Vacarme 35 / cahier

écriture et point d’arrêt / 3

écriture et ressassement

par

Un exemple tout d’abord :

Je ne dors pas, et tout au fond de cette nuit
L’horloge non plus
Ne dort pas.
Je presse du pus au fond de mon âme.
C’est énorme,
Ce que la ténèbre contient.

Pourriture de l’âme, agonie
De tout ce que je croyais être,
J’écoute le monde.
C’est un vent sourd et lourd
Qui du profond abîme
Veille sur mon trépas.

J’assiste indifférent
À la mise en cadavre
De tout ce que je suis.
En quelle âme ou quel corps est-ce donc que j’existe ?
Vais-je dormir ou m’éveiller,
Où suis-je si je suis sans existence ?

Rien. Il y a dans la ténèbre où parle
L’horloge fatale
Une grande salle anonyme,
Une grande ténèbre où elle se tait,
Un grand bien au goût de mal,
Une vie qui se désassemble,
Une mort qui ne sait à quoi elle ressemble.

Tiré d’un ensemble de poèmes de Pessoa, long de quelques 500 pages, le Cancioneiro, ensemble ayant par sa monotonie vocation de journal ou du moins de rapport à une académie, et qui rassemble des pièces dont le ton et la recherche sont de cette nature presque exclusivement [1].

Ce morceau (non titré comme presque tous les autres) est détaché ici car il résume, il axiomatise les lignes de pensée, de rêverie, de désir du corpus entier. Cet extrait, en son dégoût las, minutieux, résume fidèlement une sensibilité tout entière. Il est choisi à fin de situer l’emplacement (ou l’aimant, ou le point de focale) qui absorba l’essentiel du travail d’un grand créateur. L’écriture autorise cette perversité : constater le démembrement, c’est encore rassembler ; l’atonie est la matière d’un chant. Une déréliction régulièrement goûtée se transmue en ressource et offre, pour peu que l’on travaille, un accès à la vérité. Pessoa se tient presque exclusivement au creux de la dislocation. Il porte aux points d’arrêts, aux insuffisances (de sa personne, de son corps, de sa disjonction d’avec le monde) une attention maniaque, que cette expérience jamais n’indispose. Au point d’effarer, d’anéantir, peut-être d’indisposer le lecteur. Peu lui importe — la menée mécanique doit se poursuivre ; la Chose doit être dite, pour elle-même, pour le semblant de personne. La Chose n’a aucun pouvoir de transformation, ne dessine pas un autre horizon. Infertilité générale qui débouche comme logiquement sur ses points de resserrement, et la contention prend forme de poème ; surtout, jouissance monocorde que libère une variation indéfinie autour de la même constatation :

Sans un seul futur convoité,
Exempt de vertu, de péché
Ici même dormir, dormir...

Ou encore :

Feindre est le propre du poète.
Car il feint si complètement
Qu’il feint pour finir qu’est douleur
La douleur qu’il ressent vraiment.

Et ceux qui lisent ses écrits
Ressentent sous la douleur lue
Non pas les deux qu’il a connue
Mais bien la seule qu’ils n’ont pas.

Chez Beckett, on ressasse bien sûr, à cette différence que tel abîme révélé ordonne que s’ouvre un nouvel abîme. Le sujet des romans explore. Ce faisant, on s’aperçoit qu’il est possible, donc nécessaire, de s’enfoncer un cran plus bas ; à plusieurs ou bien seul. Les déclinaisons de l’épave ont pouvoir de nous révéler, asymptotique, un état absolu, inouï, farouche de la loque : un en-deçà vers quoi oser tourner ses regards. Pour le reste, un esprit de système anime ces romans de façon aussi patente que les poèmes de Pessoa. Sauf que le procédé de celui-ci, horizontal, segmenté (chaque sonnet re-énonce, re-rédige le sonnet précédent) atteint, hormis au travail de la langue, au luxe de marteler une idée solitaire, celle du volume en cours, celle de l’oeuvre au complet. — c’est-à-dire au luxe de la clôture stricte. Ici, pas de dérive, pas d’involution bouleversante, alors qu’il est également question de la perte, alors que l’on inventorie la débâcle. La différence entre les deux démarches ne tient ni aux styles, ni aux thèmes. Plutôt à cette façon impitoyable de laisser en blanc les chances de dérive, à ce besoin d’élaborer en boucle (tirant parti des coupures qu’impose la forme poétique, ou le journal) un petit groupe d’énoncés qui se nuancent à l’infini. Ce besoin signale chez certaines variétés d’écrivains une pulsion que l’on pourrait formuler ainsi : « ce que je vis & ressens, c’est du pensable, uniquement du pensable ». Race d’écrivains qu’absorbe le travail du négatif. Une certaine haine de soi trouve dans ce mode d’expression une chambre d’écho dont aucun autre ne propose l’équivalent (musique, peinture, pour nommer des prétendants directs, sont sur un pied d’inégalité trop flagrant). L’écriture, de ne commencer nulle part, de ne pas prendre appui sur une matière suffisamment dissemblable de la pensée, d’être si modeste quant aux besoins matériels de son exercice (du temps, une table, de l’isolement), d’être à ce point extra-mondaine, prête champ aux fibrilles les plus fugaces de l’obsession. Ses capacités d’agrandissement sont si considérables que le propos semble naître avec le geste alors qu’il est une force bien avant la station laborieuse. La comparution écrite des obsessions (assermentée par le talent qui s’est forgé à rendre leur substance) donne à celles-ci une robustesse que possèdent seuls les objets intellectuels les moins vains. Tel sonnet, telle note datée d’un journal deviennent des édifices irradiant le maximum de la vérité d’un instant. Semblables changements d’échelle transforment les hantises en stations d’une légende dorée, impersonnelle. Pour parler par leur bouche : « mon réel est le réel de mes notations. La somme écrite de mes maux est le contrepoids de mes obsessions ; elle est mes obsessions faites vie ». Qu’importe que le domaine arpenté soit sempiternel puisque la vérité ne se corrompt pas d’être semblable à elle-même. Effectivement, cet exercice (riche de joies parallèles) implique de feindre que la douleur éprouvée est douleur réelle. Puisque pour certaines âmes le travail libère le négatif aussi facilement que le négatif, avec un peu d’endurance, s’avère travail. — Ah, le travail ! Négatif du négatif, réversion perpétuelle. Dans l’écriture au moins le saut est plus soudain qu’ailleurs ; en un éclair, le subi, l’éprouvé et le noir sur blanc se confondent. Les écrivains qui travaillent autour de la stase (Hölderlin, Pessoa, Kafka, Walser...) savent que l’attente n’est qu’un semblant d’enfer, savent, s’ils ne le proclament pas, que ça revient toujours. Pour eux « le temps est d’une précision littérale et toute miséricordieuse ». Pessoa, être de méthode et de revues, au cours de plusieurs périodes de stérilité intente des démarches pour son internement. Le souffle lui revient ? Il les laisse en plan. La miséricorde a parlé, l’enclôt s’est rouvert.

On peut écrire-sentir par élargissement, par ouverture de l’espace, procédant à grande taille au travers de tous les matériaux possibles, dans un inextinguible baiser de pieuvre. Au vrai, on écrit également par scissiparité, du simple fait d’être assis à côté de soi, parce que rien ne nous attire hors la trame consumée de nos nerfs. Leurs bonds erratiques, leurs travers, leur sommeil constituent alors une entrée en matière, aussi imbus qu’ils soient d’eux-mêmes.

Notoirement, Pessoa repousse la clôture qui est son ordinaire au moment des Grandes odes et particulièrement au cours de celle qu’il dédie à W. Whitman. Prenant alors pour référent une sensibilité, une focalisation, une manière d’amour qui en tous point s’opposent aux siens. L’hommage sous-entend qu’un lien qui ne se résume pas à de l’admiration doit exister entre ces deux mondes.

Notes

[1Rappelons que l’oeuvre de Pessoa fut pour l’essentiel publiée bien après sa mort. On est assuré de l’intitulé des recueils, nul ne sait en revanche si l’auteur aurait fait des choix, et lesquels. Les commentaires qui suivent font comme si l’auteur avait donné son imprimatur à ce que nous lisons, et cela est peut-être une faute.