nuestra américa entretien avec Javier Francisco Cortes Perez

Au Venezuela, l’articulation des contre-pouvoirs communautaires dans le projet Nuestra América conjoint deux modèles a priori antagoniques : la réserve et le carrefour, la mise à distance des institutions et l’extension de la démocratie sociale, l’extériorité radicale vis-à-vis du jeu politique et l’entretien d’une mobilisation populaire capable d’irriguer le processus révolutionnaire. Nuestra America, ou comment jouer un rôle d’autant plus central que l’on se situe délibérément dehors.

Propos recueillis par Marie-Laure Geoffray

La vivacité du débat pouvoir/contre-pouvoir au sein de la gauche alternative depuis une décennie est révélatrice des difficultés stratégiques auxquelles sont confrontés les mouvements qui aspirent à un changement social radical. L’avènement de la gauche politique au pouvoir dans une grande partie de l’Amérique latine a changé la donne, mettant des gauches de mouvement et de gouvernement au coeur du débat. Si une partie des piqueteros soutient Kirchner, les zapatistes critiquent avec force la gauche représentée par Lopez Obrador. Evo Morales dispose d’une large base, mais elle dépend en grande partie de la poursuite de son combat pour la nationalisation du gaz. L’articulation est également complexe au Venezuela, du fait de l’inorganicité des liens entre Chávez et les mouvements sociaux et de la faiblesse des relais que ceux-ci possèdent au sein des institutions. Pourtant, malgré les méfiances et les différences de démarche, le processus de révolution bolivarienne s’appuie sur des mouvements de gauche autonomes et autogestionnaires. Le projet Nuestra América met en lumière l’appui apporté au processus bolivarien par des réseaux de communautés critiques sur le plan politique mais acquises aux avancées des réformes économiques et sociales.

Javier Francisco Cortes Perez est animateur de la communauté Las Casitas (quartier de La Vega, Caracas) et membre du projet Nuestra América.

Comment le quartier de La Vega a-t-il acquis une identité politique et culturelle aussi forte, reconnue dans tout Caracas ?

Elle est née de batailles. En 1982, il y a eu une grande mobilisation pour la fermeture de l’usine de ciment, après des études sur l’impact de cette usine sur les glissements de terrain de la colline et sur la santé des habitants. Notre montagne qui, en langue indigène se nomme Itagua, était très convoitée. On a voulu y construire une prison, un grand stade, mais les habitants s’y sont opposés. Et ils ont appris à s’organiser en défendant leur montagne. À la suite de la lutte que nous avons menée avec un mouvement écologiste, la montagne a été décrétée réserve florale et parc national en 1986. Nous avons alors créé une association civile et mené un large travail socioculturel : tournois de football avec d’autres quartiers, percussions, danse, théâtre, mais toujours dans une optique politique.

Nous nous sommes mobilisés avec la volonté d’obtenir une meilleure qualité de vie dans tous les domaines. Nous avons donc commencé à contrôler le quartier : la police et les délinquants n’ont pas le droit d’entrer armés. Il n’y a pas de drogue, pas d’alcool. Les délinquants et la police nous respectent car nous les affrontons. Avec des pierres ou avec notre culture. Le respect doit être bilatéral.

Nous avons ensuite fait des recherches sur les fêtes traditionnelles vénézuéliennes. Comme nous sommes noirs, nous faisons de la musique afro et nous nous sommes intéressés à la fête de la Saint-Jean, le 24 juin. Mais nous la fêtons entre le 5 et le 10 juillet car nous organisons une rencontre des saints noirs. A l’origine, les noirs se servaient en effet de cette fête comme d’un acte de résisitance face à l’oppression des blancs espagnols. Depuis sept à huit ans cette fête est devenue très populaire. Il y vient des gens de partout dans le pays. Nous utilisons la fête comme un outil de travail politique. Nous nous réunissons ainsi une fois par an pour faire la fête, et voir comment changer la situation du pays. Il y a aussi les messes de rue, auxquelles nous donnons un contenu politique. L’idée est ainsi de tisser des liens avec les quartiers voisins.

Comment cela s’est-il fait ?

Nous avons commencé à nous réunir en assemblées de quartiers. Pour nous battre sur des problématiques communes comme l’accès à l’eau ou aux transports. Ces assemblées sont devenues un espace de rencontre des différents quartiers de Caracas, mais aussi un espace de négociation avec Hydro Capital pour le contrôle de la distribution de l’eau. C’est aussi là que nous avons pris la décision de séquestrer les dirigeants de cette firme, qui à l’époque s’appellait INAS, Instituto National de Agua y Saneamiento, pour obtenir l’installation de l’eau courante dans nos quartiers. Nous travaillons notamment avec les quartiers du 23 de Enero [1] ou de El Valle [2].

À la même époque nous avons fait l’expérience d’une radio communautaire, Radio Activa, qui a duré de 1997 à 2000, avant d’être convertie en radio FM. Mais les habitants attendent encore que les animateurs, c’est-à-dire nous, fassent un travail de journalistes, et ne s’approprient pas l’outil. On a donc des hauts et des bas avec la radio. En plus, l’émetteur a été abîmé lorsque la garde nationale est entrée dans le quartier et que nous avons dû le cacher. Nous sommes restés six mois sans émettre.

Le ciné-club a été un autre projet. On montrait des films dans la rue. Des gens d’autres quartiers assistaient aux projections. Aujourd’hui ça ne marche plus, les jeunes regardent plutôt des vidéos chez eux. Mais, en 1997, on avait fait un atelier de production audiovisuelle et réalisé un court métrage sur la division sexuelle des tâches qui avait entraîné de grandes discussions dans le quartier, car la culture vénézuelienne demeure très machiste.

Qu’est-ce que le projet Nuestra América ?

C’est un espace de convergence des mouvements sociaux. Après le caracazo [3], en février 1989, entraîné par l’application des mesures de la Banque mondiale, après les morts du mouvement étudiant réclamant la gratuité des transports, le contexte politique a changé. Le peuple a commencé à vouloir répondre directement et le mouvement des assemblées de quartier s’est créé. C’est un projet large composée de différentes tendances, des gens qui font du travail communautaire, des anarchistes, des trotskistes et même des chrétiens de la théologie de la libération... C’est, à l’origine, un groupe de gens venant du courant « historico-social », qui tente d’articuler les apports des organisations populaires avec un travail sur la philosophie politique. On y trouve à la fois des gens liés à des mouvements politiques anciens, le parti communiste ou le parti révolutionnaire bolivarien, et des gens sortis de la structure politique des partis pour faire un travail plus local et plus concret. En 1992, après la tentative de coup d’État de Chávez soutenue par certains membres des assemblées de quartier, Nuestra América a appelé à la désobéissance populaire. Je dis bien populaire, pas civile. Pour nous, société civile et mouvement populaire sont deux choses différentes. Les dominants font de la politique pour maintenir leurs conditions de vie, pas pour permettre plus d’égalité.

Dans Nuestra América, une discussion a alors eu lieu pour savoir si on allait entrer dans une logique électorale, mais on a finalement choisi de rester un mouvement populaire. Certaines personnes se sont néanmoins présentées aux élections et sont désormais au gouvernement. Lorsque l’Assemblée constituante s’est installée, en 1998, certains camarades y sont entrés comme représentants des quartiers, mais, de Nuestra América en tant que tel, il y a eu peu de monde.

La participation de certains de nos membres au gouvernement suscite une vive polémique. Beaucoup ne sont pas d’accord, surtout si être du côté du pouvoir ne garantit pas de vraies avancées pour le mouvement populaire. Des gens sont devenus conseillers du gouvernement, l’un est vice-ministre du travail, d’autres sont chargés de projets spéciaux comme l’économie populaire ou le commerce informel. Ceux-là croient qu’on peut transformer le pays à partir des institutions, et d’autres, dont je fais partie, ne le croient pas.

La priorité de Nuestra América, c’est d’accompagner les gens. Nous ne sommes pas un mouvement d’avant-garde, nous sommes là pour rassembler, pour faire jaillir le débat. Nous fonctionnons de manière autonome Nous n’avons pas de chefs. Ni sur le plan intellectuel, ni sur le plan pratique. Cela marque la différence du projet avec les partis, les institutions et les ONG. Nous n’avons même pas d’existence juridique.

Vous vous définissez comme contre-pouvoir ?

Oui, mais la discussion du contre-pouvoir est faussée comme s’il fallait choisir son camp : à l’intérieur ou à l’extérieur. Nous pensons qu’il faut construire avec les gens, au sein des quartiers. C’est toute la différence avec la classe moyenne qui dit « nous voulons élire », et le mouvement populaire qui dit « nous voulons gouverner ».

Avez-vous une relation avec les zapatistes du Chiapas, qui parlent aussi de gouvernement autonome ?

Zapata est une grande figure, mais il n’y a pas de lien direct, bien que nous ayons des concepts et des pratiques en commun. Nous nous identifions à l’ensemble des luttes latino-américaines. Pour nous, la lutte est globale, non comme discours, mais comme appui aux combats concrets, comme par exemple celui des indiens dans le Zulia, qui veulent avoir leur mot à dire dans l’exploitation du charbon. Nous refusons de nous contenter de peu, et pour cela il faut sans cesse ouvrir d’autres fronts.

Notes

[1Le 23 janvier 1958, le gouvernement dictatorial de Marcos Perez Jimenez a été renversé.

[2El Valle est un quartier du Sud de Caracas organisé en communautés.

[3Le caracazo, soulèvement dit « des oubliés de la démocratie », eut lieu les 27 et 28 février 1989, au son des tambours et casseroles, pour protester contre l’augmentation des tarifs des transports en commun. La répression a fait officiellement plusieurs centaines de morts mais des sources officieuses parlent de 3000 morts.