Vacarme 34 / manières

substitution

une histoire précaire

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En France, plus de 100 000 personnes sont en 2005 usagers de traitements de substitution aux opiacés ? : 85 000 prennent chaque jour de la buprénorphine haut dosage (BHD, ou Subutex®, un agoniste-antagoniste supprimant le manque), plus de 13 000 de la méthadone (un opiacé de synthèse), et un peu moins de 3 000 ont droit aux sulfates de morphine. Enfin quelques centaines de personnes sont traitées au Dicodin® pour leur dépendance à la codéine, l’un des rares opiacés en vente libre en France, bien que faiblement dosé, sous la forme d’antitussifs : le plus connu est le Néo-Codion®, qui fut pendant longtemps leseul produit de substitution disponible et reste aujourd’hui très utilisé. Avant l’arrivée de ces traitements, la dépendance occupait ces personnes quasiment à plein temps, avec tous les risques judiciaires et sanitaires induits. Dans les années 1980, un très grand nombre d’héroïnomanes sont morts de l’épidémie de sida. Début 1995, sous l’impulsion de Simone Veil, ministre de la Santé, la politique de réduction des risques a connu un développement décisif. La substitution est devenue largement accessible. Le Subutex® est désormais délivré direc-tement en médecine de ville par n’importe quel généraliste ; la méthadone, elle, reste soumise à primo-prescription dans les C.S.S.T. [1] On rompt là avec les 40 misérables « places » jusqu’alors ouvertes pour toute la France pour l’un des traitements les plus efficaces, selon la littérature internationale, depuis un demi-siècle. Les usagers confirment tous l’impression de renouer avec une existence qui, auparavant, s’apparentait à une course ininterrompue. Ils oublient leur obsession permanente, dès le réveil, de la quête de produits, et peuvent disposer de leur temps. De la vie en somme.

oppositions

Si aujourd’hui la réussite de ces traitements fait quasiment l’unanimité auprès des personnes dépendantes des opiacés, ces médi-caments ont d’abord rencontré en France de farouches oppositions, parfois au sein même du champ des intervenants en toxicomanie. Pour la plupart des vétérans des mouvements des années 1970, la psychanalyse est considérée comme la meilleure des solutions en vue d’une réalisation du sujet. Or, dans une situation d’urgence permanente, entreprendre une thérapie de longue haleine est un objectif « haut de gamme » que peu parviennent à initier. Depuis plusieurs décennies pourtant, la littérature médicale internationale a montré comment le concept de « maintenance » aux opiacés facilite le suivi des héroïnomanes. L’un des ouvrages fondateurs est le livre de Marie Nyswander qui, dès les années 1940, travaille à New York avec des patients toxicomanes. Cette psychiatre publie The Heroin Addict as a Patient, et prend en consultation des patients dépendants à East Harlem (quartier où le sociologue franco-américain Philippe Bourgois observera l’expansion de la consommation de crack à la fin des années 1980). Il est intéressant de noter que Nyswander adopte, dès le départ, le point de vue du patient, tant elle est convaincue que les « toxicomanes peuvent être traités en tant que patients parmi une clientèle médicale normale », et doivent être « maintenus sous stupéfiants pour pouvoir vivre normalement, étant donné qu’en dépit des cures de désintoxication, d’hospitalisation et des psychothérapies, la plupart rechutent » [2].

interpellation

En 2002, quatre médecins, parmi les premiers travaillant avec les traitements de substitution, décrivent au ministre français de la Santé les difficultés de mise en place :

« Au début, étaient le sevrage et l’abstinence, la psychologie des profondeurs et la séduction. Le diable était la médecine, mandarinale, suppôt du grand capital. Pour faire arrêter l’héroïne aux anciens rêveurs de 68 qui venaient demander de l’aide, les experts et intervenants rivalisaient de paroles chargées de sens et tentaient, charmeurs ou paternels, de se substituer au produit opiacé et au manque chronique. Puis vint le sida, et la mort, massivement, par maladie, non plus seulement au compte goutte par overdose. Et la France des non-experts comprit son retard et le risque qu’elle laissait encourir, au nom de la liberté, à ceux qu’elle disait vouloir aider et protéger. Alors vinrent la médicalisation, la réduction des risques, puis officiellement les traitements de substitution. [...] Tout alla très vite. Les années passèrent. Six à sept. Et le gong sonna la fin du premier round : douze mille personnes soignées avec la méthadone, quatre vingt cinq mille avec la BHD. » [3]

Ce style romancé, inhabituel pour un rapport remis à un ministre, résume parfaitement les blocages (essentiellement idéologiques) rencontrés en France par les traitements de substitution. La peur de générer du « contrôle social » vis-à-vis des héroïnomanes est aussi un argument qui revient sans cesse. Ainsi Claude Olivenstein, précurseur de leur prise en charge dans les années 1970, à ce titre emblématique, réitère en 1997 dans Le Monde diplomatique ses critiques [4] contre ces traitements qui, selon lui, placent les toxicomanes « sous camisole chimique, traités en malades chroniques plutôt qu’en « messagers » en manque de solidarité ». Pourtant, plus de 100 000 usagers de drogues ont choisi de s’y « soumettre », en moins de dix ans, et leur nombre ne cesse de croître.

simplifications

À la fin de l’hiver 2004, les activistes investis sur ces questions sont inquiets. Ils assistent, impuissants, à une avalanche de déclarations publiques qui remettent en cause la politique française en matière de substitution. Le succès et les bons résultats de ces traitements sont pourtant très largement reconnus et admis, aussi bien dans le corps médical que chez nombre de fonctionnaires des administrations de la Santé et de l’Assurance-Maladie. Ces critiques, relayées par les médias, proviennent surtout du ministère de l’Intérieur et se concentrent essentiellement sur la question des détournements de ces prescriptions : bien qu’un marché noir existe, il demeure marginal, en volume, par rapport aux dizaines de milliers de boîtes de Subutex® ou flacons de méthadone prescrits, et très limité géographiquement à quelques « scènes » circonscrites. Le journal de 20 heures de France 2 diffuse, un soir de mars 2004, un long reportage sur les arrestations de plusieurs médecins, pharmaciens et patients substitués dans la région toulousaine. Une des séquences, réalisée en « caméra cachée », montre le journaliste « piègeant » un médecin généraliste en se faisant passer pour un héroïnomane en manque et obtenant en quelques minutes une ordonnance de plusieurs cachets de 8mg de Subutex® par jour, valable pour les 28 prochains jours (comme la réglementation en vigueur le prévoit).

concertations

L’inquiétude des activistes provient aussi de la tenue, annoncée quelques mois plus tard, de la première Conférence de Consensus sur les traitements de substitution. Organisée par l’ANAES, l’organisme d’évaluation des pratiques médicales du ministère de la Santé, elle a pour but de réunir le corps médical concerné afin de tirer un premier bilan, après dix ans d’existence, d’une politique lancée au départ à titre expérimental (et dans la plus grande discrétion). Surtout, son jury doit décider, selon des procédures éprouvées, des « bonnes pratiques » médicales concernant la substitution pour la décennie à venir, qui pourront servir ensuite de références à tout prescripteur qui se trouverait face à un patient en demande de traitement de substitution. Or si les médecins reviennent à des pratiques restrictives d’accès à ces produits, c’est une nouvelle catastrophe sanitaire qui risque de se produire (après celle vécue quelques années plus tôt avec le sida), du fait de la grande précarité et de la misère dans lesquelles vivent nombre d’usagers de drogues.

irruption

En juin 2004, en guise de réponse à ce climat dangereux pour un des acquis les plus précieux de la politique de réduction des risques, se tenait la première édition des États Généraux des Usagers de la Substitution (E.G.US.), à l’initiative conjointe d’ASUD (Auto-Support d’Usagers de Drogues) et d’Act Up-Paris, avec le soutien du CRIPS. Plus de 150 usagers de ces traitements prennent publiquement la parole devant la presse, les représentants du ministère de la Santé et du corps médical concerné (cf. Libération du 7 juin 2004), quelques semaines avant la Conférence de Consensus de Lyon. Une plate-forme de revendications s’adresse, entre autres, aux participants de ce colloque médical, où le seul usager de drogues ne parlera que six minutes sur les deux journées d’auditions de spécialistes. Les organisateurs des EGUS craignent en effet que le corps médical ne limite l’accès aux traitements de substitution. Cependant les recommandations du jury concluant la Conférence ne s’opposent pas directement, malgré quelques réticences et limitationsprudentes, à la plate-forme des EGUS. La parole des usagers, malgré les différences de registres, a été entendue.

restrictions

Pourtant, un an plus tard, le 1er juillet 2005, entre en vigueur une réforme de la Sécurité Sociale française. L’objectif annoncé par le ministre est de « contrôler les dépenses de santé ». Chaque prescription est surveillée pour chaque patient. Indirectement, cette réforme permet de réduire de facto l’accès aux traitements de substitution qui, on le sait, concernent souvent des personnes aux situations administratives des plus précaires, dont certains ne peuvent s’approvisionner qu’au marché noir. Les effets immédiats sont déjà visibles dans les quartiers où l’usage de drogues est une réalité quotidienne (le fameux « Nord-Est parisien » par exemple). Nombre d’usagers, les plus précarisés, ont de plus en plus de difficultés à disposer du traitement dont ils ont besoin, du fait de simples blocages administratifs. Si l’administration tente (à bon droit) d’éviter les détournements, elle rejette également, de manière presque imperceptible, les « exclus du système de soins ». Deux logiques s’opposent, dont les vocabulaires tendent à s’ignorer : la santé publique et la rationalité comptable d’un régime d’assurance (public). Résultat sur le terrain, quasi-immédiat : nombreux sont ceux qui s’en retournent vers la « bonne vieille héroïne », délaissée au quotidien depuis une décennie et l’arrivée du Subutex®. Retour à l’injection de produits frelatés, au citron mal conservé, à la cuillère sale, aux vieux cotons dangereux et, pire, à toutes les infections : aujourd’hui, dans le silence général, l’épidémie d’hépatite C connaît un taux de contamination préoccupant. Le mécanisme rigide de contrôle des dépenses de santé, couplé à la perte de la CMU ou à la suppression de l’Aide médicale de l’État, ne fait que repousser dans l’invisibilité des personnes en très grand danger, ce qui faavorise aussi la transmission d’épidémies au sein de la population.

Les conditions sanitaires des usagers se dégradent actuellement au jour le jour. Les associations, à bout de souffle financièrement, sont débordées par l’augmentation constante de leurs files actives. Les situations personnelles sont de plus en plus impossibles à résoudre. Les retours de matériels d’injection utilisés dans les programmes d’échanges de seringues sont extrêmement bas, du fait de la pression policière qui rend très dangereuse la possession d’une « insuline » sur soi. À la Goutte d’Or, dans le Nord-Est parisien, les morts se comptent au pluriel chaque mois de l’année.

Notes

[1Centre de Soins Spécialisés pour Toxicomanes.

[2Cf. l’ouvrage de référence de Mark Parrino,Traitement à la méthadone,Fondation Phénix (Ed.), 1994.

[3Rapport sur la substitution, remis en 2002 à Kouchner par Marie-Josée Augé-Caumon, Jean-François Bloch-Lainé, William Lowenstein & Alain Morel.

[4Sur l’histoire des résistances françaises aux traitements de substitution, cf. « Drogues : oser une question », A. Coppel, O. Doubre, Vacarme n°29, p.82-85.