« movimiento al socialismo : ahora es cuando ! »

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Extraits d’un journal de terrain portant sur la campagne, à La Paz, en Bolivie, du Mouvement vers le Socialisme (MAS), tenu jusqu’à la victoire du 18 décembre 2005, achevée par l’investiture d’Evo Morales le 22 janvier dernier. Un regard décentré sur un objet, le MAS, abondamment commenté, mais souvent mal compris, ou idéalisé.

La campagne du MAS s’est officiellement engagée le 12 octobre 2005 à La Paz, par un meeting réunissant un grand nombre d’organisations. Réparties en quatre manifestations sillonnant la ville, ce sont plus de 40 000 personnes, venues de tout le pays, qui se concentrent sur la fameuse Plaza San Francisco, lieu de résistance des acteurs des « guerres du gaz » d’octobre 2003 et de mai-juin 2005. La fête durera jusqu’au petit matin, longtemps après le discours de clôture d’Evo Morales.

La structure de base de la campagne est la casa de campana, une sorte de QG qui permet de concentrer les activités au niveau d’un quartier. Entre mi-octobre et début novembre, d’innombrables casas de campana font leur apparition dans La Paz. Mon sentiment est celui d’une confusion générale : on retrouve parfois, dans un même quartier, plusieurs casas à quelques pâtés de maisons les unes des autres seulement. Les élections générales, que cette campagne prépare, voient tout à la fois l’élection d’un président, d’un vice-président, des députés et des sénateurs. Pour la première fois, on assistera également exceptionnellement à l’élection des préfets [1]. Il n’existe donc pas une, mais une multitude de structures de campagnes, qui se superposent souvent, et dont la coordination, censée être assurée par la direction départementale (DD) du MAS, se limite aux meetings et à la répartition des tâches de contrôle le jour du scrutin.

Je décide de travailler sur ma circonscription, la C-10, à La Paz. Elle présente plusieurs avantages : les quartiers qu’elle regroupe sont sociologiquement très diversifiés, puisqu’on y retrouve par exemple les quartiers d’affaires de Sopocachi et Kantutani, mais aussi les quartiers populaires des laderas — ces quartiers pentus souvent peu asphaltés et à l’habitat précaire — comme Tembladerani ou Las Lomas. Par ailleurs, le candidat à la députation pour le MAS, Javier Bejarano, n’est pas membre de ce parti, mais du Mouvement Sans Peur (Movimiento Sin Miedo ou MSM, le parti du maire de La Paz, Juan del Granado), qui en dépit d’une rivalité ancienne a fait alliance avec le MAS sur un programme anti-libéral. Comme le dit ce dernier : « C’est sûr que lors de la campagne municipale, nous étions quasiment en état de guerre. Mais c’est fini. Nous avons dit : « Avant, on était rivaux comme le sont Bolivar et The Strongest [les deux clubs de football de La Paz]. Mais désormais, cette campagne commune, c’est comme si on jouait pour la sélection nationale. On porte le même maillot et pour gagner, il faudra jouer ensemble » ».

dans le quartier de Sopocachi

Cela fait quelques jours maintenant qu’une casa de campanaa été ouverte sur la Avenida Ecuador, en plein Sopocachi. Il s’agit du garage d’une petite maison individuelle, repeint aux couleurs du MAS, bleu, blanc et noir, où les militants font campagne pour Antonio Peredo, candidat au Sénat. Ancien militant actif du Parti communiste (PCB), dont les frères Inti et Coco furent les compagnons de lutte du Che dans la guérilla du Nancahuazu en 1967, Peredo fut invité à se joindre au MAS en 2002. Aujourd’hui, cette figure de la gauche dite « traditionnelle » est devenue le candidat à la vice-présidence aux côtés d’Evo Morales. Il fait partie de ces militants issus de la gauche marxiste, tels Gustavo Torrico ou Ivan Morales, qui occupent aujourd’hui une fonction de cadre dans un parti dont l’un des principaux problèmes est précisément d’en être dépourvu.

Je me rends pour la première fois à la casa de campana le mardi 8 novembre. J’y fais la connaissance des militants qui assurent les permanences de l’après-midi. Ils sont trois : Nancy, une femme d’environ 40 ans, Demetrio, à peine plus jeune, et Angelica, qui est retraitée. Rapidement, je perçois les « raisons d’exister » de la casa. Le premier but est tout d’abord de recueillir des adhésions de militants. Cet après-midi-là, cinq personnes repartiront avec leur credencial de militant du MAS. À chaque fois, je suis frappé par la passivité des militants face aux potentiels « recrutés ». Rien à voir avec les techniques « d’accroche » auxquelles je suis habitué : les échanges ont généralement lieu sans conversation, et lorsqu’il y en a finalement une, les thèmes de discussion n’ont le plus souvent rien de politique. Ce jour-là, seule une des cinq personnes pose une question sur le programme du MAS, un individu qui se présente comme profesional- terme très général désignant les professions libérales - et qui souhaite des précisions sur les propositions du MAS relatives à l’éducation. Nancy lui demande de revenir plus tard, pour pouvoir en discuter avec rien moins que le chef de campagne d’Antonio Peredo.

Alors que l’attribution de la credencialaux inscrits en fait des membres du MAS de plein droit, ces nouveaux militants ne sont guère sollicités et semblent d’ailleurs peu demandeurs. Tout juste leur proposera-t-on par la suite, les veilles de manifestations, de se joindre aux partisans de Peredo, et de participer à quelques réunions de discussion avec le candidat. Chacun d’entre eux se fait inscrire sur les fameux libros, les livres de registres où l’on recueille le plus de signatures possibles afin de prouver à la Cour nationale électorale (CNE) la représentativité de son parti. Tout au plus repart-on avec quelques affiches et des drapeaux à accrocher à la fenêtre de sa maison.

Au cours des deux mois de campagne, trois réunions de « discussion politique » seulement sont organisées. J’assiste à deux d’entre elles, les 14 et 29 novembre. La réunion est centrée sur le candidat, selon une logique de « questions-réponses » portant sur le programme du MAS. Quelques-uns viennent aussi dans l’espoir qu’Antonio Peredo leur concède un rendez-vous, pour pouvoir discuter par exemple d’un projet économique ou touristique.

Au fur et à mesure que la campagne avance, je me rends compte du caractère « familial » de la campagne de Peredo. Carlos Villareal, coordinateur de la campagne, s’avère être le neveu du candidat. Je lui demande si sa famille est très impliquée dans la campagne : « Oui. Cette maison, par exemple, elle appartient à ma soeur. Quant à l’autre casa de campana de la Calle Zapata, c’est une cousine qui la gère. » Autour de la famille Peredo, on retrouve beaucoup de jeunes étudiants, en charge des permanences, comme Paola, présente tous les matins à la casa de la Ecuador, ou Marisol, permanente à celle de la Zapata. L’autre profil prédominant, au sein des permanents de la campagne Peredo, est celui des chômeurs. Nancy et Demetrio sont sans emploi. Demetrio est devenu permanent car il connaissait personnellement le directeur de campagne de Peredo. Il n’a pas d’antécédents militants, pas plus que Nancy. Il m’avoue un jour espérer que son engagement sera rétribué par l’accès à un emploi, ce qu’on appelle la pega en Bolivie : « Cela va faire plus d’un an que je ne travaille pas. Si Peredo l’emporte, j’espère qu’on pensera à moi s’il y a une petite place à occuper ». Pour Angelica, la motivation est tout autre : « Moi, j’aime bien venir à la casa. Comme je suis retraitée et veuve, ça me permet d’occuper mon temps. » Parallèlement aux occupations que lui offre la campagne, Angelica m’explique l’importance pour elle de la figure d’Evo Morales dans son engagement : « Avant, j’étais à l’Union Civique Solidarité [UCS, un parti de centre-droit], parce que j’appréciais beaucoup la personnalité de Max Fernandez [un riche brasseur de La Paz]. Il parlait comme un défenseur des pauvres, et c’est ce qui m’avait incité à entrer dans l’UCS. Chez Evo, c’est aussi ce que j’aime. Et, à la différence de Fernandez, Evo a connu la pauvreté et sait de quoi il parle. »

Le 26 novembre, dans le quartier de Tembladerani, je suis convié à participer à une caminata, une sorte de marche passant par les différents quartiers de la circonscription, avec le candidat à sa tête. Ces caminatassont hebdomadaires, et ont un caractère quasi-obligatoire pour les militants. Membres du MAS et du MSM sont présents, mais ne se mêlent pas. Les cortèges représentant les différents districts de la ville sont d’ailleurs clairement délimités, y compris au sein d’un même parti, ce qui semble plus pratique pour repérer qui vient et qui ne vient pas.

après la victoire... bref épilogue post-électoral

La victoire de Morales, le 18 décembre 2005, a ouvert la voie à un processus original. Pour la première fois dans l’histoire politique de la Bolivie, des commissions de transition censées faire le lien entre les équipes ministérielles sortantes et entrantes sont mises en place. Leur but est de permettre au futur gouvernement du MAS de récupérer de l’information de chaque ministère, afin d’aboutir à une évaluation de « l’état du pays ». Je parviens à m’intégrer dans la commission chargée de travailler sur le ministère des Affaires indigènes. Alors que je m’étonne du caractère inédit du processus, Roxana Liendo, coordinatrice de la commission, me répond : « Avant, il n’y avait pas besoin de telles procédures : les présidents changeaient, mais les équipes dans les ministères restaient les mêmes. C’était ça, le charme de la "démocratie pactée" ! ».

Notes

[1Élus pour la première fois à l’occasion de ce scrutin, les préfets, qui gèrent les 9 départements que compte la Bolivie, étaient jusqu’alors nommés par le président. L’élection des préfets a été mise en place par Carlos Mesa, afin de répondre aux pressions autonomistes venant majoritairement des départements de Santa Cruz et Tarija, qui concentrent la plupart des gisements d’hydrocarbures du pays.