Vacarme 34 / motifs

le think-tank citoyen entretien avec Peter Lurie (Public Citizen)

Peut-être faudrait-il, comme Fernand Braudel distinguait sous la poussière des événements différents temps de l’histoire, discerner sous les revirements de régime une politique à pente faible : on viserait par là une action qui, d’être aux prises avec des phénomènes cycliques (telle la mise sur le marché, régulière comme une horloge, de nouveaux médicaments) ne serait pas pour autant vouée à la répétition stérile. Une intervention dont les exigences apparemment modestes (telle modification réglementaire, telle mince brèche ouverte dans l’accès à l’information) essaimeraient leurs conséquences jusqu’à se révéler décisives. Une mobilisation ordonnée à la neutralité un peu grise que prescrivent à la fois le souci du consommateur et l’indifférence relative aux changements de gouvernement, mais qui pousserait depuis plus de trente ans son tranquille entêtement dans les arcanes des administrations américaines, suscitant de temps à autres un basculement majeur. Comme les historiens de la longue durée, Public Citizen apprend à ne pas croire à l’immobile.

Pouvez-vous tout d’abord nous raconter dans quel contexte Public Citizen a été créé ?

Public Citizen a été fondé en 1971. Il s’agissait au départ d’un groupe de recherche sur la santé publique (Health Research Group), créé par Ralph Nader et Sidney Wolfe. À l’époque, Ralph était déjà très connu pour ses travaux sur la sécurité automobile, mais il avait besoin d’une structure lui permettant de couvrir différents champs. Quant à Sidney Wolfe, il était médecin et travaillait pour le National Institutes of Health (NIH). Il avait entendu parler de liquides intraveineux fabriqués par le laboratoire pharmaceutique Abbot qui s’étaient révélés infectés par une bactérie. Lorsque les autorités gouvernementales ont été mises au courant, elles ont décidé d’informer les médecins mais sans donner à Abbot l’ordre de retirer le produit du marché. Sidney était scandalisé et a fait beaucoup de bruit autour de cette affaire. Cet épisode l’a conduit à remettre en question sa vie professionnelle et à contacter Ralph. Ensemble, ils ont décidé de mettre sur pied une organisation. Sid a quitté le NIH et c’est comme ça qu’est né Public Citizen.

Peu après, deux nouvelles entités se sont ajouté au Health Research Group : un groupe de recours en justice (litigation group) et un groupe de lobbying auprès du Congrès (Congress Watch group) à partir duquel a été créé un quatrième groupe, Global Trade Watch (Observatoire du commerce mondial), spécialisé dans les questions relatives à la mondialisation. Par la suite sont nées plusieurs autres entités : l’une d’entre elles, aujourd’hui disparue, travaillait sur la réforme fiscale ; une autre, Critical Mass, qui luttait contre le nucléaire, s’est depuis orientée vers la sécurité alimentaire, les radiations, la privatisation de la gestion de l’eau et d’autres problèmes environnementaux ; enfin, sous l’impulsion de Joan Claybrook — présidente de Public Citizen depuis 1982 —, nous avons créé une entité spécialisée dans la sécurité automobile.

Outre la variété de ses champs d’action, comment définiriez-vous la spécificité de Public Citizen ?

L’une des particularités de Public Citizen depuis sa création est de mener des actions aux trois niveaux du gouvernement, l’exécutif, le législatif et le judiciaire — ce que font rarement les autres groupes de consommateurs aux États-unis. Ralph a toujours défendu une ligne qui consiste à développer la capacité des consommateurs à faire leurs propres choix et à contraindre le gouvernement à prendre les mesures nécessaires à leur protection. De son côté, Sidney avait une expérience de chercheur et de clinicien. Leur idée de départ était d’inciter des médecins ou des chercheurs à mettre leurs connaissances au service d’une sorte de militantisme médical. Chez les juristes, il y a une longue tradition de défense des intérêts du citoyen, mais la santé était un domaine où il n’existait rien de tel. Les raisons de cette absence ne sont pas seulement financières. La médecine a pour vocation première d’aider les gens, pas de se battre pour eux : bien sûr certains médecins peuvent défendre l’intérêt des patients, mais ils perçoivent cela comme un prolongement de leur travail de clinicien plutôt que comme une forme d’activisme dans le champ de la santé publique. Sidney Wolfe a inventé un espace où les médecins peuvent être des militants à part entière, consacrant 100 % de leur temps à défendre l’intérêt public.

L’une des raisons de la faiblesse de l’activisme dans le domaine de la santé publique réside peut-être dans la volonté des médecins de préserver leur position de pouvoir face aux patients ?

C’est vrai. Les médecins aiment bien sentir qu’ils sont maîtres à bord. D’ailleurs, au départ, la défiance des médecins envers les mouvements de consommateurs était liée à leur crainte de voir les patients s’émanciper de leur tutelle, par exemple en refusant de prendre les médicaments qu’on leur prescrivait. En donnant aux patients des informations sur les effets des médicaments, les médecins pouvaient craindre qu’ils fassent des choix qu’eux, médecins, jugeaient inadaptés. Et si l’on regarde l’évolution de la médecine au cours des trente dernières années, on s’aperçoit que ces craintes étaient justifiées : de plus en plus les patients choisissent eux-mêmes. Cette tendance s’est considérablement accentuée depuis que l’Internet permet aux patients d’accéder à toutes sortes d’informations. En outre, aux États-Unis, la publicité directe au consommateur est malheureusement autorisée ; ainsi, les patients obtiennent des informations biaisées des laboratoires pharmaceutiques qu’ils ramènent ensuite dans le milieu médical. Que les médecins s’en irritent est en partie compréhensible. Il n’en reste pas moins qu’une bonne part de la résistance du corps médical à l’autonomisation des patients est clairement liée à la défense de leur propre pouvoir.

L’identité de Public Citizen est selon vous celle d’un mouvement de consommateurs s’appuyant sur l’expertise de professionnels. Pourtant, les consommateurs ne semblent pas directement avoir leur mot à dire dans la conduite de vos politiques.

Public Citizen fonctionne selon un modèle quasi-démocratique : nous exposons clairement nos positions, nous les rendons publiques ; si certaines personnes sont en désaccord avec nous, elles ne sont pas obligées de nous soutenir. Nous ne voulons pas être en position de recevoir des ordres, même de la part de nos membres. Les choses vont trop vite, les questions soulevées sont trop techniques. Je ne vois pas comment nous pourrions être élus directement par les consommateurs, par exemple.

Il y a des tensions au sein des mouvements de consommateurs. Certains se posent comme la voix des consommateurs : le Consumer Report, par exemple. Ils évaluent des produits que vous seriez susceptibles d’acheter, et vous aident à acheter mieux. Pour d’autres ce sont davantage les questions politiques et de justice sociale qui importent. Parmi les mouvements de consommateurs, Public Citizen{}est celui qui suit la ligne la plus intransigeante, qui essaie de s’appuyer sur des principes fermes, qui est le plus politique aussi. Nous ne recevons pas d’argent des industriels ou du gouvernement, ce qui nous permet de rester impartiaux. Ainsi, quand nous nous rendons à un comité consultatif de la FDA (Food and Drugs Administration) et que nous affirmons représenter les consommateurs, cela ne signifie pas que nous avons fait une enquête auprès des patients atteints d’un cancer du poumon, mais que nous avons étudié les données scientifiques et que nous sommes en mesure d’exposer ouvertement nos positions, dans l’intérêt des consommateurs.

Si vous tenez votre légitimité des consommateurs dont vous défendez les intérêts, votre mode d’action n’est-il pas proche de celui des think tank ?

Il est vrai que l’un de nos apports les plus importants est d’ordre intellectuel. Beaucoup parmi nous ont un haut niveau de formation et produisent des analyses très pointues sur des problèmes spécifiques. Nous travaillons effectivement à la manière d’un think tank, mais suivant notre orientation militante. On peut même pointer des similitudes entre notre mode d’action et ce que font les groupes de pression de l’industrie. Il n’y a rien de surprenant ni d’insultant à constater une certaine convergence de tactiques car si l’on veut rester réaliste, il n’y a pas dix mille façons de faire les choses : on peut publier des rapports, écrire des lettres, organiser des manifestations, ou bloquer l’entrée d’un bâtiment. Certains membres de Public Citizen, ceux qui font du lobbying au Congrès par exemple, mènent des actions à partir des communautés et articulent l’activisme de terrain à un travail plus traditionnel de think tank.Il peut arriver au groupe sur la santé publique (Health Group) d’organiser des mouvements de protestation de médecins ou d’étudiants en médecine. Cependant, au quotidien, nos activités de mobilisation sur le terrain sont limitées. En revanche, nous estimons avoir une fonction importante à mener en matière d’éducation. Nous produisons notamment des rapports à l’intention des patients et publions deux bulletins d’information : l’un traite de problèmes généraux concernant les politiques de santé publique, il est envoyé à quelques 40 000 personnes chaque mois, le second, auquel sont abonnées 150 000 personnes, est une lettre d’information sur les médicaments, sans doute la seule au monde destinée spécifiquement aux patients. Notre action d’information peut prendre différentes formes. Nous avions par le passé un site Web qui permettait aux patients de savoir si leur docteur avait été sanctionné par un State medical board (conseil de l’ordre des médecins au niveau d’un état]) ou par le gouvernement fédéral. Par ailleurs, nous essayons depuis plusieurs années de mettre en place au sein des écoles de médecine des modèles de ce que nous appelons un« activisme fondé sur la recherche »{}(research-based activism). L’un de nos premiers projets dans ce domaine consistait à comparer les informations qui figurent sur les paquets de cigarettes à l’échelle mondiale : que dit Marlboro au Sénégal, aux États-Unis, en France etc. Le produit est le même, les informations données devraient être identiques. Il a pourtant été facile de montrer qu’elles étaient très différentes d’un pays à l’autre et ce quel que soit le type d’informations considéré : les habitants des pays en voie de développement étaient systématiquement moins informés. Une bourse de la fondation George Soros nous a permis de créer vingt cours d’activisme fondé sur la recherche, en général au sein d’écoles de médecine, d’écoles de santé publique ou d’écoles d’infirmier(e)s.

Défendre le droit des consommateurs est pour vous une affaire d’expertise et d’éducation. Mais cela suppose également, dans bien des cas, de remettre en question les pratiques et les règles. L’action en justice joue-t-elle un rôle important dans votre pratique ?

Les actions en justice que nous menons visent le gouvernement et non les entreprises. C’est un choix stratégique que nous avons fait pour plusieurs raisons. D’abord, poursuivre une entreprise peut avoir un effet sur cette entreprise en particulier, ou une petite partie de ses activités, mais n’a pas forcément d’influence sur la situation générale. Ensuite, entamer une procédure contre une entreprise requiert d’être juridiquement qualifié pour le faire, ce qui n’est pas toujours le cas pour nous, et exige une masse énorme de travail. Enfin, les gens qui veulent poursuivre une compagnie, comme ceux qui s’attaquent actuellement à Merck dans l’affaire du Vioxx, n’ont en général aucun problème pour trouver des avocats prêts à les représenter. Ce qui est plus difficile à trouver, ce sont des gens prêts à se pencher sur une obscure procédure émanant d’un organisme gouvernemental tout aussi obscur — procédure qui a pourtant des conséquences très importantes mais à laquelle personne ne prête attention.

Par exemple, lorsque la FDA statue sur la commercialisation d’un nouveau médicament, elle peut réunir un comité consultatif. Avant la réunion, les membres du comité reçoivent une masse de documents qu’ils sont censés examiner : l’argumentaire préparé par le laboratoire pour défendre son produit, ainsi que l’analyse faite par la FDA de ces données. La loi autorise l’intervention du public au cours de la réunion. Cependant, par le passé, nous n’avions pas la possibilité d’accéder aux données. La situation était absurde : il nous était permis d’intervenir, mais comment le faire de façon pertinente et cohérente sans connaître le dossier ? Nous avons donc attaqué la FDA et nous avons gagné. Aujourd’hui, les données sont disponibles sur Internet 24 heures avant la réunion, et cette innovation a complètement révolutionné le -déroulement des comités.

Les données en ligne nous sont extrêmement utiles, mais nous ne sommes pas les seuls à les utiliser. Les gens de Wall Street s’en servent eux aussi, et le rapport de la FDA, favorable ou défavorable, sur un nouveau produit est susceptible d’influer sur le cours de l’action de l’entreprise. Grâce à notre action en justice, l’accès aux informations est public, et cette transparence est beaucoup plus saine. Chacun doit pouvoir disposer de ces informations, les patients, nous, les journalistes, Wall Street, etc. Les groupes de défense des consommateurs dans d’autres pays peuvent les utiliser à leur tour. Ce qui était apparemment un point de détail fait en définitive une énorme différence.

Bien que la plupart des gens n’en soient pas conscients, une très grande part des activités du gouvernement consiste à réglementer les entreprises. Celles-ci cherchent inévitablement à protéger leurs intérêts, notre rôle à nous consiste à promouvoir des réglementations qui protègent le public. Nous sommes, par exemple, très présents sur le terrain de la médecine du travail. Nous avons récemment attaqué le gouvernement pour qu’il réglemente le chrome hexa-valent : aux États-Unis, des travailleurs sont dangereusement exposés à ce produit chimique dont il est prouvé qu’il provoque des cancers du poumon. Une audition publique a eu lieu en février dernier, et vous ne vous imaginez pas le nombre et la diversité des gens qui utilisent ce produit et qui sont venus contester la mise en œuvre d’une réglementation. Ceux qui lavent les vêtements des employés travaillant sur les sites de production du chrome hexavalent, et qui risquaient d’être obligés de séparer le linge contaminé du linge non contaminé, étaient présents pour protester. Il y avait là des cireurs, des soudeurs, des militaires même, pour expliquer que si la réglementation était votée, des crédits destinés à l’armée seraient détournés, ce qui risquait de créer un problème de sécurité nationale. C’est dans ce contexte que nous sommes intervenus. Et nous avons gagné. Nous avons en réalité aidé l’administration à imposer cette réglementation. Les fonctionnaires gouvernementaux étaient absolument ravis que nous soyons présents. Il est vrai qu’au sommet de l’administration, on n’a jamais voulu réglementer ce produit. En revanche, les fonctionnaires chargés du dossier y sont favorables. Ils se réjouissent que nous engagions des poursuites contre l’administration — c’est-à-dire contre eux — et sont contents lorsque nous gagnons.

Il vous arrive donc de travailler en collaboration avec les organismes gouvernementaux ?

Il y a constamment des fonctionnaires qui nous transmettent des documents clandestinement. Ce sont en général des employés qui travaillent aux échelons inférieurs de l’admi-nistration, des experts mécontents que leur jugement scientifique ne soit pas pris en compte au plus haut niveau du gouvernement, en général pour des raisons politiques. Ils ont besoin de trouver quelqu’un qui fasse pression sur leurs supérieurs avec un autre angle d’attaque. Bien sûr, il y aussi des fonctionnaires du gouvernement qui nous méprisent et n’ont rien de bon à dire à notre sujet.

Pour nous, au fond, que l’administration soit républicaine ou démocrate cela ne fait pas grande différence. À l’arrivée de Clinton au pouvoir, je me souviens que certains groupes étaient fous de joie parce qu’enfin on répondait à leurs coups de fil. Ils ont cru qu’ils allaient avoir une immense influence : ravis de se sentir inclus dans le cercle des gouvernants, ils ont fait toutes sortes de compromis pour conforter leur place. À mes yeux, cette stratégie était totalement erronée. Leurs efforts n’ont pratiquement pas été récompensés. Dans le domaine de la santé publique en particulier, ça été un désastre.

Cela signifie-t-il que vous vous situez en dehors du jeu poli-tique partisan et que vous préférez vous considérer comme des experts dont le travail est avant tout scientifique ?

Tout d’abord, le cadre juridique des associations à but non lucratif nous impose de ne pas avoir d’affiliation partisane. Mais, le plus important, c’est qu’au niveau auquel nous travaillons, le niveau réglementaire, l’appartenance à l’un ou l’autre parti ne compte guère. La situation est différente pour les membres de Public Citizen qui interviennent au Congrès. Mais pour nous, ce sont les choix réglementaires ou administratifs spécifiques qui comptent. Or, la FDA est capable d’autoriser un mauvais médicament que l’administration soit républicaine ou démocrate. Il nous est donc relativement facile de maintenir une certaine neutralité. Par ailleurs, les deux grands partis nous facilitent la tâche en devenant chaque jour plus semblables. L’un comme l’autre sont avant tout préoccupés par l’argent qu’ils peuvent récolter auprès des grandes entreprises, si bien que l’un comme l’autre finissent par favoriser les intérêts des groupes industriels au détriment des intérêts de la population. Évidemment, je ne suis pas en train de dire que l’administration Bush n’a pas une capacité toute particulière d’exercer ses nuisances dans le monde. Mais si je regarde en arrière, depuis dix ans, les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas le fait de la présence de Bush au pouvoir, mais plus fondamentalement, de ce que le système de gouvernement et de réglementation de ce pays est malade.

À côté de votre action au niveau réglementaire, vous êtes également très actif sur la réforme du financement des campagnes électorales.

Ceci représente en effet une part importante de notre travail. C’est un vaste combat qui est au cœur des problèmes qui se posent dans notre pays. Il est très difficile pour la gauche d’obtenir des sommes d’argent égales ou approchantes de ce que reçoit la droite. La grande source de financements, pour les Républicains en particulier, ce sont les entreprises. Pour la gauche, la source traditionnelle ce sont les syndicats ; or le mouvement syndical est particulièrement mal en point aux États-Unis.

Les syndicats sont-ils des alliés pour vous ?

Le « Global Trade Watch » travaille en étroite collaboration avec les syndicats, en organisant ensemble des manifestations à Washington et ailleurs. Lorsqu’il apparaît qu’un membre du Congrès est déterminant pour le sort d’un texte législatif, le groupe et les syndicats peuvent organiser une manifestation dans sa circonscription. La collaboration existe également au niveau stratégique. Dans le secteur de la santé, nous travaillons avec les syndicats sur tout ce qui concerne la médecine du travail. Avec un syndicat de médecins et une association d’étudiants en médecine, nous essayons de réduire le nombre d’heures de travail maximum à l’hôpital. Dans le domaine des substances chimiques, nous engageons des poursuites ensemble. Les syndicats ont besoin de nous parce qu’ils n’ont pas toujours les avocats possédant l’expertise nécessaire. D’un autre côté, pour être autorisé à engager des poursuites aux États-Unis, il faut soit être directement concerné par la réglementation que l’on réclame, soit représenter des gens qui le sont. Or les syndicats comptent ces personnes concernées parmi leurs membres, de sorte que nous sommes souvent amenés à lancer des procédures conjointement.

À vous entendre, et contrairement à ce que l’on observe dans d’autres groupes d’activistes, il ne semble pas que vous ressentiez des pressions ou des tensions particulières liées au contexte politique actuel. Tout paraît à la fois simple et stable.

Public Citizen est une organisation solidement établie et qui a plus de trente ans d’existence ; nous possédons deux immeubles. C’est le genre de stabilité dont peu d’ONG peuvent même rêver, et je pense que cela nous aide vraiment à préserver la continuité de notre action. Il reste que d’ici peu des personnalités engagées dans le groupe depuis ses débuts risquent de se mettre en retrait, et cette perspective s’annonce comme un défi majeur pour notre organisation. Nous avons survécu à la première transition, quand Ralph Nader est parti. Mais pourrons-nous y parvenir lorsque des gens comme Sid Wolfe et Joan Claybrook se retireront ? C’est souvent au cours de ces transitions que se défont les organisations.

En revanche nous ne risquons pas de manquer de travail. La tâche est pratiquement infinie. Il y aura toujours de nouveaux médicaments mis sur le marché, de nouveaux produits chimiques à réglementer, des gens prêts à sacrifier la santé publique aux profits des entreprises ou à leur propre pouvoir politique.

Pour revenir à la situation politique actuelle, il est évident que dans certains domaines, la lutte contre le sida par exemple, l’administration Bush a un impact particulièrement fort. Dans d’autres secteurs, il est moindre. On réagit toujours en fonction de la réalité politique. Cela dit nous soutiendrons la réforme du financement des campagnes et la création d’un système national d’assurance maladie quelle que soit la majorité au pouvoir : c’est pour nous une question de principes. Les gouvernements peuvent changer, pas nous. Ce qui fait notre solidité, ce sont ces principes et notre méthode : l’analyse des données, l’action militante, le travail au niveau des organismes de régulation, la production d’argumentaires scientifiques non biaisés. Une fois que vous avez une méthode et des principes fermement assurés, les choses deviennent plus simples.

Un autre aspect important, et qui est au cœur de l’activité militante, consiste à choisir la bonne cible, de taille adéquate. Cela signifie souvent qu’il faut se concentrer sur un problème plus restreint que celui auquel on voudrait réellement s’attaquer. Dans certains mouvements, les gens sont tellement ambitieux qu’ils ne savent même pas par quel bout commencer. Or, le problème auquel on se mesure ne doit certes pas être minuscule au point de devenir insignifiant — de sorte qu’en cas de victoire le monde ait un petit peu changé —, mais il ne doit pas non plus être si vaste que sa résolution paraisse chimérique. Il s’agit de trouver une sorte d’équilibre, et cela pour deux raisons. Premièrement, en tant qu’activiste vous devez souhaiter la victoire, sinon il vaut mieux changer d’activité. Deuxièmement, sur un plan psychologique, si vos cibles sont telles que vous perdez à chaque fois, vous finirez par abandonner. En outre mon expérience m’a appris que l’on ne peut s’engager sérieusement dans l’activisme sans s’intéresser toujours davantage aux détails techniques. C’est le chemin suivi, me semble-t-il, par toutes les organisations sérieuses : elles sont d’abord motivées par des principes, mais elles ne perdurent que si elles parviennent à se développer en discutant des points extrêmement précis et techniques.

En même temps, les activistes ne doivent pas perdre de vue leur objectif premier, ce pour quoi ils se battent. C’est pourquoi les premiers grands slogans comme celui de HealthGap (groupe activiste américain qui milite pour l’accès aux traitements dans les pays en développment) — « L’avidité de Gore tue » (Gore’s greed kills) — sont si importants et restent en mémoire. Ils vous empêchent d’oublier que quand vous discutez de points techniques vous êtes toujours en train de vous battre pour quelque chose de plus vaste.

Je me souviens de l’un de mes premiers combats, alors que j’étais encore étudiant en médecine ; c’était contre les fabricants d’aspirine (Saint-Joseph et d’autes) : nous savions que les enfants ayant la varicelle ou la grippe et à qui l’on donnait de l’aspirine plutôt que du paracétamol couraient plus de risques de contracter une maladie rare connue sous le non de syndrome de Reye. Notre revendication était simple : que les laboratoires écrivent sur la boîte « ne donnez pas ce médicament aux enfants ayant la varicelle ou la grippe ». Le combat a été long et tortueux : pendant des années il n’y a eu aucun avertissement sur les boîtes, cependant qu’on dénombrait quelques trois cents cas par an d’enfants développant le syndrome de Reye. Et puis, en 1986, nous avons enfin réussi à les forcer à mettre l’avertissement : aujourd’hui on n’entend pratiquement plus parler du syndrome de Reye aux États-Unis. L’inscription de cet avertissement sur les boîtes d’aspirine est sans commune mesure avec la contestation des fonctionnements économiques imposés au niveau planétaire. Ça n’a rien à voir non plus avec la distribution d’un vaccin anti-malaria ou le fait de soigner des gens infectés par le VIH. Mais quelques enfants ont tout de même échappé à la maladie. Je me souviens de ce que j’ai éprouvé, le sentiment d’avoir remporté une victoire pour la première fois de ma vie. Lorsque vous réalisez que vous pouvez gagner une fois, alors vous comprenez que vous pourrez gagner à nouveau.

Traduit de l’anglais par Bruno Poncharal