Vacarme 34 / motifs

travailleurs en politique relations de travail et politique non gouvernementale

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Figure centrale des luttes ouvrières, le travailleur semble être un acteur historique de la politique non gouvernementale. Voire. Car l’équilibre entre employeurs et syndicats a longtemps déplacé le foyer de décisions hors du lieu de travail, subordonné l’expression des salariés à la logique représentative, et minoré les exigences citoyennes au nom des impératifs sociaux. La crise de ce modèle impose de promouvoir enfin, dans le nouvel ordre productif, une politique de l’autonomie.

De quel registre relèvent les relations de travail ? Se réduisent-elles à une question purement économique ou peut-on leur assigner une dignité politique ? À l’heure de l’épuisement du compromis fordien, les tribulations des relations professionnelles à la française nous incitent à opter pour la seconde branche de l’alternative. Notre conviction est en effet que le décryptage des rapports sociaux de travail réclame des lunettes politiques. Les compromis qui ont structuré la période fordiste d’après-guerre s’étayaient sur un ensemble de règles et de référentiels aux racines anciennes et qui emportaient avec elle une conception bien particulière de la démocratie dans le travail. Si aujourd’hui les recherches sociologiques se penchent volontiers sur les nouvelles formes d’organisation du travail, en revanche, rares sont celles qui interrogent les fondements politiques du nouvel ordre productif qui se dessine sous nos yeux. Or, à notre sens, il est d’autant plus urgent de se saisir d’une telle interrogation que, dans la queue de la comète de la Refondation sociale, nombre d’arrangements, de compromis conventionnels et de lois viennent de bousculer les règles du jeu qui, jusque-là, charpentaient les relations professionnelles. L’évolution récente invite donc, à l’heure où l’entreprise acquiert une légitimité d’espace démocratique que, récemment encore, les employeurs lui déniaient, à se pencher sur la dimension politique des relations de travail.

Ce constat posé, surgit aussitôt un ensemble de questions qui ne manquent pas de frapper par leurs convergences avec celles qui irriguent le thème des politiques non gouvernementales. Quelle légitimité y a-t-il à parler au nom d’autrui et à défendre ses intérêts de travailleur ? Comment les nouvelles formes de gouvernement des entreprises percutent-elles les fondations sur lesquelles reposaient les relations professionnelles à la française et quelles places accordent-elles au marché et à l’État ? Quels principes de politique du travail voit-on émerger aujourd’hui, à égale distance des anciennes velléités révolutionnaires et des plus récentes tentations néo-libérales ? Si l’on s’accorde de surcroît à reconnaître que le travail et les travailleurs d’aujourd’hui ont bien changé, quel(s) nouveau(x) régime(s) peut-on souhaiter pour infiltrer davantage les principes démocratiques dans le monde du travail ? Poser le problème en ces termes n’est certes pas neutre, tant demeure controversée l’articulation entre relations de travail et démocratie. C’est pourtant bien ainsi que nous souhaitons contribuer à la réflexion et verser quelques pièces au dossier de la politique non gouvernementale. À cette fin, nous commencerons par baliser le terrain en situant les enjeux d’une politique non gouvernementale des relations de travail dans le champ des sociétés démocratiques. Dans la seconde partie, nous explorerons, sur fond de recomposition accélérée des relations professionnelles, les voies susceptibles de marier au mieux le travail et le politique en défendant le principe d’autonomie appliqué aux mondes du travail.

les paradoxes de la relation de travail au sein des sociétés démocratiques

Dans la matrice analytique construite par S.M.?Lipset (1983) pour rendre compte des conditions d’émergence des mouvements ouvriers dans les pays développés depuis la fin du XIXe siècle, la France occupe une place singulière. Elle est caractérisée par l’existence de partis réformistes forts et d’organisations syndicales réputées radicales. Le principal intérêt d’une telle labellisation réside moins dans la pertinence de ces qualificatifs que dans la volonté comparative qui la soutient. Or celle-ci fait de la France un pays du « ni » : ni fondamentalement trade-unioniste, ni révolutionnaire ni même prédisposée à assumer l’option néo-corporatiste qui a fait la fortune des pays nordiques. Pour éclairer cette spécificité française, examinons d’abord ce que les premiers théoriciens du trade-unionisme peuvent encore nous apprendre sur la démocratie industrielle.

2le travailleur comme maître et comme serviteur2

À en juger par les solutions institutionnelles adoptées dans la tradition trade-unioniste anglo-saxonne pour réguler les relations de travail, la question du politique est d’abord peu visible. En faisant de l’entreprise un espace privilégié de la négociation collective, et en instituant l’emploi comme le paramètre majeur structurant des relations industrielles, les systèmes de relations professionnelles anglais et nord-américains n’écrasent-ils pas les rapports de travail sous le poids d’enjeux économiques et sociaux (la maîtrise locale des mouvements d’embauche) et n’occultent-ils pas, du même coup, toute dimension politique ? La réponse habituelle à une telle question est oui, sans l’ombre d’un doute. Pourtant, c’est chez B. et S.?Webbs, ceux-là mêmes qui ont fourni les premiers arguments intellectuels pour penser et légitimer la négociation collective à l’anglo-saxonne, que l’on trouve matière à lier politique et relations de travail. Il faut relire, de ce point de vue, le chapitre IV d’Industrial Democracy(1902), explicitement intitulé « Trade unionism and democracy », où les auteurs notent en toute naïveté apparente qu’effectivement, il n’y a aucune raison de lier syndicalisme et politique si seules les conditions d’emploi sont en jeu dans les relations professionnelles. Toutefois, ajoutent-ils aussitôt, les organisations syndicales font — légitimement — plus que cela. Opératrices de solidarité, elles sont aussi capables de produire de l’expertise. Elles ont tout intérêt et toute légitimité pour participer, par exemple, aux réflexions sur les politiques de formation. Rien ne justifie en effet que la conception des stratégies éducatives, si déterminantes pour le devenir des travailleurs, soit du ressort exclusif de l’autorité politique.

Aux yeux des Webbs, il est plus généralement dans l’intérêt des organisations syndicales d’étendre leurs sphères d’influence [1]. Le couple plaide donc vigoureusement pour une rupture définitive avec la pratique de la négociation bilatérale du contrat de travail qui enferme les protagonistes dans l’espace privé des rapports de forces singuliers. Selon eux, dès lors que l’acteur syndical respecte l’intérêt général, il doit bénéficier d’une dignité juridique égale à celle des employeurs. En tant qu’observateurs attentifs de la réalité sociale d’un monde en pleine mutation, les Webbs savent néanmoins que les catégories trop générales de « capitalistes » et de « classes ouvrières », ou d’employeurs et de salariés, s’accordent mal avec une réalité sociale hétérogène, qui brasse d’un côté des figures multiples d’entrepreneurs, de chefs d’entreprise, de manageurs et, de l’autre, des mondes du travail eux-mêmes hiérarchisés et fragmentés. Le problème, soulignent les Webbs, vient de la propension des organisations syndicales à renoncer aux pratiques démocratiques de leurs origines pour structurer leur organisation en fonction de ces clivages internes qui divisent le salariat. Au nom de l’efficacité qu’est censée procurer la division du travail, elles se calent sur des modèles qui n’ont rien à envier à ceux des entreprises. Il y a là un premier paradoxe qui renvoie à la loi d’airain des bureaucraties — et cela au cœur de sociétés qui, le plus souvent, se regardent plutôt comme des ensembles d’individus.

Cette politique de la fragmentation organisationnelle rencontre encore un second paradoxe propre aux sociétés démocratiques : au sein de celles-ci, chaque individu est à la fois maître et serviteur. Dans l’entreprise, les travailleurs sont condamnés à courber l’échine devant leur hiérarchie, étant entendu que cette dernière agit sous la double contrainte du marché (et donc des consommateurs) et du politique (et donc des citoyens). Or les travailleurs sont aussi des consommateurs et des citoyens qui, à ce double titre, participent à la régulation des relations professionnelles. Voilà, selon les Webbs, le second paradoxe majeur qui informe les rapports sociaux de travail. En tant que travailleur, l’individu maîtrise de façon intime le monde de la production, mais c’est pourtant là qu’il doit se soumettre, par l’entremise de sa hiérarchie, aux lois externes que le marché et le système politique imposent à l’entreprise. En revanche, en tant que consommateur et citoyen, le même travailleur pèse par ses décisions sur des objets et des pratiques à propos desquels il n’est a priori pas plus compétent que quiconque.

Les Webbs vont alors pointer trois types de dérives possibles ?dans la mise en forme des relations de travail au sein des sociétés démocratiques : premièrement, une prise de pouvoir par les professionnels — au nom d’une expertise dont la légitimité est confortée par une bureaucratie syndicale omnipotente ; deuxièmement, un diktat du marché et des consommateurs — susceptible de conduire aux pires excès concurrentiels ; enfin, une régulation civique dont les exigences peuvent parfois paraître étrangères aux besoins et aux attentes des travailleurs. Soucieux de conjurer ces trois dérives — c’est-à-dire de donner au travail la place qui lui revient dans une démocratie — les Webbs proposent, pour leur part, de combiner l’action d’experts capables de diagnostiquer des dysfonctionnements organisationnels, de proposer des solutions et d’agir comme médiateurs avec celle des citoyens qui, en dernière instance, demeurent les maîtres dans la définition du bien commun et de sa déclinaison juridique.

2une politique française2

Si l’observation du monde anglo-saxon, au cours du XXe siècle, ne permet guère de conclure à une adéquation des pratiques au schéma esquissé par les Webbs, celui-ci a néanmoins le mérite d’envisager les relations de travail à travers le prisme du fait démocratique. Qu’en est-il de cette problématique en France ? Lorsque au tournant du XXe siècle, la négociation collective gagne ses premiers galons juridiques, la politique des relations de travail révèle vite des choix qui s’avéreront déterminants pour les décennies à venir. En dépit de quelques tentatives de démocratisation des relations de travail, initialement impulsées par l’État, un consensus apparaît bientôt autour du rejet de l’entreprise comme espace pertinent de confrontation et de négociation. Au nom d’une conception organiciste du fait syndical alors dominante, le mouvement ouvrier tient pour illégitime toute procédure élective qui viserait à désigner, au sein de l’entreprise, des délégués des salariés. La classe ouvrière n’a d’autres représentants « naturels » que ceux qui agissent déjà dans le giron syndical et qui, en avant-garde éclairée, mènent en son nom la lutte révolutionnaire. Comment imaginer de surcroît qu’un tel combat puisse se mener dans l’entreprise, lieu d’exploitation au sein duquel toute politique du compromis serait nécessairement infamante ? Chez les employeurs, il n’est pas davantage question de transformer l’entreprise en un lieu propice au débat, à la négociation et à délibération collective des règles. La culture patrimoniale est à ce point prononcée en France que les usines ne peuvent être pensées par ceux qui les possèdent qu’en terme d’espace privé et de droits non partagés.

La loi de 1936 qui instaure la branche comme niveau pertinent de négociation et la reconnaissance de la convention collective comme charte de la profession témoigne de cette option décisive en vertu de laquelle, si politique du travail il y a, elle ne peut venir du bas, c’est-à-dire de l’atelier ou du bureau. Deux conséquences majeures découlent d’un tel choix collectif. D’une part, la voix des salariés s’exprime à travers deux canaux superposés et dotés de légitimités différentes : celui des délégués du personnel et celui des délégués syndicaux. D’autre part, les sans-grades sont condamnés à miser sur des représentants d’appareils pour négocier au mieux leurs intérêts depuis l’extérieur de l’entreprise. Le paradoxe du travailleur maître et esclave se complexifie donc singulièrement en France : la foi que les travailleurs doivent accorder à ceux qui les représentent place les salariés en situation de double dépendance, à l’égard de leur employeur d’une part, des organisations syndicales réputées « représentatives » d’autre part.

Avec le temps, cette situation singulière va générer des contradictions de plus en plus profondes. Que d’écart en effet entre des confédérations dont le nombre d’adhérents chute tendanciellement depuis le milieu des années 1970 et la forte inscription institutionnelle de ces mêmes organisations dans le champ du social. Bien qu’affichant parfois un point de vue ultra minoritaire parmi celles et ceux qu’elles représentent, les confédérations dites « représentatives » sont toujours dotées du monopole de la négociation. Alors même que leur survie institutionnelle doit beaucoup au bon vouloir du Prince (le taux d’autofinancement des confédérations représentatives atteint au mieux, selon les estimations disponibles, 30 à 40 %), elles sont aux commandes, avec leur alter ego patronal, d’organismes paritaires tels que l’assurance chômage et l’assurance maladie, dont le budget équivaut à peu près celui de l’État. Une telle institutionnalisation est suffisamment prononcée pour que l’on puisse naïvement poser la question : en tant que citoyen, le travailleur est-il encore maître de la relation de travail, au sens où l’entendaient les Webbs ? C’est loin d’être certain, tant les questions de financement et d’implication gestionnaire des organisations syndicales relèvent aujourd’hui du tabou dans la société française.

À ces constats peu amènes, l’on peut rétorquer, à juste titre, qu’une telle politique des relations de travail a largement contribué à l’efficace du modèle fordien d’après-guerre. Durant cette période, un contrat implicite prévaut : aux employeurs revient le soin de penser et d’appliquer les préceptes d’organisation rationnelle du travail ; aux organisations syndicales incombe la tâche de négocier le partage de la valeur ajoutée en maximisant autant que possible la part des salariés. L’entrée des travailleurs sur le terrain de la gestion de l’entreprise n’est jamais sérieusement envisagée sinon de façon purement programmatique (débats sur l’autogestion). Aussi comprend-on que le primat accordé aux négociations de branche n’ait guère posé problème pendant la période fordienne : conforme aux choix historiques, elle s’est également avérée fonctionnelle tout au long des trente glorieuses.

Au début des années 1980, la mise en place des lois Auroux [2] manifeste l’aspiration louable du nouveau gouvernement de gauche à faire du travailleur un citoyen au sein même de l’entreprise. Il faut souligner l’ambition d’un tel coup de force qui change complètement la donne, du moins sur le papier, en matière de relations professionnelles. Le citoyen français n’agit plus simplement de l’extérieur sur le monde du travail (comme dans le schéma proposé par les Webbs), il peut désormais conjuguer son rôle de travailleur avec celui d’homo politicus. On sait ce qu’il en a été : les groupes d’expression ont fait long feu et avec eux une certaine idée de la démocratie d’entreprise. Les lois Auroux n’ont finalement fait qu’aiguiser davantage les contradictions nées de la crise du modèle fordien : tandis que la courbe d’adhésion syndicale commençait à sérieusement décliner, le législateur entendait donner la main à des acteurs syndicaux qui, plus que jamais, avaient déserté le terrain de l’entreprise. Aujourd’hui, après deux décennies de recompositions à géométrie variable (révolution technologique, épuisement du modèle de la qualification au profit des compétences, confirmation de la décrue syndicale...), la révolution que souhaitent promouvoir des employeurs enrôlés sous la bannière de l’entreprenariat élargit la faille apparue au début des années 1980. À l’encontre d’une tradition presque séculaire, la rhétorique de la Refondation sociale institue en effet la négociation d’entreprise au rang d’outil privilégié au service d’une modernisation de grande envergure des relations de travail à la française (Lallement, 2002 ; Bevort, 2005).

pour une nouvelle alliance du travail et de la politique

Instigateur en 1999 de la Refondation sociale, le Medef n’en appelle certes pas aux mêmes arguments que ceux des patrons de l’ère mitterrandienne. Désormais, afin de faciliter l’ancrage local de la négociation collective, le discours dominant a fait son deuil de toute ambition politique pour mieux valoriser l’efficacité, la compétitivité, la flexibilité. De là l’urgence à revenir sur le terrain du politique et à s’y demander, à l’heure du post-fordisme, ce que l’exigence démocratique peut signifier du point de vue des relations de travail. La question n’est pas nouvelle. Au risque de la caricature, disons que les deux traitements contradictoires qu’elle a suscités illustrent la difficulté, si ce n’est le refus, de penser la sphère du travail en termes politiques.

2d’impossibles noces ?2

La première approche du rapport entre relations de travail et démocratie consiste à priver de toute pertinence l’association des deux registres. Elle est formulée avec la plus grande fermeté conceptuelle dans l’œuvre de J.?Habermas et, dans une certaine mesure, chez H. Arendt et A. Gorz. En juxtaposant leurs travaux évidemment très différents, on peut dire que le travail souffre de deux tares majeures. Pour les uns (notamment Arendt), il enferme les hommes dans la sphère de la nécessité, tandis que pour les autres (J. Habermas, A. Gorz), il conduit les hommes, et surtout leurs produits, sur la voie du marché. Comment, dans ces conditions, penser le bien commun ? Comment imaginer atteindre le registre de l’autonomie là où règne la nécessité et comment définir l’intérêt général là où ne sévissent que des intérêts égoïstes ? Bref comment allier démocratie et travail quand le second est contaminé par des logiques systémiques qui lui échappent et qu’il ne fait que renvoyer les travailleurs au privé de leur corps ? Ces arguments sont connus. Et l’histoire s’est chargée de les battre en brèche. Pas plus que la famille, le travail n’a vocation à échapper à la vigilance citoyenne. Le « bien vivre ensemble » n’est pas plus une affaire de spécialistes dans l’entreprise qu’hors d’elle. À défaut d’accepter ce lemme élémentaire, on ouvre grand la porte aux démons d’une politique non gouvernementale qui redonne droit aux rapports de domination les plus rugueux (comme on l’observe dans nombre de petites et moyennes entreprises), aux formes d’enchantements les plus controversés (charisme entrepreneurial aux effets délétères) ou encore à des relations de travail de plus en plus individualisées, avec le cortège de souffrance, d’iniquité et de harcèlement qu’on leur connaît.

Symétrique de la précédente, la seconde option consiste à fondre complètement le politique dans l’économique. Ses formes concrètes sont multiples : association capital-travail, actionnariat populaire, transformation de chaque travailleur en petit actionnaire. Des intentions gaullistes en la matière — la « participation » — aux plus récentes politiques d’entreprise visant, sur fond de privatisation, à reconfigurer les politiques de gestion des ressources humaines, il est un fil qui relie tous ceux qui ne jurent plus que par cette voie du renouveau. Et ce fil mène à nouveau au marché. Mais le marché est ici conçu comme une institution qui, par la magie du nivellement statutaire (tous entrepreneurs !) et de l’incitation égoïste, doit permettre de faire l’économie du débat démocratique. Plus d’équité, plus de transparence, plus d’efficacité : le problème, et il est de taille, c’est qu’en écrasant de la sorte tous les enjeux politiques inhérents à la relation de travail, l’option libérale renforce les inégalités, oblitère l’autonomie individuelle et collective et rend plus opaque que jamais la gouvernance des entreprises. Du côté des inégalités, il n’est qu’à se pencher sur l’usage des stock-options : celles-ci correspondent à des droits d’acquisition pour le futur — à un prix fixé d’avance — d’actions de l’entreprise à laquelle on appartient. Généralement accordé aux dirigeants, ce privilège conduit les pilotes de l’entreprise à accroître la valeur des actions à court terme, quitte à privilégier la rentabilité immédiate (en licenciant à tour de bras par exemple), voire à travestir les comptes. Où est alors le bien commun ? Du côté de l’autonomie et de la gouvernance d’entreprises, les enquêtes du ministère du Travail sont significatives. Elles montrent que la cotation en bourse se traduit toujours par une moins bonne information sur l’environnement économique, la stratégie de l’entreprise, les changements organisationnels et technologiques et l’évolution de l’emploi — et ce, que les travailleurs soient ou non associés à l’opération. Autrement dit, la cotation en bourse diminue la probabilité que la direction consulte les salariés et leurs représentants avant de prendre des décisions stratégiques importantes (Rebérioux, 2003).

2au carrefour des possibles2

Les deux options qui viennent d’être évoquées n’occupent certes pas tout l’espace des débats sur le travail et le politique. De façon fugace, l’utopie autogestionnaire a marqué les esprits et alimenté de nombreux espoirs ; mais elle s’est toujours durement heurtée au mur de l’économie de marché. La co-gestion (à l’allemande notamment) a pu, elle aussi, aiguiser l’imagination sociologique. Les thèses contenues dans La nouvelle classe ouvrière de S. Mallet (1963), ont ouvert une brèche intéressante en ce sens. Toutefois, le désenchantement dont elle a rapidement été l’objet a décontenancé tous ceux qui pensaient que l’élévation des niveaux de qualification suffirait à transformer les ouvriers en co-gestionnaires aptes à peser à égalité avec leurs employeurs sur les grandes décisions stratégiques de leur entreprise. Cette politique proudhonienne du travail est donc passée à la trappe de l’histoire des relations professionnelles françaises, sans même que l’on ait eu le temps de s’interroger avec la profondeur nécessaire sur les conditions de fonctionnement de micro-espaces publics dédiés à la gestion d’intérêts conjoints (employeurs et salariés) mais toujours privés. L’épuisement de l’hypothèse révolutionnaire ne permet-elle pas de reprendre à nouveaux frais la réflexion sur cette utopie ? Notre réponse est résolument positive. L’économie des grands récits eschatologiques est peut-être même la meilleure des conditions pour penser le travail dans son épaisseur politique.

À cette fin, il convient d’abord de prendre à nouveau le pouls d’un syndicalisme qui pendant longtemps, a pu refuser toute forme de cogestion tout en s’aménageant, assez curieusement, une niche institutionnelle aussi confortable que conséquente. Au nom du grand soir ou d’autres arguments politiques, les représentants des salariés ont souvent privilégié, au sein de l’entreprise, le front du refus radical, la stratégie de la grève froide (Morel, 1981), aux dépens de la négociation. Le terrain était, il est vrai, particulièrement miné : la faiblesse et la division structurelles des organisations syndicales s’ajoutaient à l’absence d’expertise permettant d’entrer de plain pied, et à égalité, sur le terrain de la stratégie d’entreprise. Désormais orphelins de la perspective révolutionnaire, contestés par la société civile elle-même, les syndicats ont plus de mal qu’hier à s’en tenir, au niveau de l’entreprise, au seul discours de la dénonciation. En outre, la difficulté croissante qu’ils éprouvent à revendiquer le monopole de la représentation légitime des intérêts salariés les conduit à investir plus que jamais dans une forme de gouvernementalité qui leur assure le confortable statut de co-gestionnaires du social [3].

Réfléchir en termes de politique non gouvernementale invite sans doute à refonder autrement que par le biais économique les relations de travail dans la cité. Mais ce ne sont pas seulement les organisations syndicales qu’il faut regarder. Une politique du travail engage tous les acteurs du monde productif, les salariés comme les chômeurs, les statutaires comme les précaires, les stagiaires comme les retraités. Or c’est peu dire qu’aujourd’hui l’espace public qui permet à tous ces citoyens-travailleurs de s’exprimer s’est réduit à peau de chagrin. Pour porter la contestation sur les modes de gouvernance en vogue aujourd’hui dans le privé comme dans le public, urgence absolue s’il en est, de nouvelles formes d’expression et d’action collective sont à imaginer. L’autonomie reste à ce titre la meilleure des options que nous puissions imaginer. La notion est certes ambiguë. L’on sait combien l’esprit du capitalisme contemporain a pu s’imprégner de la critique sociale des années 1960 pour reconfigurer la rhétorique managériale (Boltanski, Chiapello, 1999). Les principes subversifs d’hier sont devenus instrument de gestion aujourd’hui. L’autonomie dans le travail fait partie de la panoplie discursive. On sait la chanson : soyez maître, et donc esclave, de vous-même !

Faisons fi de cette farce malheureusement peu risible et prenons au sérieux cette capacité immanente à toute personne et à toute société à s’auto-instituer explicitement et lucidement, autrement dit à se donner à soi-même, et en toute conscience, sa propre loi (Castoriadis, 1975). Ainsi définie, l’autonomie renvoie à trois grandes problématiques qui informent les relations de travail et qui ouvrent aux possibles d’une politique non gouvernementale du travail. La première doit être saisie au ras de l’atelier, au plus près des interactions quotidiennes. Elle exige de penser autrement des modes d’organisation qui, au nom du marché, de la compétitivité, de la qualité, du client, contraignent toujours davantage. C’est de ce point de vue que peuvent être examinées les théories de l‘empowerment. Quelle autonomie le salarié conserve-t-il dans la définition de son acte productif ? Qui doit, par exemple, dire le sens du service à la clientèle ? Qui doit dicter les choix technologiques et leurs modes d’application ? Ces questions vont d’ailleurs au-delà du droit à l’autonomie : elles se réfèrent aussi à la reconnaissance de l’expertise des travailleurs. Ce droit reste tout entier à inventer, tout à la fois pour protéger les salariés des empiétements excessifs (harcèlement, flexibilité sauvage...) et pour leur donner voix à de nouveaux chapitres (implications stratégiques dans les modes de recomposition du travail, invention de procédures d’alerte pour assurer collectivement le droit à la dignité...).

La deuxième dimension de l’autonomie concerne l’entreprise et ses modes de gouvernance. Elle engage aussi bien la question de la répartition hiérarchique des pouvoirs, des inégalités sexuées dans l’allocation des postes que, de manière plus générale, les procédures de décision. L’entreprise n’est pas hors du monde. Elle le configure suffisamment pour que les exigences éthiques qui lui incombent cessent de donner lieu à autre chose qu’à ces chartes qui ont le plus souvent statut de vernis moral destiné à rassurer les actionnaires. Prenons au sérieux de telles exigences normatives. Celles-ci impliquent d’abord de redonner droit à celles et ceux qui produisent les richesses et assurent le bien-être. Un levier politique s’impose à cette fin. Il faut inventer une véritable citoyenneté de travailleur, de manière à cesser de confier les destinées des entreprises au hasard des cours boursiers. Il s’agit bien de là de gouvernance, mais d’une autre gouvernance que celle qui ne reconnaît que la société des actionnaires au mépris de la communauté des producteurs. Parmi les pistes à explorer, il y a la révision du statut du comité d’entreprise qui, toujours démuni d’autonomie juridique, reste sous la coupe de l’employeur. À condition que le législateur s’en donne la peine, que les organisations syndicales acceptent d’y investir de l’énergie et de l’expertise et que les employeurs jouent le jeu, un tel espace pourrait pourtant être transformé en véritable creuset de démocratie économique où se débatte plus que le choix de l’arbre de Noël.

Penser en terme d’autonomie signifie, enfin, accepter de réviser les critères de légitimité qui fondent notre république du travail. Il va bien falloir que nous fassions le deuil de nos mythes fondateurs pour penser les travailleurs dans leurs diversités de classe, de genre, d’ethnie et de statut. Que peuvent représenter à cette aune nos cinq confédérations représentatives ? Peu, à vrai dire. Il est donc urgent de remettre à plat les critères qui fondent les légitimités syndicales, avec tout ce que cela entraîne sur le plan juridique, symbolique mais aussi financier. Il est urgent également d’accorder aux voix plus fragiles (collectifs de chômeurs, organisations de travailleurs précaires, coordinations de stagiaires...) l’attention qu’elles méritent. Il serait bon qu’elles puissent notamment se faire entendre dans ces forums, cercles de débats, et autres associations d’experts où siègent de droit les syndicats institués.

L’exigence d’autonomie ne doit pas être qu’un vain mot. Le monde du travail ne doit plus être ce lieu clos, rabattu parfois avec mépris et condescendance sur le registre de la domesticité et de la nécessité. Voilà pourquoi l’institution, tant matérielle que symbolique, d’une démocratie au et dans le travail reste à nos yeux la meilleure façon de donner sens à une politique non gouvernementale. Nombre de questions demeurent, il est vrai, en suspens. Qu’est-ce qu’une entreprise démocratique et comment s’accommoder en son sein des relations de subordination (de plus en plus problématiques au demeurant à l’heure actuelle) ? Comment faire évoluer le statut et les modes d’organisations des forces syndicales pour avancer dans cette direction ? Comment lier les autres mondes associatifs au devenir du travail ? Comment articuler l’expression démocratique autonome des salariés et celle des consommateurs et des citoyens ? Plus que des réponses toutes faites, ce sont à des questions, aussi redoutables que cruciales, qu’aboutit finalement une discussion gagnée à la cause de l’autonomie. Réflexion faite, ce n’est peut-être déjà pas si mal.

[références bibliographiques]

  • Bevort A., 2005, « Quel dialogue social pour négocier les relations professionnelles ? » Regards sur l’actualité, n° 309, mars 2005, p. 5-12.
  • Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
  • Lallement M., « Les transformations des relations professionnelles en France : éléments pour une mise en perspective à l’heure de la Refondation sociale », Schweizerische Zeitschrift für Soziologie, 2002, vol. 28, 3, p. 453-474.
  • Lipset S. M., « Radicalism or Reformism : The Sources of Working-class Politics », The American Political Science Review, 1983, vol. 77, p. 1-18.
  • Mallet S., La nouvelle classe ouvrière, Paris, Seuil, 1963.
  • Morel C., La grève froide, Paris, Les éditions d’organisation, 1981.
  • Rebérioux A., « Les marchés financiers et la participation des salariés aux décisions », Travail et emploi, 2003, n° 93, janvier, p. 25-43.
  • Webb B. et S., Industrial Democracy, London, New York, Bombay, Longmans, Green and Co., 1902 (1ère éd., 1897).

Notes

[1Cette position prend d’autant plus sens si l’on se rappelle que le syndicalisme britannique a longtemps été lié organiquement au parti du travail qu’il a contribué à fonder.

[2En 1982, les lois Auroux mettent en place une cinquième semaine de congés payés, obligent direction et syndicats à débattre chaque année des conditions de travail et interdisent sanctions et licenciements en raison de ?l’origine.

[3Le déclin du syndicalisme français et son institutionnalisation vont de pair, chronologiquement, avec l’épuisement du type de délégation qui structurait le compromis fordien. La comparaison internationale invite cependant à nuancer un tel propos. Dans les pays scandinaves, l’institutionnalisation des organisations syndicales ne signifie pas forcément que ces dernières traversent une crise comparable à celle que nous observons en France.