Vacarme 35 / cahier

point d’écoute / 5

un roi à l’écoute

par

Où trouver dans la musique son propre point d’écoute ? Où confondre l’émergence du son et l’oreille qui le reçoit ? Réponse, entre Luciano Berio et Italo Calvino dans l’opéra Un re in ascolto : en un point impossible à atteindre sans se perdre, autour duquel la matière musicale dessine l’oreille inquiète qui le guette.

« Il faudrait faire écouter la musique dans la musique », aurait-il dit.

Au cours de leurs conversations, il aurait lâché — à en croire l’autre, son interlocuteur — cette phrase :« faire écouter la musique dans la musique » (far sentire la musica dentro la musica). Qu’a-t-il bien pu vouloir dire ?

Pour tenter de l’entendre, peut-être faut-il commencer par essayer de se rendre à l’injonction de son énoncé : à savoir, entrer dans la musique, pour y écouter la musique. La musique dans la musique. La musique qui s’écoute pour ainsi dire de l’intérieur, depuis ce qu’elle pourrait bien ménager comme un point d’écoute en son sein.

Entrons donc, pas à pas, dans quelques scènes au moins de ce fascinant opéra qu’est Un re in ascolto, de Luciano Berio. Car c’est lui qui parle, c’est lui qui énonce cette proposition — « faire écouter la musique dans la musique » —, en s’adressant à l’autre, celui qui devait écrire le livret : Italo Calvino.

La genèse de cet opéra est complexe. Il semble que ce fut Calvino qui en suggéra l’idée à Berio, à partir de sa lecture de l’essai de Roland Barthes, Écoute, paru initialement en italien dans une encyclopédie éditée par Einaudi [1]. Calvino proposa un livret, qu’il remaniera plus tard sous la forme d’une nouvelle portant le même titre que l’opéra et figurant dans le recueil posthume Sous le soleil jaguar.

Car, entre-temps, des divergences étaient apparues entre l’écrivain et le compositeur. Calvino les a résumées avec humour dans deux lettres adressées à Berio, qui prennent la forme d’un dialogue entre « toi » et « moi » [2] :

« Cher Luciano, / Tu dis : — Il faudrait, tu comprends, que tout commence à l’improviste (d’improvviso),sans prélude, tout de suite une voix qui se met à chanter, une voix très forte, comme une explosion, on entend l’orchestre après, mais comme s’il jouait déjà depuis un moment, tu comprends, peut-être y a-t-il d’ailleurs deux orchestres, un sur la scène qui répond à l’autre orchestre en bas dans la fosse... / Je dis : — Oui, je vois, nous sommes d’accord, mais d’une certaine manière, moi, je pensais à un silence... / Alors tu réponds quelque chose comme : — Oui, oui, [...] disons que c’est l’un des éléments, tu comprends, le silence émerge en négatif du fait que tout est rempli par la voix et par la musique, et alors c’est un peu comme si dans la musique il y avait le silence, et donc aussi la musique, tu comprends, il faudrait faire écouter la musique dans la musique (bisognerebbe far sentire la musica dentro la musica)... » (lettre du 10 décembre 1981)

Ecouter la musique dans la musique, donc. Telle sera l’affaire du roi, de ce souverain à l’écoute qui donne son titre à l’opéra. Mais, tandis que Calvino le décrit entouré d’espions dans son palais, Berio fait de lui un tyrannique directeur de théâtre et metteur en scène, du nom de Prospero [3].

La silhouette du roi de Calvino se dessine peu à peu au fil des lettres adressées à Berio ; on y trouve en effet, au milieu du dialogue entre « moi » et « toi », des énoncés fragmentaires, des ébauches de monologue ou d’interventions chorales :

« Un roi qui tend l’oreille... Il craint une conjuration. Il tend l’oreille aux pas des sentinelles... Toute rumeur insolite pourrait être la menace des ennemis... Le roi : — Un roi est habitué à écouter avec les oreilles des autres... Quand il doit utiliser ses propres oreilles pour recueillir les échos du palais-oreille rien ne le rassure... Chœur : — Les faits sont subtils comme des souffles... ils peuvent s’insinuer s’infiltrer frayer leur chemin... Chuchotements, sifflements, indiscrétions, indices... Moi : — Le roi ne se confie qu’à son vieil écuyer, qui est sourd... » (lettre du 10 décembre 1981)

Puis, dans la nouvelle que Calvino finira par tirer de son livret, le roi semble en quelque sorte se prolonger — jusqu’à se dissoudre, se disperser et se perdre — dans une vaste toile, dans un véritable maillage d’oreilles en réseau [4] :

« Les murs ont ici des oreilles. Des espions sont postés derrière tous les rideaux, toutes les courtines, toutes les tapisseries. Les espions, les agents de ton service secret, chargés de rédiger de minutieux rapports sur les conjurations qu’abrite le palais... »

Ce palais est du reste une architecture entièrement vouée à la surveillance auditive. Il y a en effet, aboutissant à un angle dans le mur près du trône, « un conduit vertical qui traverse tous les étages du palais, des caves jusqu’au toit », et par lequel « les bruits se transmettent sur toute la hauteur de la construction » (p. 69). Le roi y perçoit parfois des coups, dont il tente d’interpréter la succession rythmée comme « des signaux traduisibles en un code », comme « des lettres, des mots » (p. 70), bref, comme une forme de cryptogramme sonore venant des « souterrains du palais [...] remplis de prisonniers » (p. 72).

Le roi de Berio écoute, lui aussi. Mais il prête ou tend l’oreille aux sons qui résonnent dans son théâtre, qui s’y répercutent en accumulant ainsi les échos des écoutes qu’ils suscitent :

« Les sons arrivent au port, au théâtre, à l’oreille, au grand port du théâtre-oreille (al grande porto del teatro orecchio). Je suis au point où les sons irradient pour rejoindre le port. Je suis ici l’oreille tendue (a orecchio teso) et j’écoute l’oreille-théâtre (ascolto l’orecchio teatro). Ici reviennent les sons, les sons partis d’ici en ce moment même. Mon oreille tendue accueille ces sons, ces sons qui à l’arrivée sont différents de ce qu’ils étaient au départ. Des sons avec en outre l’écoute des sons. Je cherche quelque chose qui m’est dit entre les sons et dont je ne sais pas, je ne sais pas si je dois l’attendre avec désir ou avec peur. » (Aria II)

Comme l’explique Berio dans son Dialogo fra te e me, Prospero, quand il chante ainsi son théâtre de l’écoute, « tourne sur lui-même autour de deux notes (ruota su sé stesso intorno a due note), un la et un si bémol qui deviendront à la fin sa sépulture musicale ». Ils reviennent sans cesse, ce la et ce si bémol qui hantent le chant de Prospero jusqu’à ce qu’il finisse par leur succomber : ils tournent et retournent en lui, comme si, à chaque nouvelle occurrence, ils se chargeaient, ainsi que le suggère le texte, du poids de leur propre écoute répétée et répercutée.

Ces deux sons, on les entend, insistants dans leur rotation, au début des deux premiers Aria. Et, dans l’Aria I, leur mouvement giratoire obsédant est comme accentué par le chant qui, alternant avec la déclamation, compose une série de répétitions où le texte semble tourner à son tour sur lui-même (je transcris les parties parlées en italiques) :

« J’ai rêvé, /J’ai rêvé d’un théâtre, / Un autre théâtre / J’ai rêvé, j’ai rêvé, j’ai rêvé d’un théâtre / Il existe / Il existe un autre théâtre / Au-delà, au-delà de mon théâtre... »

Le la et le si bémol sont ainsi des sortes de pivots autour desquels la mélodie paraît se vriller, de même que le texte s’enroule dans ses itérations. Bref, avec ces deux notes, tout se passe comme si la mélodie épousait elle-même, en musique, la forme d’une conque ou d’un labyrinthe spiralé. Comme si elle tentait de tracer dans l’espace sonore le dessin d’une oreille. Une oreille au sein même de la musique. Une oreille tramée de sons, depuis laquelle on pourrait écouter la musique dans la musique.

Le pourrait-on ? Serait-ce possible sans en mourir, comme Prospero englouti par et dans son théâtre ?

Notes

[1Roland Barthes, « Écoute » (1976), repris dans L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil, 1982, p. 217 sq.

[2Elles sont publiées dans l’ouvrage collectif dirigé par Enzo Restagno : Berio, Edizioni di Torino, 1995, p. 135 sq. (A proposito di « Un re in ascolto ». Due lettere inedite di Italo Calvino a Luciano Berio). Outre des fragments du livret initialement proposé par Calvino, Berio a intégré des passages de ces lettres dans la version définitive de l’opéra.

[3Berio, pour construire son « action musicale », a en effet emprunté également à La Tempête de Shakespeare et à ses diverses adaptations. Dans son commentaire accompagnant la création de l’opéra, Berio, adoptant à son tour la forme d’un dialogue entre Io et Tu, résumait ainsi l’action : « [Io. -] L’idée d’un roi qui écoute avec ses oreilles ce qui se passe autour de lui, cette idée s’est transformée et a proliféré dans des directions diverses, même si une grande partie du livret reste celui de Calvino... L’argument d’Un re in ascolto, c’est la répétition d’un spectacle. Un puissant homme de théâtre, Prospero, se retrouve en difficulté. Le nouveau spectacle que l’on répète est une adaptation de La Tempête de Shakespeare ; mais les moyens sont insuffisants pour le produire et aucun accord ne se dessine avec le metteur en scène, qui est très ambitieux et ne regarde pas à la dépense. On procède à des auditions, mais on ne parvient pas non plus à trouver la Protagoniste... De l’extérieur, il vient un sentiment diffus de danger et de menace. Prospero est pris d’un malaise. Tous l’entourent et, peu à peu, il devient partie prenante dans le spectacle que l’on répète : comme un vaisseau qui aurait perdu la route à suivre, Prospero subit son théâtre. Il semble être la victime d’un rite initiatique. Finalement, la Protagoniste apparaît. Ses paroles sont un acte d’accusation contre Prospero, contre la vie de son théâtre et contre le théâtre de sa vie. La répétition est terminée et tous s’en vont. Prospero s’écoute lui-même et meurt, seul, sur une scène éteinte et déserte. » (Ce Dialogo fra te e me est reproduit dans le livret du disque compact paru chez Col Legno en 1994. Il s’agit de l’enregistrement réalisé aux Festspiele de Salzbourg, le 7 août 1984, sous la direction de Lorin Maazel.)

[4Un roi à l’écoute, dans Sous le soleil jaguar, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, 1990, p. 62-63.