Vacarme 34 / manières

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Irréductibles à des lieux de réunion virtuels, les réseaux électroniques ne correspondent pas davantage à des communautés : selon Geert Lovink, leur modèle de socialité relève plutôt de l’idylle intense parce que précaire ; et l’analyste des médias d’ajouter qu’une telle précarité ne doit pas être conçue comme un déclin du lien social mais plutôt comme l’indice d’un réaménagement en cours de ce qu’il faut entendre par engagement, au sens politique non moins qu’affectif du terme. Mais pour que les réseaux électroniques puissent s’imposer comme un lieu privilégié où s’éprouve le renouvellement de l’activisme, Lovink précise que deux crises ont été nécessaires : il a d’abord fallu que le singulier anarcho-individualisme des pionniers du Net s’abîme dans la collusion avec les entrepreneurs de l’« e-économie », puis que ceux-ci désertent les réseaux lorsque a éclaté la bulle qui avait fait leur fortune.

Commençons par les débuts héroïques des réseaux électroniques : quand sont-ils apparus, quels étaient les projets politiques — du moins, les aspirations — de leurs créateurs ?

L’histoire de l’Internet est bien documentée mais, à ce jour, aucune analyse avertie n’est revenue sur ses concepts. Tout ce que nous avons vu paraître, c’est un discours bâtard, un croisement de théorie culturaliste post-moderne et d’argumentaire de vente en faveur des nouvelles technologies. Malheureusement, la « French philosophy » a été mal employée dans l’analyse de nos nouveaux médias. Ce qui a peut-être été pertinent pour la peinture et le cinéma a complètement échoué dans le cas de l’Internet. Voilà pourquoi il n’y a toujours pas de compréhension claire, encore moins d’étude détaillée, du libertarisme technologique, alors même que cette sensibilité philosophique a dominé les années 1990. Nous sommes en retard sur les faits, si bien qu’aujourd’hui nous sommes obligés de lire Léo Strauss pour comprendre les néo-conservateurs au pouvoir ; or ces derniers appartiennent à une espèce très différente de celle des individualistes radicaux, hostiles à l’État et favorables au marché, des années 1990. Et il n’est pas facile de comprendre le programme politique des techno-hippies américains, surtout pour des observateurs extérieurs, qu’ils soient d’Europe, de Corée ou du Nigéria. Car ce programme n’est pas le néo-libéralisme : Chomsky, par exemple, ne nous est d’aucune utilité dans ce contexte. Ainsi, les bidouilleurs technologiques se battent pour la démocratie, mais échouent à comprendre la nature destructrice des grandes entreprises. Ils aiment les armes mais haïssent l’armée. Ils conçoivent des logiciels gratuits et, en même temps, ils défendent la liberté de diffuser de la propagande nazie. Ils définissent l’architecture des réseaux électroniques d’aujourd’hui, mais ne montrent aucun intérêt pour la conquête des positions traditionnelles de pouvoir. Ils n’aiment pas la télé mais adorent les jeux d’aventure multi-joueurs en ligne. Ce sont des contradictions remarquables et singulières : il ne faut pas s’y tromper, les expériences que ces hackers contribuent à façonner n’ont rien à voir avec des conceptions néo-libérales, ni avec les bonnes intentions des « activistes des médias » anti-néolibéraux.

Vous affirmez que les concepteurs des réseaux électroniques des années 1990 ont tout de suite été obnubilés par le contrôle étatique, et qu’ils ont naïvement négligé les atteintes portées par les grandes entreprises à leurs activités. Pouvez-vous revenir sur ce tournant libertaire dans les conceptions politiques des réseaux électroniques ? Quel rapprochement peut-on effectuer avec l’avènement simultané de la « Troisième Voie » défendue par Clinton et Blair, et celui de la Net économie ?

Dans un premier temps, la culture de l’Internet a été façonnée par de jeunes universitaires américains, des maniaques et des bidouilleurs d’informatique pour la plupart. C’est une communauté blanche et masculine de programmeurs, qui ne rentre pas facilement dans le schéma gauche-droite. Il y a étonnamment peu de recherches sur les valeurs de cette sphère hippie. Leur site web clé, depuis 1998 — www.slashdot.org — est l’un des plus visités sur le Net. Pourtant, les travaux universitaires consacrés à Slashdot ne s’intéressent qu’à ses principes d’édition ouverte ; ils ne montrent pas comment Slashdot diffuse son idéologie libertarienne pure et dure en la traduisant en questions d’ordre ostensiblement technologique, et contribue ainsi à la socialisation des maniaques d’informatique à travers le monde.

Pour répondre à votre question, le principal problème est de savoir pourquoi la mentalité anti-autoritaire des années 1960 et du début des années 1970 a focalisé ses énergies paranoïaques sur le contrôle de l’État (celui-là même qui la finançait), alors que la critique de la domination des grandes entreprises a été largement négligée. Le monde des technologies de l’information était devenu « libertarien » bien avant l’arrivée au pouvoir de Clinton et de Blair, alors je ne vois pas de lien direct entre les deux. La seule chose que nous pouvons dire, c’est qu’en 1992-1993, un éventail de forces avait acquis un statut hégémonique. Je répugne à m’avancer sur le terrain de la théorie du complot, mais des livres comme Cyberselfish [1] (« Cyberégoïste »), de Paulina Borsook, et One Market Under God [2], de Thomas Frank, vont certainement dans ce sens. Quant aux chercheurs anglais Barbrook et Cameron — dont le célèbre essai, The Californian Ideology paru en 1995, s’inscrivait dans le débat autour de la revue Wired —, ils soutenaient plutôt que les politiques menées par Blair se situaient à l’opposé de l’idéologie de Wired, pour la simple raison que les avocats de la « Troisième Voie » reconnaissent encore un rôle à l’État, même s’il est réduit, alors que les libertariens, quand ils ne sont pas tout bonnement contre les interventions et les investissements étatiques, refusent de reconnaître que ceux-ci sont omniprésents dans le secteur des technologies de l’information.

Mondo 2000, le prédécesseur de Wired et son concurrent durant les premiers mois de 1993, avait un programme alternatif plus souple, plus bizarre ; il était, en tout cas, ouvert aux idées progressistes sur le plan culturel. Tandis qu’au milieu de 1992, Louis Rosetto, le patron de Wired, avait compris l’air du temps et supprimé de son magazine toute forme de critique ou de préoccupation intellectuelle. J’ai assisté de près à cette évolution, parce que c’est vers cette époque que l’équipe de Wired a quitté Amsterdam, ma ville natale, pour San Francisco. Cela impliquait une vraie rupture avec les préoccupations culturelles de la Vieille Europe, pour s’adapter rapidement aux programmes New Age de gens comme Peter Schwartz, Esther Dyson, Stewart Brand et Kevin Kelly. Sur le plan politique, le magazine, autrefois alternatif, est devenu conservateur, avec des porte-paroles comme George Gilder et Newt Gingrich. Pour qui veut creuser l’archéologie de cette métamorphose, il faudrait faire une analyse du discours et une analyse du réseau social des « TED conferences ». Un élément clé de cette analyse serait la comparaison entre des programmes progressistes fondés sur la notion de « changement » et la manière dont tous ces gourous d’entreprise se sont emparés de cette notion pour se présenter comme des « leaders du changement ». Pour eux, le changement signifiait l’accès à l’argent, lequel est, aux États-Unis, entre les mains des « vieilles » élites de la côte Est. Dans les années 1990, le changement était seulement affaire de fusion entre le capital (risque) et la technologie. De toute évidence, ce n’était pas le « changement social » que ces gens-là avaient en tête. Ils détestaient le pouvoir des chaînes de télévisions, de Hollywood et de Wall Street, mais ne trouvaient presque rien à redire au monopole de Microsoft et à l’accroissement sans précédent du pouvoir des multinationales.

La disparition des entrepreneurs de la Net économie et, de façon encore plus spectaculaire, l’avènement d’un nouveau régime de sécurité mondiale après le 11 septembre, marquent encore une fois le début d’une nouvelle phase dans la courte histoire des réseaux électroniques. Selon vous, qu’est-ce qui caractérise les conceptions politiques des réseaux électroniques dans la période actuelle et quels en sont les principaux enjeux ?

L’éclatement de la bulle Internet, les scandales qui ont affecté les grandes entreprises Enron et WorldCom et le 11 septembre ont représenté un véritable bienfait pour le Net... Je dis cela avec des sentiments mitigés, parce que j’ai souvent déclaré le contraire. Les événements de 2000 et 2001 ont précipité l’éviction d’une classe d’hommes d’affaires agressifs qui s’étaient assimilés au Net. C’était souvent des gens venus d’autres secteurs et, heureusement, ils sont repartis aussi vite qu’ils étaient venus. Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de cette « classe virtuelle » avide et aujourd’hui déchue, ni l’atmosphère de ruée vers l’or dans laquelle elle a émergé. Ce qui m’a frappé, c’est le désintérêt affiché par cette classe pour les questions techniques, et même pour les utilisateurs de la technologie. Pour eux, l’Internet n’était qu’un moyen de s’enrichir rapidement. Après leur départ, on a assisté à une renaissance intéressante du Net. Voyez le développement des blogs, des wikis et Wikipédia, des logiciels libres et de l’open source [3], du podcasting [4], de la téléphonie Internet (avec le logiciel Skype), des réseaux de sociabilité électronique comme Friendster, Orkut, Flickr et puis, oui... Google. Aujourd’hui les investisseurs regardent de bien plus près ce que les centaines de millions d’utilisateurs font effectivement sur le Net. Les entrepreneurs de la Net économie n’avaient pas de temps pour leurs clients. Pourtant, même si on dit que l’Internet progresse à la vitesse de la lumière, la constitution de communautés d’utilisateurs prend du temps.

Il faut garder à l’esprit que les considérations de sécurité et de vie privée ne régissent pas le monde de l’Internet. Cela nous renvoie à la profonde ambivalence que montre la classe des maniaques du codage à cet égard. Ils se préoccupent de la protection de la vie privée, tout en admettant qu’il n’existe rien de tel. La preuve : ils écrivent des virus en même temps qu’ils en combattent. Ils conçoivent les filtres de contenu pour la censure des réseaux en Chine et, au même moment, ils développent un programme comme Tor, qui facilite la navigation anonyme sur le web.

Si l’on s’intéresse maintenant à l’étude d’un cas précis, comment analysez-vous l’évolution de MoveOn.org, une entité initialement constituée comme un réseau de citoyens américains opposés à l’exploitation politique de l’affaire Lewinski, et qu’on considère aujourd’hui comme l’un des principaux acteurs du renouveau de l’aile gauche du Parti Démocrate aux États-Unis ?

Cet été, j’ai lu le récit fait par Joe Trippi de la campagne présidentielle du démocrate Howard Dean en 2004, The Revolution will not be Televised [5]. La sphère américaine des campagnes Internet ne m’est pas très familière. Pour dire les choses gentiment, je n’ai pas grand-chose en commun avec les démocrates américains. Cependant je suis surpris par l’efficacité et l’étendue de ces réseaux citoyens sur la toile. Ce que les activistes peuvent retenir de l’expérience de MoveOn.org, c’est la façon dont on peut constituer, et faire durer, de vastes réseaux de bénévoles qui peuvent se déplacer d’une campagne à l’autre. Il y a beaucoup de travaux universitaires sur l’« apprentissage organisationnel ». Mais comment crée-t-on un réseau d’apprentissage ? De nos jours, les liens sociaux sont lâches, et beaucoup de campagnes doivent partir de rien.

Les réseaux électroniques, pour autant qu’ils parviennent à perdurer sans se transformer en organisations en réseau, constituent des expériences de sociabilité et de gouvernance : du moins, c’est ainsi que votre travail nous invite à les considérer. Concernant le premier aspect, quels sont, selon vous, les traits distinctifs de la sociabilité de réseau — dans la mesure où le réseau ne peut ni être défini comme une communauté, ni être réduit à un simple site de rassemblement ?

Selon le théoricien allemand Christoph Spehr, la définition de la coopération libre est nécessairement négative. Mettre la négation au premier plan est incroyablement productif. Pour Spehr donc, on ne peut parler de coopération libre que si les membres du groupe peuvent le quitter quand ils le souhaitent, sans conséquences dévastatrices. J’aimerais dire la même chose de la sociabilité de réseau. Nous ne devrions pas nous plaindre de l’absence de social, de communauté, etc. De nos jours, les liens ne peuvent être que lâches. Nous devrions cesser d’y voir le signe d’un déclin. Si on veut organiser les masses, on devrait à la fois renforcer les liens dans son voisinage et, en plus, se préparer à une culture sophistiquée de l’indifférence et du non-engagement. L’engagement lui-même se présente sous des formes radicalement nouvelles. Les réseaux sont des terrains de jeux, des sondes. Il s’y passe des tas de choses — mais il faut abandonner tout espoir de recréer des structures sociales rigides comme le Parti ou l’Église. Les réseaux ne sont pas les substituts des formes de sociabilité du XIXe siècle. Le slogan de mon T-shirt le résume bien : « Je ne t’aimerai pas longtemps ». Il n’y a plus de liens censés durer jusqu’à ce que la mort nous sépare. Quand on l’aura compris, tout un monde nouveau s’ouvrira à nous.

Concernant la gouvernance des réseaux électroniques, pourquoi pensez-vous que si les réseaux organisés sont incompatibles avec les procédures de la démocratie représentative, ils ont néanmoins les qualités nécessaires pour résister aux modèles autocratiques, comme ceux du parti d’avant-garde ou de la grande entreprise ? En d’autres termes, que voyez-vous, dans l’autorégulation des réseaux électroniques, qui pourrait annoncer une démocratie post-représentative ?

Les réseaux n’ont pas besoin de représentation extérieure. De par le vaste monde, les membres de réseaux ont une multitude d’appartenances. Ils n’ont pas grand-chose à faire des relations formelles. Certains y voient un comportement adolescent, comme si les réseaux n’avaient pas grandi et refusaient de suivre les règles du monde des adultes, dominé par les institutions. C’est une façon de voir les choses. Mais ce genre de reproche est lui-même malhonnête, parce qu’il est plein de ressentiment. En fait, nous avons affaire à deux tendances contradictoires : les réseaux gagnent en importance, leur nombre connaît une croissance exponentielle, et pourtant, leur culture demeure profondément informelle. Ils sont à la fois omniprésents et invisibles. Théoriciens du complot et jésuites n’y verraient aucune contradiction, mais dans un monde qui prétend être ouvert, intelligible, transparent, c’en est une.

Le niveau d’engagement observé chez les membres de réseaux reste généralement faible. Leur engagement peut être passionné mais il est souvent lié à l’actualité, et temporaire. Ce que Ned Rossiter et moi avons écrit au sujet des « réseaux organisés » tient plutôt de la conjecture et part d’une question simple : dans la société actuelle, les réseaux ont-ils besoin de se constituer en personnes morales pour être pleinement opérationnels ? Les ONG ont connu ce processus de transformation, mais pas les réseaux, jusqu’à présent en tout cas. Si nous considérons sérieusement le réseau comme une forme d’organisation sociale et politique, et c’est ce qu’il faut faire, alors nous devons nous attendre à ce que, d’une façon ou d’une autre, il se transforme en entité légale et financière autonome.

Traduit de l’anglais par Esther Ménévis

Notes

[1PublicAffairs, 2001.

[2Vintage, 2002. Le titre fait allusion au serment d’allégeance américain, qui comprend les mots « One Nation under God » depuis 1954.

[3La licence « open source », dans la droite ligne des logiciels libres, qualifie le type de développement d’un programme et le libre accès à son code source, seule manière de le développer et de le faire ainsi évoluer, selon un ensemble de critères bien définis. Ce projet est développé par l’Open Source Initiative (OSI), société sans but lucratif.

[4Le podcasting, contraction de ipod (baladeur Apple) et broadcasting (diffusion), désigne un moyen de téléchargement, le plus souvent gratuit, de fichiers sonores ou vidéos sur Internet.

[5Regan Books, 2004.