Vacarme 34 / motifs

l’entreprise morale globale

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Total condamnée à dédommager les travailleurs-esclaves de Birmanie, les banques suisses amenées à battre leur coulpe en place publique : ces victoires suggèrent davantage que l’héroïsme de quelques avocats épris de leur art. S’y esquisse la lente constitution d’une responsabilité collective indirecte et la difficile émergence d’un entreprenariat moral, qui dessinent de nouveaux rapports de l’économie et du droit, du profitable et du juste.

Lorsqu’il est confronté au capitalisme mondialisé, le militantisme est-il moral ? Est-ce la voie qu’il emprunte ? Depuis le début des années quatre-vingt-dix, un processus inédit est à l’œuvre chez les acteurs non gouvernementaux qui se consacrent au capitalisme en vue de sa critique et de sa réforme. Il est l’indicateur d’un changement dont les orientations sont débattues, saluées par les uns pour leur caractère novateur, critiquées par les autres en raison de l’abandon des nobles idéaux qu’elles entraîneraient.

Les doléances que cette nouvelle forme d’activisme adresse aux entreprises n’appartiennent pas au traditionnel registre du militantisme contestataire du capitalisme auquel le tiers-mondisme avait autrefois accoutumé. C’est notamment le cas des campagnes réclamant aux banques suisses la restitution des biens spoliés aux Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale et la réparation des injustices imputables à la collaboration de la Confédération helvétique et de ses banques avec le Reich. Inventives dans leurs modes d’expression, ces campagnes reposent bien sur des sentiments moraux et font de la dénonciation, de la diffamation, du bashing (« faire honte »), leurs leviers privilégiés. Elles usent de la presse sur un mode intensif, s’adressent souvent à un jeune public, en particulier celui des campus, et n’hésitent pas à s’associer à des moralistes professionnels, religieux ou laïcs. Leurs intitulés sont révélateurs d’un ancrage éthique : ainsi les « diamants tachés de sang » (« blood diamonds ») ont-ils vocation à culpabiliser les consommateurs. Cette lourde mise en accusation a en effet pour fin de perturber la jouissance frivole de personnes dépensières et aveugles à la souffrance de tous ceux qui payent le prix de leur vanité.

Les ressorts de tels modes d’action sont parfaitement en phase avec le capitalisme mondialisé. Les entrepreneurs moraux ont notamment saisi l’opportunité que leur offre la finance. Les campagnes de désinvestissement qui, on le verra, s’inspirent d’une tradition ancienne prennent une ampleur inédite et font appel à une génération nouvelle de professionnels. Les gérants de « fonds éthiques » considèrent en effet qu’avoir eu une filiale en Afrique du Sud au moment de l’Apartheid, acheter des diamants en Angola ou faire affaire en Birmanie sont autant de marqueurs négatifs. Or, des investisseurs tels que les universités américaines ou les grandes Églises protestantes souscrivent massivement aux produits de ces fonds qui, à l’échelle mondiale, ont atteint un volume non négligeable [1].

Pour cerner le profil de cette « entreprise morale globale » qui se développe dans le monde post-bipolaire, je propose d’abord de la situer historiquement, puis d’identifier les rationalités propres à l’accusation morale et enfin de comprendre le rapport au politique dont cette mobilisation est à la fois le symptôme et le ferment.

l’historicité de l’entreprise morale

La stigmatisation de l’argent sale est une idée qui imprègne l’histoire du monde occidental en raison de son tropisme chrétien et de la force des divers mouvements socialistes. Les mobilisations contemporaines ne sont toutefois pas les simples continuatrices de ces traditions canoniques, bien au contraire.

Quels sont les jalons d’un activisme qui, à l’échelle internationale, prend pour ligne de mire l’entreprise économique ? Pendant la Guerre froide, le tiers-mondisme alimente une florissante rhétorique anti-capitaliste qui, le plus souvent, se concentre toutefois sur la dénonciation des pouvoirs d’État. Elle se fait fort de stigmatiser le rôle des États occidentaux dans le soutien prodigué aux dictatures du Sud, à la contre-révolution conservatrice en Amérique latine, ou bien de dénoncer l’engagement de la France ou des États-Unis dans leurs guerres respectives.

La rupture de l’après-guerre froide implique une transformation du discours contestataire dont les traits principaux sont une orientation vers le réformisme, ou tout au moins l’obsolescence de l’appel au grand soir, un décentrage par rapport à l’État et, par conséquent, un nouveau rapport au politique. Quelles sont les raisons de cette évolution et quelles en sont les manifestations les plus significatives ?

Pendant la Guerre froide, les récriminations contre le capitalisme ont peu de prise sur les instances gouvernementales. A l’ONU, les voix qui lancent un appel à un utopique « nouvel ordre économique international » ont une incidence négligeable sur les pratiques et les décisions d’investissement. Les dirigeants économiques et politiques des États occidentaux n’en tiennent même pas compte dans leurs discours, si ce n’est à titre de repoussoir. Le monde néo-libéral, ses théoriciens comme ses praticiens, affiche un « réalisme » amoral très largement en phase avec la Realpolitik des États. « La responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits », assène Milton Friedman pendant les années soixante-dix. Quelques années plus tard, il visite le Chili et y donne une conférence qui vante les mérites de son programme appliqué à la dictature de Pinochet. Ses disciples, les « Chicago boys », font ensuite le voyage et mettent en place un programme néo-libéral qui, à l’aune de ses propres critères, est très largement performant.

Aujourd’hui, au sein des cercles non gouvernementaux, le commerce avec un dictateur est un des traits majeurs de l’infamie. Le discours et les pratiques changent au sein de la politique d’État tout comme dans le monde managérial. Quelles sont les figures de ce changement ? Parce que l’empire américain est le vainqueur incontesté de la confrontation bipolaire, l’argumentaire du péril communiste ne tient plus et, en l’absence de rival, le libéralisme politique tout comme le libéralisme économique sont tenus de justifier de leur exemplarité. Ainsi le président Bill Clinton va-t-il montrer qu’il est en phase avec son époque lorsqu’il déclare que le commerce textile est désormais appelé à tenir compte de critères sociaux ; pratiquement, cela signifie surtout que les dirigeants des grandes multinationales du vêtement doivent éviter d’employer des enfants. Mais en disant cela, Clinton ne fait que s’inspirer de politiques déjà existantes au sein de grandes entreprises, comme Levi’s, qui ont fait le choix d’être à l’avant-garde d’un mouvement dont elles ont pressenti le succès — notamment parce que leurs dirigeants ont été interpellés par l’activisme estudiantin qui dénonce les conditions de travail dans le Sud.

Quels héritages nourrissent les mobilisations des campus américains ? Attardons-nous sur une séquence historique qui a profondément marqué leur tissu social. C’est à partir d’elle que vont s’organiser la modernisation et la systématisation des mouvements contemporains. Au cours des années soixante-dix et quatre-vingts se met en place une intense campagne de dénonciation du régime de l’Apartheid. Plusieurs secteurs de la société américaine s’investissent dans cet effort de dénonciation qui a deux objectifs. Le premier est de provoquer un changement de régime en Afrique du Sud en faisant pression sur les dirigeants de Pretoria et en usant de l’isolement économique. Le second consiste à agir sur les instances gouvernementales, l’ONU et surtout l’État américain afin qu’ils renforcent le régime de sanctions existant.

Désireux de voir l’Apartheid tomber, les activistes prennent conscience de la nécessité de former et d’étendre des réseaux. Aussi voit-on apparaître une trame qui fait aujourd’hui partie du savoir militant, tant elle informe la logistique des campagnes transnationales : des représentants de la communauté afro-américaine prennent contact avec des églises favorables au désinvestissement des actions des entreprises qui font commerce avec l’Afrique du Sud ; les campus accueillent des conférences et des manifestations où sont sollicités des universitaires spécialistes de l’économie, de l’Afrique du Sud ou de la politique étrangère américaine. Un réseau ad hoc est né. Des coalitions éphémères réunissent des partenaires peu habitués à se fréquenter. Les résultats sont probants : en 1986, Reagan durcit les sanctions. Cette intransigeance a un effet majeur sur les dirigeants sud-africains mais aussi sur les investisseurs : de nombreuses entreprises américaines quittent le pays, ou tout du moins prennent leurs distances avec leurs filiales locales (qui changent de nom). Au sein de cet univers militant, la campagne sud-africaine conserve une valeur de modèle, d’autant plus que le changement de régime auquel elle a contribué, et la personnalité de Nelson Mandela, lui ont conféré visibilité et lettres de noblesse.

Après 1989, l’univers étatique est lui aussi marqué par un profond changement. À l’ONU, la décennie quatre-vingt-dix est celle des sanctions. Alors que pendant toute la Guerre froide, seuls deux régimes de sanctions multilatérales ont été décrétés (contre la Rhodésie et l’Afrique du Sud), au cours de la dernière décennie du millénaire, pas moins de douze pays ont été visés par de telles sanctions. Ces mesures juridiques ont été plus ou moins sévères et ont eu des effets humanitaires plus ou moins importants — voire dévastateurs dans certains cas, comme en Irak. Elles ont aussi été largement inefficaces eu égard aux objectifs qu’elles s’étaient donnés. Mais indépendamment de leurs résultats, elles sont révélatrices d’un tournant. Les droits humains et la dénonciation de la nature inique des dictatures sont à présent au centre de l’évaluation politique et morale internationale.

Au-delà des sanctions inter-étatiques et aussi en raison de leur échec, les dirigeants onusiens prennent conscience de la nécessité d’établir un dialogue avec les entreprises multinationales. C’est sous cet auspice que voit le jour, à la fin des années quatre-vingt-dix, le Global Compact. Il s’agit pour l’ONU d’attirer dans son giron des grands groupes occidentaux désireux de voir leur image de marque s’améliorer en acceptant des principes vertueux qui guideraient leurs investissements. Ce n’est pas un régime de sanctions, il n’y a pas de contrainte exercée sur la firme. L’ONU table sur la mise en place d’un cercle vertueux. Le marché a-t-il répondu à ces attentes ?

Sous certains aspects, il les a devancées. Les croyances managériales sont au cœur de ce phénomène et c’est précisément là une des grandes différences avec la critique du capitalisme de la période précédente. La chute du mur marque dans un secteur non négligeable de l’univers économique transnational une conversion des croyances. L’idée et l’exigence de « réputation » font leur chemin. Nombre de dirigeants se mettent à adhérer à un schéma appliqué au commerce international (dont je ne veux pas discuter la validité) : la réputation morale négative serait délétère pour la firme, alors qu’à l’inverse un certificat de bon comportement lui serait bénéfique. Deux types d’exemples alimentent l’adhésion à cette idée. Des entreprises ont souffert de leur commerce infâmant avec des régimes dénoncés pour leur caractère inique. L’entreprise pétrolière Talisman voit ses cours de bourse chuter quand certaines ONG parviennent à montrer que ses activités au Soudan auraient eu pour effet d’alimenter la guerre civile. Inversement, des entreprises ayant décidé d’adopter des chartes éthiques alors même que leurs compétiteurs ne se sont guère préoccupés de morale font mieux que survivre dans leur univers concurrentiel. Dans le domaine pétrolier, sans doute l’un des plus exposés des commerces transnationaux, la firme British Petroleum prend les devants d’une réforme de ses comportements et n’a pas eu à ce jour à se plaindre de la profitabilité de ses investissements.

Dans cette configuration nouvelle, les horizons d’attente des activistes non gouvernementaux ont aussi considérablement changé. Des études ont évalué les opinions des membres des principales organisations non gouvernementales et leur avis sur la meilleure des attitudes à adopter en direction des multinationales. Leur résultat est éclairant : la bipolarité encourageait une attitude de méfiance et de rejet vis-à-vis des acteurs du commerce global et du management, tandis que la chute du mur provoque un dégel de cette crispation [2]. Un réformisme pragmatique est en marche.

rationalité morale de la campagne transnationale

La dénonciation de l’iniquité du capitalisme globalisé a des traits généraux bien spécifiques. En premier lieu, lorsque l’on considère les grandes campagnes qui marquent les années quatre-vingt-dix, et qui continuent d’être au centre des espaces publics occidentaux, on est surpris par leur orientation politique, économique et morale. À la différence des opposants radicaux à la mondialisation néolibérale, le programme de ces activistes n’est pas de venir à bout du capitalisme en tant que tel. Il s’efforce plutôt de réformer certaines de ses pratiques (au sein des entreprises visées) et de provoquer à terme un changement des perceptions et des normes juridiques. Par exemple, dénoncer les activités de certaines entreprises qui produisent des éléments utilisés dans la fabrication des mines anti-personnel a pour fin de conduire à une interdiction juridique de ces armes.

On ne saurait toutefois se limiter à ce seul constat de gradualisme. L’élément le plus distinctif de ces campagnes réside en effet dans leur rationalité commune, laquelle éclaire à la fois leur caractère moral et sa relation au politique. Les trois exemples mentionnés au début de ce texte — les actions contre les banques suisses fondées sur leur conduite lors de la deuxième guerre mondiale, la dénonciation des banques occidentales en raison de leur commerce avec le régime de l’Apartheid et la stigmatisation du commerce des diamants en Afrique — sont révélateurs de cette rationalité entée sur une morale et à vocation réformiste.

Les critiques formulées à l’encontre des entreprises mettent en premier lieu l’accent sur la responsabilité indirecte d’acteurs économiques qui ont contribué, en connaissance de cause, à accroître des injustices lourdes et caractérisées. On passe ainsi de la dénonciation du comportement irresponsable ou criminel de celui qui occasionne directement l’injustice et le mal à l’irresponsabilité ou l’insouciance de celui qui ne tient pas compte des conséquences de ses actes. On passe de la dénonciation du coupable qui commet des crimes à la critique du profiteur de l’injustice. Ces débats ont eu pour grand avantage de provoquer un débat sur la nature et l’étendue d’une notion cruciale mais dont le contenu est très contesté et parfois obscur : la responsabilité collective indirecte.

La structure de l’accusation repose sur une logique bien particulière : « si les banques suisses n’avaient pas commercé avec le Reich (alors qu’elles n’étaient plus tenues de le faire après 1943 puisque leurs dirigeants ne pouvaient plus alléguer que leur pays aurait été envahi par l’Allemagne en cas de refus de coopération financière), la guerre se serait terminée plus tôt. » ; « lorsque les banques suisses, allemandes, françaises ou américaines ont continué de commercer avec l’Afrique du Sud alors que l’injustice de l’Apartheid était patente, elles ont renforcé les dirigeants sud-africains dans leur sentiment d’impunité, elles ont facilité l’accès à des ressources vitales pour ce gouvernement et son économie, et ont ainsi allongé la durée de vie de ce régime. » ; « en achetant des diamants en Angola et dans d’autres pays où sévissent des guerres civiles, de Beers, la grande multinationale diamantaire, prolonge ces conflits où périssent des centaines de milliers de personnes [3]. »

L’histoire contrefactuelle est la logique argumentaire commune à ces plaintes. Celles-ci se proposent en effet d’inciter un large public à effectuer l’opération nécessaire à leur propre validité : plus précisément, il s’agit de faire imaginer aux destinataires des diverses campagnes une histoire virtuelle où les principaux accusés auraient agi différemment, de manière plus vertueuse, et d’évaluer les résultats de cette conduite qui aurait pu être adoptée. Si cette expérience d’histoire contrefactuelle permet de décrire une trajectoire où la deuxième guerre mondiale se serait arrêtée en 1944, où le régime de l’Apartheid serait tombé au début des années quatre-vingts, où il y aurait moins de guerres civiles en Afrique..., l’accusation portée contre les entreprises sera aussitôt fondée.

Ces critiques, qui font appel à la fois à l’émotion et à la raison, sont révélatrices d’un mouvement de fond dans la culture de masse où le contrefactuel est un procédé courant [4]. Les entrepreneurs moraux ne se laissent pas pour autant emporter par les passions d’une imagination racoleuse. Des historiens et des économistes sont mis à contribution pour fonder ce type d’accusation selon les critères des sciences sociales. Des historiens au service des avocats des victimes de la Shoah qui demandent réparation à la Suisse veulent montrer qu’il « aurait pu en être autrement » (et en cela rejoignent les conclusions du rapport des historiens du département d’État commandité par Stuart Eisenstat et chargé par Clinton de régler ce délicat problème diplomatique). Une ONG, Jubilee 2000, convoque des économistes pour faire la preuve de la responsabilité des banques suisses et allemandes dans la prolongation de la durée de vie du régime sud-africain de l’Apartheid... Dans un tel cadre, les sciences sociales opèrent comme science morale. Pour accréditer la plausibilité de ce monde meilleur non advenu, on peut même dire que l’une d’entre elles est tout particulièrement sollicitée : l’économie.

Il reste que cette stratégie discursive n’aurait pas une telle prise au sein d’un large auditoire si l’histoire n’était pas elle-même envisagée suivant un répertoire moral et si, sur un plan cette fois-ci psychologique, il n’y avait pas dans les pays occidentaux une culture de la cure par la parole, en d’autres termes, un présupposé suivant lequel il est nécessaire pour des victimes (directes ou indirectes, tels les descendants) d’exposer publiquement leur souffrance, si possible en confrontation directe avec les bourreaux. Or, cette prise de parole passe par l’imagination de ce monde meilleur dont les victimes ont été privées. Cet ethos du « healing », de la cicatrisation, est le ciment de nombre de manifestations ; il a été sollicité en Afrique du Sud dans la commission Vérité et réconciliation. Il appartient désormais à l’entreprise morale globale dont une des flexions est la critique des crimes ou des injustices du capitalisme.

dire le bien, écrire le juste, être efficace

L’entreprise morale globale fait partie intégrante d’une histoire du capitalisme. Ses protagonistes — qu’ils se situent dans le camp entrepreneurial favorable à une réforme vertueuse de leur économie ou dans les mouvements qui réclament réparation — appartiennent à la longue dynamique du capitalisme dont le fil rouge est une interprétation de l’utilitarisme adapté à l’internationalisation des marchés. L’agrégation des initiatives lancées par les entrepreneurs moraux conduit en effet à la formation d’un « marché (global) de la vertu » dont la dynamique est celle du cercle vertueux cher à John Stuart Mill et qui a pour objectif la régulation des activités marchandes. Ce double aspect participe bien de la tradition utilitariste en tant que théorie morale qui rejoint des préoccupations d’ordre économique et social.

La finance éthique loge au cœur de cette démarche. Elle est son pivot en raison de la place centrale acquise par le capital financier dans les différents espaces occidentaux. Malgré les déconvenues du début du millénaire, la bourse a attiré et attire toujours de nombreux petits porteurs. La finance éthique a dès lors une double fonction : elle promet d’assainir le capitalisme en récompensant les bons et les justes et elle absout l’épargnant du péché de la spéculation (puisque les investissements constituent une épargne durable, investie dans des entreprises sûres qui ne sont pas motivées par la recherche effrénée du profit à court terme).

Que signifie ce dessein au regard de la longue histoire du capitalisme ? Il témoigne de la volonté des membres d’un système de faire preuve de pragmatisme et de trouver des solutions pour éviter que celui-ci ne se dérègle, au risque d’aller à contre-courant des convictions prédominantes chez ses principaux acteurs (« la responsabilité sociale des entreprises est d’accroître leurs profits »). Quant aux mécanismes qui se mettent en place à la faveur de cet activisme, ils sont les piliers d’une « surveillance » globale. Surveillance bienveillante ? Quoi qu’il en soit, elle appartient à une longue tradition qui, comme l’a très bien montré Michel Foucault, donne au marché le pouvoir de dire le vrai et est le vecteur et le signe de la « juridification [5]. »

De ce point de vue, les critiques radicaux de la mondialisation n’ont pas tort : la réforme vertueuse du système se fait de l’intérieur. Il n’est pas dit qu’ils aient raison sur l’appréciation générale du phénomène et sur le manque de capacité du système à fournir des réponses satisfaisantes aux questions qui se posent, et il n’est pas dit non plus que ces mouvements aient les réponses adéquates aux questions qu’ils considèrent aujourd’hui irrésolues.

L’entreprise morale vertueuse a une fonction dérivée que l’on peut, là encore, situer dans la tradition conceptuelle foucaldienne de « la critique (interne) de la raison gouvernementale ». En dénonçant les violations du droit et le mépris de la morale dont se rendent coupables les multinationales, les entrepreneurs moraux atteignent par ricochets les États qui les soutiennent plus ou moins activement — en les encourageant à s’installer sur des marchés peu vertueux mais rentables ou simplement en les laissant faire [6]. La « critique de la raison gouvernementale » est une dénonciation des activités du Prince au vu des résultats de sa politique et témoigne précisément d’une vision utilitariste de la politique. Lorsque l’entrepreneur moral dénonce le rôle néfaste des banques suisses pendant la guerre, il atteint également l’État suisse et sa politique étrangère. Il aurait mieux valu que la guerre se termine plus tôt. La décision suisse n’a pas été « utile » au sens fort du terme. Il en est de même pour les entreprises qui ont commercé avec l’Apartheid : les États occidentaux n’ont pas tenu compte des sanctions auxquelles ils avaient souscrit et plus généralement du respect des droits humains dont ils se réclament.

L’écriture du droit est un des enjeux majeurs de ces joutes dans la mesure où le droit est investi de la fonction de dire le vrai. Sans aucun doute, les règles de droit, qui sont les résultantes de ces mobilisations, sont le signe d’un décentrage de notre vision de l’histoire de l’injustice et, tout autant, des catalyseurs de cette orientation nouvelle du regard. La Cour pénale internationale intègre un article qui statue sur les réparations à verser aux victimes des guerres [7]. Le cas birman est aussi intéressant. Les mobilisations dans les campus tout comme les témoignages de soutien au prix Nobel de la paix Aung San Suu Ky qui a demandé aux touristes occidentaux comme aux entreprises de boycotter son pays sont à cet égard éclairants [8]. Ils accompagnent et parfois devancent la mise en place de régimes de sanctions internationales. Enfin, les campagnes contre les profits des diamants sales ont donné lieu au processus de Kimberley : le 1er décembre 2000, les Nations unies ont adopté à l’unanimité, dans le cadre d’une contribution à la prévention et au règlement des conflits, une résolution sur le rôle des diamants dans la prolongation des conflits (A/RES/55/56). En juillet 2003, quarante pays avaient accepté de participer au processus de certification de Kimberley. Ceci dit, aux yeux d’ONG comme Amnesty International, ces gouvernements ne remplissent les obligations stipulées dans l’accord que d’une manière tout à fait formelle.

Le va-et-vient entre droit, morale et économie est au centre de cette dynamique nouvelle. Les critiques formulées par les entrepreneurs moraux, les réponses du système juridique et les expertises économiques sollicitées par les uns et les autres sont la preuve de la capacité du marché à œuvrer pour sa survie en cherchant la vérité. Plus précisément, il s’agit pour les différents « stake holders », les parties prenantes du marché de la vertu, d’optimiser leur réputation en fournissant le meilleur des argumentaires. Cela vaut aussi bien pour les acteurs non gouvernementaux que pour les gouvernements qui, faute de prendre les devants, sont contraints d’offrir un contre-argumentaire. Cette dynamique est la preuve d’une organisation pragmatiste de ce marché. Le pragmatisme, tel que divers philosophes, de John Dewey à Richard Rorty l’ont élaboré, est une tradition qui fonde un expérimentalisme démocratique et valide un relativisme de la justification. Dans l’arène démocratique, une justification est la meilleure jusqu’au moment où se dégage un consensus suffisamment important pour rendre caduque l’argumentaire qu’elle soutient. La rentabilité de la vertu, l’importance de la réputation et les nouvelles règles de droit qui favorisent le cercle vertueux utilitariste sont alors les tenantes de ce marché pragmatiste de la vertu caractéristique de l’après-guerre froide : dispositif modeste mais efficace aux yeux de certains, fragile ou trompeur pour d’autres.

l’après 11 septembre ?

Le 11 septembre a-t-il modifié cette donne ? C’est l’opinion la plus courante tant parmi les sceptiques que les idéalistes les plus intransigeants, ou encore pour tous ceux qui sont rétifs à l’idée même de morale. Toutefois, une approche historique qui envisage l’entreprenariat moral comme un phénomène à la fois distinctif de l’après-guerre froide et l’inscrit dans une plus longue durée permet de soustraire son analyse à une simple question de croyance ou de scepticisme.

La finance éthique continue de prospérer, les entreprises soupçonnées de se méconduire sont toujours l’objet de vigoureuses dénonciations, le marché des réparations n’a pas été affecté par le 11 septembre. Les acteurs non gouvernementaux investis dans le marché de la vertu n’ont pas, pour l’heure, été touchés par les changements intervenus dans la politique américaine de l’après 11 septembre. George W. Bush et son administration tentent sans doute de s’opposer à l’Alien Tort Claims Act,la loi de compétence universelle qui permet à des victimes de n’importe quel pays du monde de porter plainte devant une cour américaine contre une entité non américaine. Mais jusqu’ici, en vain. En outre, parmi les suites du 11 septembre, il y a notamment ces class actions suits, ces « actions en justice intentées collectivement » par des parents de victimes des attentats contre des banques saoudiennes : celles-ci sont en effet accusées d’avoir prodigué leurs services aux terroristes en transférant l’argent ayant servi à la préparation de leurs opérations.

Cette résistance de l’entreprise morale globale est-elle la marque d’un changement irréversible ? Certes non. Sa « bonne » marche dépend de l’état des croyances et de ses fluctuations. Jusqu’à quand la vertu sera-t-elle jugée rémunératrice par un nombre significatif de capitalistes ? Jusqu’à quand sera-t-il plausible de considérer que la minimisation de la souffrance indue est une règle absolue d’une vie à la fois bonne et profitable ? Pour l’heure, la surveillance des conduites est le socle de cette éthique minimale et imparfaite, qui n’est pas sans contradictions, puisque les bombes à fragmentation continuent d’être légales et produites, tandis que les mines anti-personnel ont fait l’objet d’un traité qui en interdit l’usage. Par ailleurs, tandis que se développent des fonds ou des index éthiques, le marché de la finance produit aussi des « vice stocks » composés de titres à risque, donc, fortement spéculatifs. Mais pour cette raison même, la surveillance morale a de beaux jours devant elle.

Notes

[1En 2000, les fonds éthiques représentent aux États-Unis 2160 milliards d’euros, 75 milliards en Grande-Bretagne, 412 millions en France. Sources : Social Investment Forum, Standard & Poor’s.

[2Une étude a été réalisée sur les ONG désireuses d’avoir une attitude « coopérative » vis-à-vis des multinationales. La chute du mur est un moment historique décisif à partir duquel ce type de position caractérise un nombre croissant d’ONG. Glen Peters and Georges Enderle, The Emerging Relationship between NGOs and Transnational Companies, Price WaterHouse Coopers, 1998. Voir plus particulièrement : « Appendix : The Survey NGO Expectations from Transnational Corporations (TNCs) ».

[3Sur les guerres civiles et les diamants : www.wilsoncenter.org/topics/pubs/AC...

[4Voir par exemple le film de Steven Spielberg tiré du roman éponyme de Philip K. Dick, Minority Report.

[5Foucault développe la notion de juridification, « qui est à penser en termes d’organisation du marché » et mentionne les textes d’Adam Smith dans Naissance de la biopolitique. Cours 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 58. On ne peut que le suivre ajoutant que Bentham écrit sur le droit international au XIXe,The Principles of International Law, 1843.

[6Comme le gouvernement français et le Medef dans des pays comme la Birmanie ou Cuba ou les Etats-Unis au Chili pendant les années soixante-dix.

[7Articles 75 et 77 de la charte. Les bourreaux peuvent être des États ou des acteurs non étatiques.

[8Un régime de sanctions européennes est en vigueur contre la Birmanie (Council Regulation (EC) N° 1853/2004).