux guerres mondiales, qui veut que la détresse soit le terreau des dictatures et le talon d’Achille de la vitalité des républiques. Encore une fois, méfions-nous des parallèles ou paradoxes hâtifs, mais il y aurait là, sinon une bonne nouvelle, du moins une piste d’explication de la tension récurrente entre les institutions démocratiques de ces pays et les institutions financières internationales, considérées, parfois un peu vite, comme seules responsables de la pauvreté massive de pays qui pourraient être riches.

5. Enfin, l’Amérique latine se confronte aujourd’hui à la possibilité d’institutionnaliser la transformation, au moins autant qu’à celle de transformer les institutions. Sur le Mexique régna pendant des dizaines d’années, depuis la révolution jusqu’à la victoire de l’actuel président Vicente Fox, un parti dont le nom dit bien l’indécision : le PRI ou Parti Révolutionnaire Institutionnel. Comment faire entrer la révolution, même comprise dans sa seule acception dynamique, dans un cadre institutionnel ? En d’autres termes, comment des forces forgées dans une opposition souvent violente aux régimes en place, parfois situées très à gauche de l’échiquier politique, prennent-elles le pouvoir, le conservent-elles et l’exercent-elles ? Et quelles articulations peuvent alors se produire avec les forces extra-parlementaires qui les entourent ? Alors que la séparation entre les « mouvements » et les « partis » fait partout le lit d’un désenchantement de la politique, l’Amérique latine nous montre, là aussi, des expériences qui peuvent devenir des exemples à condition de ne pas en faire des modèles.

Cinq lignes de forces, souvent occultées ou oubliées sous nos latitudes, qui justifient donc un intérêt d’autant plus fécond qu’il ne devient pas fascination, et refuse d’obéir aux trois injonctions rhétoriques que rencontre celui qui franchit avec envie l’Atlantique :

  • Juger chaque gouvernement à l’aune d’une échelle floue de refus ou d’acceptation du libéralisme économique (allant de l’insituable chavisme à la compromission ultra-libérale).
  • Tisser une comparaison revancharde avec les États-Unis, enfermant chaque pays d’Amérique latine à la fois dans le couple binaire soumission / résistance et dans la thématique piégée de « l’Autre Amérique ».
  • Rejeter comme nécessairement désuètes ou naïves, voire dangereuses, des réalités désignées par des mots anciens (coopératives, communautés, communisme, autonomie...).

Plutôt que de dresser la carte électorale de l’Amérique latine, ce chantier se propose donc de parcourir le territoire de nos désirs de voir de la politique en empruntant, pour une fois, de grandes traversées. Quelle articulation entre les mouvements sociaux et les partis de gauche au pouvoir, alors que le Parti Révolutionnaire Démocratique mexicain prend exemple, dans sa campagne, sur les succès du Parti des Travailleurs brésilien ? Jusqu’où la figure d’Hugo Chávez, répulsive et attractive, concentre-t-elle les paradoxes de la simultanéité du possible et du désenchantement ? Comment gouverner à gauche dans les années 2000, quand les mémoires et les identités politiques se sont forgées sous les dictatures des années 1970 et 1980 ? Peut-on gouverner et être gouverné de la même façon aux différents échelons territoriaux, au moment où le maire de Mexico, López Obrador, est le favori de l’élection mexicaine et après que le PT brésilien a fait des initiatives municipales de Porto Alegre la vitrine de sa capacité à gouverner et à innover ?

Cette route dessine néanmoins des chemins de traverse : journal de campagne bolivien, assemblées de quartiers vénézuéliennes, mouvements argentins, pour aller jusqu’à croiser la moto du Sous-Commandant Marcos.

En effet, ce dernier, qui se fait désormais appeler « délégué zéro », s’est récemment lancé sur les routes mexicaines pour mener ce qu’il appelle l’Autre Campagne, destinée à rassembler les forces de gauche extra-parlementaires, comme si d’avance les élections étaient vaines, comme si politique non-gouvernementale et politique gouvernementale étaient définitivement incompatibles. Faisons l’hypothèse que le nom qu’il a donné à sa moto noire, Ombre-Lumière, témoigne en réalité de ses doutes profonds en la matière.

Dossier coordonné par Joseph Confavreux