jeux d’échelle

par

L’histoire récente des pays d’Amérique latine apporte un démenti sérieux au discours convenu selon lequel la crise économique serait toujours un facteur de déstabilisation pour les démocraties. Au contraire, ces vingt dernières années, ces pays ont montré combien la crise économique pouvait non seulement accélérer la chute de régimes dictatoriaux mais initier des processus de démocratisation inédits, plus décentralisés, et finalement plus soucieux de participation que de la représentation. Les effets de tels processus ne sont pourtant pas univoques. Esquisse d’un bilan contrasté.

C’est pourtant dans la commune que réside l’esprit des hommes libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales, une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de liberté.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1ère partie, Chapitre V

À partir de 1980, les régimes politiques des pays d’Amérique latine entrent dans des processus de transition vers la démocratie. Lors de la décennie précédente, les militaires ont pris le pouvoir au nom de la lutte contre l’ennemi intérieur, qui faisait de toute source de contestation politique ou sociale le bras armé du communisme international. Partout, l’armée a investi l’ensemble de l’appareil public pour traquer dans toute la société les sources d’opposition. Partout, l’ennemi intérieur, ou ce qui en tenait lieu, fut effectivement décimé.

Pourtant tous ces régimes ont finalement été renversés en grande partie par un ennemi que la doctrine de la sécurité intérieure n’avait pas identifié, la crise économique. Le rétablissement de l’ordre déployait en effet également un volet économique, où l’ennemi était les politiques de redistribution. Dans un premier temps, l’armée s’est accaparée le rôle dévolu à l’État dans les économies latino-américaines. Puis, sans pour autant renoncer à ce contrôle, les militaires ont laissé progressivement au secteur privé le rôle de promoteur de l’économie, par des politiques de libéralisation et de privatisation. Au Chili, par exemple, les recettes néo-libérales des « Chicago boys » ne s’opposaient pas à ce que l’armée conservât le contrôle de l’entreprise publique d’exploitation du cuivre. Ces politiques ont accru les inégalités sociales, en particulier dans la distribution du revenu national, tout en se révélant incapables de contrecarrer les problèmes structurels des économies latino-américaines. L’incapacité des militaires à combattre l’endettement, l’inflation galopante et la récession ont finalement eu raison de leur volonté de restaurer l’ordre.

Les gouvernements démocratiques nés de ces transitions ont eu la douloureuse tâche de réparer une situation économique désastreuse. Les tentatives de relance hétérodoxes, comme au Pérou ou en Argentine, ont échoué, et globalement ce sont les solutions libérales préconisées par les organismes multilatéraux (FMI, Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement) et les bailleurs de fonds internationaux (principalement les États-Unis et l’Union européenne) qui l’ont emporté. Et si au bout d’une décennie, l’hyper-inflation est maîtrisée, la dette extérieure renégociée et la croissance économique parfois au rendez-vous, c’est au prix du sacrifice du rôle de l’État ; devenu un simple régulateur de l’économie, il ne conserve son rôle de redistribution sociale que pour les populations les plus marginalisées, celles dont l’incorporation au marché se révèle impossible.

C’est dans ce contexte de retrait de l’État que s’élabore aujourd’hui le chantier vers une véritable démocratisation de l’ensemble des sociétés latino-américaines. Une des solutions avancées a consisté à renforcer les échelons locaux de pouvoir. Dans bien des cas cela n’a pas conduit à approfondir la démocratie. Mais dans certaines circonstances, cette conjoncture a été utilisée par des acteurs politiques pour articuler expérimentations ou revendications locales et politiques nationales.

la décentralisation, une transformation du politique ?

Les réformateurs libéraux des années 1980 ont dépouillé de ses oripeaux un État que les militaires avaient préalablement vidé de l’intérieur, du point de vue tant politique qu’économique. Dans l’optique des organismes multilatéraux, le rétablissement de la norme démocratique ne conduit pas à une relégitimation de l’État central comme source de l’autorité politique et lieu de médiation des intérêts : elle s’accompagne d’un processus généralisé de décentralisation et de valorisation des échelons locaux.

C’est ainsi que les États fédéraux (Brésil, Argentine, Mexique) mettent en oeuvre un « nouveau fédéralisme » au profit des entités locales. Ceux qui ont une structure unitaire décentralisent et déconcentrent (Amérique centrale, pays andins). La démocratisation se traduit par le rétablissement d’élections à tous les niveaux locaux là où elles existaient, et de manière plus symptomatique par l’élection au suffrage universel direct des exécutifs et législatifs locaux, autrefois nommés par le pouvoir central. Les exécutifs locaux, administrateurs auparavant dotés de peu de compétences, deviennent des représentants du peuple à qui sont confiées des prérogatives beaucoup plus larges.

Il ne s’agit pas là seulement d’une simple redistribution institutionnelle des compétences au profit des échelons locaux, mais d’une reconstitution d’ensemble de la norme démocratique où le pouvoir politique tout entier doit être limité, par la valorisation des vertus convergentes du local et de la société civile : acteurs intermédiaires, intérêts organisés, et secteur privé. Dans cette optique, en continuité avec la conception libérale de Tocqueville sur les bienfaits des institutions communales, la participation de la société civile aux affaires de la cité produirait ses effets les plus vertueux au niveau local, comme si la proximité physique entre gouvernants et gouvernés était par essence vecteur de démocratisation. Une fois réalisée localement, cette démocratisation est censée s’étendre, là encore naturellement, aux autres niveaux de pouvoir, et remonter vers le niveau central. D’ailleurs, les seules actions volontaristes qui ont été menées pour la promotion de la démocratie le furent en vue de convaincre les autorités locales de la nécessité de faire participer les acteurs privés et sociaux aux délibérations et aux décisions publiques [1].

Dès lors, les transferts de compétences ne s’accompagnent pas de transferts de personnels ou de ressources financières à la hauteur des nouvelles responsabilités. Si le pouvoir local est pensé comme le lieu où se réalise en actes la démocratisation, c’est aussi parce que ce pouvoir est expressément conçu comme un pouvoir faible, de ce fait plus sensible aux demandes des acteurs privés et des représentants de la société civile organisée [2].

L’expérience des provinces argentines avant la crise nationale de l’hiver 2001-2002 apparaît l’exemple le plus extrême des conséquences de cette tendance. Le pacte fédéral y avait concédé plus de compétences financières aux provinces, sans leur assurer de nouvelles ressources. Incapables d’honorer leurs engagements, nombre d’entre elles ont emprunté auprès des marchés internationaux pour faire face à leurs obligations et se sont très lourdement endettées. Incapables de verser les salaires à leurs propres employés, certaines n’ont trouvé d’autre solution que d’émettre une nouvelle monnaie, sans reconnaissance légale, mais qui connut une réalité de fait, face à l’extinction de la monnaie légale.

Dans tous les pays latino-américains, démocratisation et décentralisation se réalisent donc de manière synchrone : tout pouvoir institué doit désormais disposer d’une légitimité démocratique, et ce à chaque niveau territorial. Pourtant, la diffusion de ces deux processus n’aura pas les mêmes effets sur les scènes politiques, selon qu’elles sont nationale ou locales, ni surtout les résultats escomptés en termes d’approfondissement de la démocratie. Les organismes multilatéraux (FMI, Banque mondiale) considèrent que la démocratisation au niveau local va avoir un effet d’entraînement généralisé. Or dans ce processus, ils ont sous-estimé le rôle des acteurs politiques qui parviennent au pouvoir local et qui sont pourtant le principal rouage de cette articulation.

impasses de scènes politiques locales fragmentées

C’est donc à ces niveaux locaux que le jeu politique s’est organisé selon des règles inverses à celles souhaitées : dans les années 1980, nombre de dirigeants politiques locaux cessent de se référer au clivage politique national et puisent leur légitimité à l’aune d’une identité politique locale (partis dits provinciaux en Argentine, « mouvements civiques indépendants » en Colombie, alliances civiques au Pérou ou en Bolivie). Et, sous ces identités politiques nouvelles, ces nouveaux territoires politiques voient parfois se recycler les dirigeants civils ou militaires des périodes autoritaires...

Nombre de ces « nouveaux » acteurs de la politique locale ont complètement déserté le terrain national. Le local n’est même pas pensé comme l’envers du national, au nom de la revendication d’indépendance territoriale. Ce sont plutôt des mouvements au sein desquels le local et la proximité sont mis en avant comme autant de critères légitimants, censés leur conférer une aptitude particulière à l’exercice du pouvoir. Ces formations présentent ainsi des candidats sans expérience politique, mais connus pour leur engagement local. Cette virginité est présentée comme un atout, puisqu’elle garantit à l’électeur une forme de « pureté », ces formations n’ayant jamais eu maille à partir avec les pêchés de la politique nationale (corruption, népotisme, favoritisme).

Le cas d’Antanas Mockus, deux fois maire de Bogota (1995-1997, 2001-2003) constitue un exemple particulièrement illustratif. Universitaire, il remporte la mairie en refusant de s’inscrire dans les clivages politiques traditionnels. Son programme : discipliner les citoyens de la ville, les éduquer au civisme, les inciter à la tempérance, pour éviter la violence. Puisque plus personne ne voit les agents de la circulation, il place des clowns aux feux rouges qui signalent les infractions par des cartons rouges ou jaunes. Puisque la délinquance a lieu de nuit, il passe un décret imposant la fermeture des bars à une heure du matin, qu’il vante en se déguisant en carotte géante, en zanahoria — le terme « carotte » désignant en argot local le sobre, le vieux jeu. Mais cette pédagogie du civisme ne dépasse pas les limites de la capitale ; A. Mockus n’est pas parvenu jusqu’à présent à utiliser cette innovation locale pour conquérir des mandats nationaux et infléchir les politiques du gouvernement central.

Dans d’autres cas, dans des conjonctures de grave crise sociale et économique, la constitution locale de formes de socialisation et de décision collective ont pu se substituer un palliatif à la faiblesse de l’État. Lors de la crise argentine de 2001-2002, de très nombreuses initiatives locales ont émergé pour remplacer un gouvernement défaillant (assemblées de quartier, systèmes de troc) [3]. Mais ces formes d’organisation n’ont pas trouvé de débouché institutionnel : les élections suivantes (avril 2003) se sont caractérisées à la fois par une très forte participation, par l’absence de candidats se réclamant des expériences locales et par le triomphe des candidats des partis traditionnels.

Dans tous les cas, le point aveugle est le même : l’absence de toute vision politique nationale des acteurs locaux. Même quand ils demandent plus de transferts de compétences, c’est au nom des besoins de leur lieu d’origine, et non pour les bienfaits d’une politique nationale de décentralisation.

au-delà des limites de la démocratie représentative

Toutefois, pour d’autres acteurs politiques, la décentralisation a constitué au contraire une opportunité pour mettre en oeuvre des pratiques non seulement innovantes, mais généralisables. Ce n’est alors plus le cadre néo-libéral de promotion des acteurs privés qui est privilégié, mais la participation et le contrôle par les citoyens eux-mêmes des décisions prises en leur nom, modifiant alors les règles fondamentales de la démocratie représentative [4].

C’est en effet au niveau local que de nombreuses mobilisations à caractère ethnique (groupes indiens dans les pays andins, populations afro-américaines autour du bassin caraïbe ou au Brésil) ont vu le jour. Dans plusieurs cas, des mouvements indiens ont réussi à faire reconnaître légalement leurs pratiques coutumières (Mexique, Bolivie) ou ont obtenu une garantie de représentation politique (Colombie). En Équateur puis en Bolivie, le mouvement indien s’est structuré comme un mouvement social, puis s’est présenté aux élections locales, puis nationales. Si l’on retrouve dans le discours de ces organisations certaines rhétoriques propres aux mouvements locaux (valorisation de la proximité, lutte contre la corruption, refus de la forme partisane, « pureté » en matière d’expérience politique), c’est au nom du fait que les valeurs qui existent au sein des communautés indiennes et qui imprègnent leurs pratiques locales peuvent inspirer une pratique politique, d’abord locale puis nationale, et contribuer de ce fait à une démocratisation [5].

La décentralisation a été également l’occasion pour des partis politiques de gauche de mettre en place de nouvelles pratiques de pouvoir, et surtout de les intégrer à un discours sur le changement au niveau national [6]. L’exemple le plus connu est l’expérience du budget participatif à Porto Alegre (Brésil) [7] par le Partido de los Trabalhadores (PT) qui a détenu la mairie entre 1988 et 2004. Ce programme, pensé dès sa mise en oeuvre comme une manière d’aller au-delà des limites de la représentation pour concéder plus de pouvoir aux citoyens, est progressivement intégré par le PT à son projet national [8]. Une analyse semblable peut être menée sur les politiques redistributives vers les populations les plus défavorisées, décidées et mises en oeuvre par la mairie de Mexico, détenue par un parti de gauche depuis 1997, dans un contexte dans lequel le pouvoir central a réduit les mécanismes de redistribution. Là encore la mise en place d’un système de bourses pour les personnes âgées, sur un principe de distribution universelle, est pensée comme le résultat d’une vision d’ensemble de la politique et est projetée au niveau national comme un exemple à suivre.

Toutefois, une telle articulation a rarement dépassé le niveau du discours, en raison des faibles marges de manoeuvre, financières et institutionnelles, laissées aux différentes formes de pouvoir. C’est pourquoi les partis de gauche parvenus au pouvoir national consacrent d’abord leur action à la mise en oeuvre rapide de politiques sociales redistributives. À ce niveau, les mécanismes participatifs sont conçus non plus comme une forme de choix et de contrôle par le citoyen sur la décision politique mais, de façon plus classique, comme une manière de faire contribuer la société civile à la délibération et à la décision sur les politiques sociales.

Ainsi au Brésil, le PT gouverne au niveau national depuis la victoire à la Présidence de Lula en janvier 2003. Si la thématique de la participation est extrêmement présente, et formalisée comme une démonstration du fait qu’il s’agit d’un gouvernement plus démocratique, elle est orientée quasi exclusivement vers la création de forums thématiques au sein desquels les organisations de la société civile sont invitées à discuter les propositions du gouvernement, en particulier sur les programmes prioritaires comme la lutte contre la faim. Mais cet espace est d’autant plus restreint que l’action gouvernementale est largement déterminée par la volonté de conserver une politique économique orthodoxe. Cette option est justifiée par le gouvernement à la fois pour conserver des soutiens au Congrès où le PT est minoritaire et pour gagner une crédibilité internationale.

En Uruguay, avec la victoire du Frente Amplio en mars 2005, et en Bolivie avec celle du MAS d’Evo Morales en décembre 2005, les nouveaux élus disposent de majorités parlementaires. Dans les deux cas, on retrouve l’emphase sur la redistribution. Le gouvernement uruguayen a ainsi mis l’accent sur un large programme de politique sociale vers les populations les plus défavorisées, davantage que sur la mise en oeuvre de mécanismes de participation, pourtant initialement mis en oeuvre à Montevideo par celui qui est aujourd’hui Président, Tabaré Vázquez. Les politiques annoncées par Evo Morales semblent s’inscrire dans la même dynamique.

Une possible exception se dessine peut-être au Mexique. A.M. López Obrador, le candidat de la gauche à l’élection présidentielle de juillet 2006, a en effet mis l’accent dans sa campagne électorale sur la généralisation des politiques de redistribution, entendues non plus comme des appendices charitables sensés compenser les pires effets des réformes néo-libérales, mais comme bien comme des politiques d’Etat contre les inégalités sociales.

La vitalité de la politique au niveau local constitue indéniablement un des facteurs d’approfondissement des pratiques démocratiques dans les pays latino-américains. Mais dans la plupart des cas, et malgré leur caractère innovateur, la diversité des expériences locales se trouve faiblement articulée aux dynamiques nationales. Le FMI, l’Union européenne, la Banque mondiale ont parié sur les effets en soi positifs du local pour la démocratisation. C’était sans compter sur la diversité des manières par lesquelles les citoyens latino-américains se sont saisis de ces pouvoirs émergents, mettant les titulaires des pouvoirs centraux à l’épreuve des formes politiques nouvelles expérimentées sur ces territoires locaux.

Notes

[1Voir le dossier « Promouvoir la démocratie », Critique internationale, 24, juillet 2004

[2Cette décentralisation préconisée par les organismes multilatéraux en Amérique latine apparaît ainsi comme au confluent des modèles « managérial » et de « démocratie de proximité » évoqués en conclusion de Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer, Gestion de proximité et démocratie participative, Paris, La Découverte, 2005.

[3Pour un suivi des mouvements sociaux en Amérique latine, voir la revue Observatorio Social de América Latina (http://osal.clacso.org).

[4Archon Fung, Erik Olin Wright, Deepening democracy institutional innovations in empowered participatory governance, Londres, Verso, 2003.

[5Julie Massal, Les mouvements indiens en Equateur, mobilisations protestataires et démocratie, Paris, Karthala, 2005 et Carlos Agudelo, Politique et populations noires en Colombie, Paris, L’Harmattan, 2004.

[6Daniel Chavez, Benjamin Goldfranck, The left in the city, participatory local governments in Latin America. Londres, Latin American Bureau, 2004

[7Marion Gret, Yves Sintomer, Porto Alegre, l’espoir d’une autre démocratie. Paris, La Découverte, 2002

[8Gianpaolo Baiocchi, Radicals in power, The PT and experiments in urban democracy in Brazil. Londres, Zed books, 2003