Vacarme 34 / manières

de Woomera à Baxter temps exceptionnels et espaces non gouvernementaux

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Le partage qu’opère une frontière n’est pas seulement territorial : il l’est même de moins en moins, tant les limites paraissent aussi mobiles que ceux qui tâchent de les franchir, révélant la sujétion de l’espace géographique au temps de la décision souveraine. La frontière partage aussi ceux qui s’y opposent, du dedans ou du dehors, au nom de l’horizon national ou contre lui. Que, de cette partition, surgisse une lutte réellement partagée, relève du coup de l’exception.

Fin avril 2003, quelque cinq cents personnes participent à un mouvement de protestation de trois jours devant le tout nouveau centre de rétention de Baxter, dans le désert australien. À cette époque, le centre compte près de trois cents détenus, dont des migrants venus d’Irak et d’Afghanistan. La décision de construire cette structure surprotégée a été prise un an auparavant, à la suite d’une action militante qui a permis à cinquante personnes de s’évader du centre de Woomera. Rétrospectivement, on peut affirmer que les événements de Woomera en 2002 et les mouvements de protestation contre le Forum économique mondial de Melbourne en septembre 2000 ont constitué la part australienne la plus significative du « mouvement des mouvements » qui anime l’activisme non gouvernemental à l’aube du nouveau millénaire. Non seulement les images de Woomera vont circuler dans le monde entier, mais le même scénario (démantèlement de clôtures et évasions) se reproduira ailleurs, notamment en Italie lors de l’action contre le camp de Bari-Palese le 27 juillet 2003. À Bari comme à Woomera, le camp sera fermé après les actions. Mais entre Woomera 2002 et Baxter 2003, d’importants changements ont eu lieu : le nouveau camp bénéficie de techniques sophistiquées de surveillance, de biométrie et d’isolation ; surtout, on a assisté à une militarisation croissante du contrôle policier des manifestations — dans le même temps que le gouvernement australien participe avec enthousiasme à la guerre en Irak.

La manifestation de Baxter n’en est pas moins explicitement organisée comme une répétition de celle de Woomera ; de même, une manifestation contre le sommet de Sydney en 2003 sera présentée comme une répétition de celle de Melbourne en 2000. A quoi correspond cette tactique de la répétition chez les activistes non gouvernementaux ? Pourquoi considèrent-ils souvent leurs actions comme le couronnement d’un travail en cours ou comme un retour sur les lieux d’un succès antérieur ? Le cinéma hollywoodien enseigne pourtant que les remakes sont toujours décevants. Tel sera bien le cas de la manifestation à Baxter : moins de participants, une surveillance policière accrue, des clôtures électrifiées, des débats fastidieux sur des questions d’organisation, un effet de surprise totalement raté. Nous ne cherchons pas à discréditer la manifestation, qui a eu le mérite de chercher à rompre l’isolement des détenus. Il reste que cette action marque indéniablement la fin de ce que certains appellent un « cycle de luttes », dénomination à rapprocher de la propension à la répétition évoquée plus haut.

Après Baxter, la contestation contre les camps se voit en effet annexée à une mobilisation anti-guerre de plus en plus liée à des revendications nationales, voire nationalistes, à mesure que les troupes australiennes se déploient en Irak. En un sens, ceci ne fait que prolonger les tendances délétères déjà à l’œuvre dans les différents groupes opposés à la politique australienne de contrôle des frontières : substitution de l’affectation éthique à la quête d’efficacité politique, accentuation de la fracture entre les amis de la société civile et les ennemis du néolibéralisme, et enfin, occultation de la question de la main d’œuvre (c’est-à-dire du rôle des camps dans la formation de marchés du travail). En un sens, il s’agit là de la manifestation locale d’une restructuration plus large, issue du régime de sécurité globale qui s’impose après le 11 septembre. Mais ce nouveau climat procède également de changements dans la politique australienne de contrôle des frontières, marqués notamment par l’affaire du cargo norvégien MV Tampa en août 2001.

Avant de l’évoquer en détail, il nous faut revenir en arrière. Car les évasions du camp de Woomera en 2002 ne sont pas les premières du genre en Australie. Le camp est en effet un élément constitutif du pays, lequel a d’abord été une colonie pénale britannique, avec des « missions » et des « réserves » où les aborigènes étaient internés ou mis aux travaux forcés. Dès l’établissement des premières « missions » et prisons, la figure du fugitif s’impose comme un objet d’inquiétude pour des gouvernants qui redoutent de ne pouvoir contrôler un pays considéré comme une terre vide (terra nullius), sans dieu, et rétive au type d’exploitation qui, si l’on en croit John Locke, est la base même de la propriété terrienne et de la possession souveraine.

Pour analyser les récentes actions contre les camps, il faut également rappeler que ceux-ci ont toujours eu un caractère profondément racial et qu’à ce titre aussi ils sont au cœur de l’histoire de l’Australie. Parmi les premiers forçats, on compte de nombreux Irlandais, considérés à l’époque par les Anglais comme faisant partie d’une « race » différente, et dont la déportation depuis l’Angleterre s’inscrit dans une politique dite, à l’époque, de transfert (transportation). Lorsque cette politique est abandonnée, au milieu du XIXe siècle, les camps sont maintenus pour l’internement des aborigènes, mais aussi de la main d’œuvre importée sous contrat (indentured labour), principalement de Chine et des îles du Pacifique. En 1940, les Britanniques envoient par bateau 2500 réfugiés allemands, dont de nombreux juifs, afin qu’ils soient internés dans la brousse australienne (l’« Outback ») pendant toute la durée de la guerre. Enfin, quatre ans plus tard, lors de l’évasion de quelque quatre cents prisonniers de guerre japonais d’un camp situé à Cowra, deux cent trente-quatre d’entre eux sont massacrés à la mitrailleuse, tandis que cent huit sont blessés. L’ombre de cette histoire d’enfermement racial, maintenu sous des formes plus ou moins institutionnalisées tout au long de la période de ce que l’on appelle la « White Australia Policy » (la politique de l’Australie blanche, 1901-1973), plane au-dessus du régime de rétention actuel. L’ouverture en 1992 du premier établissement contemporain de rétention, à Port Hedland, est presque immédiatement suivie d’une longue série d’émeutes et d’évasions culminant avec celle de cinq cents personnes à Woomera en juin 2000, puis, en août 2001, avec la grève de la faim de trente-neuf détenus (dont cinq se cousent les lèvres) du Curtin Detention Center.

Il est donc essentiel, quand on étudie les initiatives militantes visant les camps australiens, de reconnaître l’importance des combats menés par les détenus eux-mêmes. Leurs actions sont en effet trop souvent écartées du champ politique, peut-être parce qu’elles ne correspondent pas aux impératifs de dialogue civil et de débat public qui, dans l’imaginaire libéral démocratique, délimitent la sphère des relations et de l’expression politiques. La criminalisation du corps des détenus suffit à les exclure d’un tel espace public, montrant ainsi à quel point l’idéal de dialogue rationnel et d’échange, censé sous-tendre cette sphère, repose non sur la raison mais sur la force. De plus, à partir du moment où l’on conçoit cette sphère comme étant à caractère national, aussi bien dans ses fondements que dans son étendue, la tendance à accorder la qualité d’acteurs politiques aux militants-citoyens, mais pas aux migrants eux-mêmes, n’a d’autre but que de réaffirmer les frontières de l’État. C’est pourquoi il faut affirmer le caractère politiquement significatif, non seulement des combats menés par les migrants à l’intérieur des camps, mais également des mouvements physiques de la migration elle-même. Voir dans ces trajectoires transnationales des stratégies qui à la fois participent au fonctionnement de l’économie politique mondiale en même temps qu’elles s’y opposent, ce n’est ni homogénéiser les raisons qui poussent au mouvement, ni céder au romantisme de la transgression. C’est au contraire prendre conscience du caractère profondément actif de la fuite et du mouvement, lors même qu’ils expriment le choix politique de la potentialité, de ce qui pourrait être, face aux divisions et aux territorialisations géopolitiques.

Autrement dit, l’enjeu de toute politique de contrôle des frontières, c’est la possibilité de contrôler les frontières du politique. Dans le cas de l’immigration clandestine et des affrontements qu’elle suscite, la notion même de mouvement se retrouve souvent fragmentée selon des lignes biopolitiques ou raciales, entre un mouvement envisagé dans un registre politique (impliquant des acteurs politiques et/ou des forces plus ou moins représentables), et un mouvement entendu dans un sens cinétique (passage entre certains points du globe ou d’un point vers une destination encore inconnue ou impossible à atteindre). Si l’on maintient la séparation entre ces deux types de mouvements, non seulement on nie aux passages migratoires tout sens politique, mais on refuse également de penser les complexités de la notion de mouvement politique, et en particulier de considérer qu’elle recouvre une dimension cinétique irréductible à sa fonction représentationnelle. Dans ce sens, la dépolitisation des mouvements migratoires permet de rapatrier la politique dans un espace souverain. Aussi est-ce en liant les connotations politiques et cinétiques du mot mouvement que les combats des activistes non gouvernementaux en matière d’immigration clandestine s’affirment comme autant de remises en cause des lignes de démarcation qui accréditent l’idée que la politique ne peut être qu’inexorablement et éternellement nationale et souveraine. Les grandes heures de ces combats sont celles où les deux sens de mouvement convergent et s’unissent.

Comme on l’a souvent dit à propos des événements de Woomera, nul ne sait précisément qui a fait tomber les barrières, des détenus à l’intérieur du camp ou des militants à l’extérieur — même si on peut affirmer avec quasi-certitude que l’initiative de s’évader est venue de l’intérieur. Ce qui est en jeu ici n’est pas simplement un éthos de la collaboration, une manière d’exercer une force des deux côtés de la barrière, poussant et tirant pour la faire tomber. De manière plus radicale (et plus dérangeante pour les pouvoirs constitués), on assiste à la disparition, certes provisoire, du dedans et du dehors, des lignes séparant le migrant interné et le militant intégré, le mouvement et le politique. C’est peut-être pour cette raison que les techniques de contrôle instituées lors de la manifestation de Baxter en 2003 visent en tout premier lieu à séparer ceux de l’intérieur de ceux de l’extérieur. C’est la volonté politique de maintenir cette séparation qui a motivé le choix d’un site isolé pour le camp. Il reste que, dès 2003, les technologies de désagrégation et de partition mises en œuvre par l’État ne visent plus seulement le contrôle des foules manifestantes : leur portée s’étend désormais bien au-delà des frontières territoriales australiennes et impliquent le recours à de nouvelles méthodes de coupure et d’exclusion.

Comment mener la lutte contre le contrôle des frontières quand le pouvoir intervient avec violence pour défaire et dénier le lien entre les deux sens du mot mouvement ? Ces cinq dernières années, cette question n’a cessé de hanter les activistes non gouvernementaux qui luttaient contre les camps ; ceux-ci relèvent en effet d’un régime de suspension de l’état d’urgence, ou, mieux encore, d’une situation où l’état d’urgence ne peut être déclaré formellement, dans la mesure où il est déjà devenu la norme. L’arrivée du MV Tampa dans les eaux territoriales australiennes en août 2001, soit quelques semaines avant la destruction des Twin Towers à New York, est l’événement emblématique qui marque l’avènement de ce régime. Ayant à son bord quatre cent trente-six immigrants secourus après le naufrage de leur bateau, le cargo norvégien se voit d’abord interdit d’aborder, avant d’être pris d’assaut par les troupes d’élite (les mêmes qui seront peu de temps après déployées en Afghanistan et en Irak). L’impact esthétique de cette coque rouge flottant sur la ligne d’horizon assure la modulation télévisuelle du sentiment général. Pendant ce temps, le gouvernement pousse certains de ses voisins du Pacifique — Nauru et la Nouvelle-Guinée — à établir des camps sur leur territoire en échange d’une contrepartie financière.

Le fait que la souveraineté soit monnayable n’est nullement surprenant ; pas plus que d’apprendre que l’île de Nauru, anciennement spécialisée dans le blanchiment de l’argent de la mafia russe, finira par changer sa Constitution afin de permettre la détention à long terme des migrants du Tampa. Mais, au moment même où les migrants sont expédiés vers un camp de fortune à Nauru pour éviter un habeas corpus, le gouvernement australien fait voter de nouvelles lois sur les frontières qui, entre autres, facilitent l’exclusion de certains avant-postes territoriaux stratégiques de ce que l’on appelle la zone de migration (migration zone). Tout en maintenant officiellement le droit de demander l’asile, ces lois privent de ce même droit les migrants débarquant sur certaines îles ou récifs. La question de savoir quelles îles, récifs ou territoires seront exclus de la zone de migration relève de l’autorité du ministère, dont les décisions peuvent être rétroactives. Ces exclusions, combinées au redoublement des efforts en matière de contrôle des frontières (« Operation Reflex ») et à l’ouverture des camps offshore de Nauru et de l’île Manus, territoire de la Nouvelle-Guinée, constituent la pierre angulaire des nouveaux outils de contrôle des frontières auxquels a recours l’Australie, et qui vont bientôt devenir le produit d’exportation principal du pays dans le domaine de la « guerre contre le terrorisme ».

Ce qui compte ici, ce ne sont pas simplement les morts et les mensonges des derniers mois de 2001, période durant laquelle des bateaux se verront refuser d’aborder aux côtes australiennes, et qui sera marquée par la noyade des passagers du SIEV X. Malgré des enquêtes journalistiques poussées, les circonstances exactes de ces opérations — en particulier le degré de complicité entre les polices australienne et indonésienne — demeurent obscures. Il ne fait cependant aucun doute que le gouvernement australien a exploité ces événements avec une mauvaise foi sans pareille, truquant des photos afin de montrer des migrants jetant des enfants par-dessus bord lors du naufrage d’un navire (très probablement saboté par les forces armées australiennes). Si des militants de diverses sensibilités se sont efforcés de dénoncer cette duperie, force est d’admettre que cela ne remettra pas fondamentalement en cause le régime de contrôle des frontières.

Dénoncer le mensonge revenait en effet à privilégier une indignation motivée par la violation d’une morale civilisée plutôt que par la pratique même du contrôle des frontières. Ainsi apparaît clairement une division au cœur même des luttes contre la politique migratoire australienne.

D’un côté, ceux qui prônent ce que l’on pourrait appeler une « rétention douce » ou un « refoulement doux » — c’est-à-dire l’idée que le contrôle des frontières demeure aujourd’hui indispensable pour gérer les populations et les flux de main d’œuvre. Ils ont également la conviction que seul l’État, dispensateur de droits, peut décider du statut et du sort des migrants clandestins. Ils participent souvent aux campagnes de protestation contre des événements jugés scandaleux, tels la rétention des enfants, ou plus récemment l’internement, de plus en plus fréquent mais présenté comme « accidentel », de certains citoyens — parce que racialement différents aux yeux des fonctionnaires de l’immigration. Ce courant s’exprime principalement à travers des groupes comme Refugee Action Coalition (RAC) ou ChilOut (Children Out), et use d’une argumentation explicitement nationaliste : ses représentants soutiennent en effet que le pays est en train de souiller sa réputation de défenseur des droits humains, ce qui leur permet de recourir au vecteur affectif de la honte nationale. Les arguments en faveur de la « rétention douce » reposent souvent sur une politique identitaire à base de témoignages personnels : les migrants sont dépeints comme des victimes ayant enduré de terribles souffrances avec plus ou moins d’héroïsme, ce qui renforce leur assignation à la position subjective de réfugiés. S’y ajoutent une prédilection pour les impératifs moraux et le recours à un registre plus éthique que politique ou économique pour dénoncer les internements.

De l’autre côté, il existe un petit réseau d’activistes qui, à l’instar des mobilisations européennes contre les frontières (« noborder »), demandent la fermeture des camps et la suppression pure et simple des frontières. Ce courant souligne le rôle joué par les contrôles migratoires pour assurer l’ordre mondial néolibéral, ainsi que la manière dont les frontières, séparant des zones où les coûts de production sont différents, facilitent la surveillance, voire, dans certains cas, l’élimination des populations qui refusent d’être prolétarisées, et permettent une répartition de la spéculation capitaliste et de la concurrence en matière de main d’œuvre selon des critères géographiques. Pour ces militants, les internements de citoyens ou d’enfants sont l’aboutissement inévitable, et non point accidentel, des camps — c’est-à-dire des manifestations institutionnelles de l’exception érigée en état normal.

Ce courant apparaît en Australie en septembre 2000, à peu de temps des manifestations contre le Forum économique mondial à Melbourne. Tout en se développant parallèlement, et souvent dans un dialogue direct, avec les analyses européennes de l’« autonomie des migrations » [1], il a une spécificité due à la position et à l’histoire de l’Australie, poste avancé de l’Empire situé au Sud sans pour autant en faire partie. Trois caractères principaux distinguent ses militants : d’abord leur opposition aux arguments, jugés nationalistes, qui défendent une migration encadrée par des droits ; ensuite leur insistance sur l’héritage colonial de l’enfermement pénal (la question du racisme est fondamentale) ; enfin, l’attention portée à l’originalité du régime de contrôle des frontières qui s’est imposé, en Australie et au-delà, depuis l’affaire du{}Tampa.

Il n’y a pas qu’en Australie que s’opposent les défenseurs d’un statut de réfugié encadré par la loi et ceux qui réclament l’abolition des frontières. Pour les premiers, l’idée d’un monde sans frontières est dangereuse, idéaliste, et favorise tant l’anarchie que les forteresses qui prétendent s’y opposer. Les seconds accusent leurs adversaires d’ambiguïté sur la question des camps, et leur reprochent d’écarter toute analyse du capitalisme mondial tout en adoptant aveuglément des logiques étatistes et souverainistes sous prétexte de sauvegarder le concept de droits.

Les désaccords entre tenants de la société civile et adversaires des frontières montrent à quel point l’espace du non gouvernemental est divisé. Le schématisme de cette division est bien entendu simpliste, voire caricatural, quand il s’agit de positions complexes et nuancées. Ainsi les militants qui s’appuient sur la société civile ou les droits humains n’ont-ils pas besoin d’opérer dans un cadre nationaliste, même si, dans des pays comme l’Australie, la Realpolitikles y conduit. Quant à l’opposition aux frontières, elle n’implique pas forcément une attention anti-capitaliste aux modes de contrôle de la mobilité de la main d’œuvre, comme le savent tous ceux qui se souviennent du battage médiatique autour d’un monde « sans frontières » dans les années quatre-vingt-dix. Il n’en demeure pas moins que l’existence même de la frontière oblige à une décision politique forte : soit elle doit exister, soit elle doit être supprimée. Un engagement en faveur de l’existence de la frontière, même sous un régime doux, mime l’acte du souverain, ce qui condamne l’espace non gouvernemental à exister dans l’ombre de l’État et de ses exceptions. En revanche, un refus de reconnaître la frontière ménage une ouverture, une brèche pour la liberté, qui redéploie le champ non gouvernemental hors des structures affectives et tangibles du système étatique international.

Sur le terrain, ces positions s’entremêlent et s’affrontent autant qu’elles divergent, en particulier sur la frontière elle-même. Cette frontière, où est-elle exactement ? Cette question a été largement débattue, en particulier dans le contexte de l’intégration européenne et des débats autour du projet de Constitution. Mais l’Australie est un cas politique et géographique à part. Premier « continent-goulag » de l’ère moderne, le pays demeure, malgré Internet et les supersoniques, entouré d’une sorte de fossé, en l’occurrence de vastes étendues océaniques. Techniquement, il semble donc plus simple de surveiller les frontières australiennes que de bloquer des cols de montagne, de contrôler des carrefours routiers et ferroviaires, de dérouler des barrières électrifiées. En outre, l’exclusion de certaines îles et récifs de la « zone de migration » permet de bloquer les déplacements de migration, même si cette mesure préventive fonctionne paradoxalement post hoc, « juste à temps ».

Prenons l’exemple des quatorze immigrants kurdes de Turquie qui débarquent en novembre 2003 sur Melville Island, l’une des îles Tiwi au nord de Darwin. À la nouvelle de leur arrivée, le gouvernement australien fait passer en urgence à la Chambre basse un ensemble de lois qui exclut rétrospectivement de la zone de migration quelque trois mille îles proches du continent, y compris Melville Island. Il sait parfaitement que la Chambre haute, qu’il ne contrôle pas à cette époque, rejettera ces lois, comme elle l’a déjà fait. Pourtant, la ministre de l’Immigration clame haut et fort que ces migrants ne se verront jamais accorder l’asile en Australie : même si la nouvelle législation était rejetée, elle demeurerait, sur les recommandations ministérielles, « valable pour toute la période durant laquelle elle a été valable ». Une exception est proclamée non seulement dans un sens spatial — les îles sont exclues de la zone de migration, et les migrants de la loi — mais également dans un sens temporel bien particulier. En d’autres termes, la législation ne serait valide qu’au futur antérieur.

Pour les activistes en lutte contre le régime australien — voire mondial — de contrôle des frontières, la difficulté est de trouver le moyen d’agir non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps de l’exception. C’est là que la stratégie de la répétition, suivie si strictement à Baxter en 2003, montre ses limites : elle ne peut nullement désactiver le temps de la détention, si crucial pour l’institution de l’état d’urgence. Il n’y a peut-être pas que la guerre qui, comme l’a remarqué un jour Gertrude Stein, « fait avancer, mais aussi reculer les choses ». Il y a aussi le sens même de l’exception qui suspend le temps lorsqu’il s’agit, de manière préventive et post hoc, de cerner le moment aléatoire du franchissement de la frontière — la rencontre avec la différence — auquel nul contrôle ne peut préparer.

Cette temporalité ne relève pas uniquement des mécanismes de souveraineté qui permettent de déclarer un état d’urgence, comme dans le cas de Melville Island : elle affecte également la vie quotidienne des migrants, par le biais des instruments de surveillance des frontières. De même qu’il n’y a pas de retour possible pour ceux qui sont soumis à cette détention, ni de rapatriement pour ceux qui ont risqué leur vie en mer et coupé les liens, on peut également affirmer qu’il est impossible de revenir à Woomera et à la jonction des deux sens du mouvement dans le temps de l’évasion qui s’y est déroulée.

En 2003, les mouvements non gouvernementaux sont focalisés sur une campagne anti-guerre qui culminera le 15 février. Ils ne parviendront plus par la suite à se recomposer — même dans d’autres manifestations anti-guerre. S’il est tout à fait légitime de penser que les régimes de frontières sont une partie intégrante de la guerre globale, cette question n’est jamais discutée dans la campagne anti-guerre ; celle-ci, tirant parti du nombre brièvement exponentiel des participants, détourne de leur trajectoire l’ensemble des mouvements radicaux qui s’étaient formés entre 2000 et 2002. C’est bien d’un détournement qu’il s’agit : les slogans des premières manifestations anti-guerre sont nationalistes — Bring our troops home (Pour le retour de nos troupes) ou Don’t follow the USA(Ne suivons pas les USA) — et les foules qui les scandent ne sont nullement imperméables aux impératifs souverains qui sous-tendent le régime de frontières. Les manifestations ne sont au fond pas très éloignées du nationalisme civique de ceux qui penchent pour une rétention et une expulsion « douces ».

Aux considérables difficultés que connaissent les activistes opposés aux camps australiens — évolution des politiques gouvernementales, dissensions internes — s’ajoute le succès planétaire des méthodes de contrôle auxquelles ils se mesurent. En mars 2003, le projet de Tony Blair de transit processing centers hors des frontières de l’UE s’inspire du précédent australien{}de camps de rétention offshore, la Pacific Solution. En octobre 2004, l’Italie expulse des migrants vers des camps installés en Libye et financés par Rome. Mais il serait faux de croire que, en contrepartie de cette exportation du modèle australien de contrôle des frontières, les mouvements australiens offrent des stratégies de résistance et d’évasion perfectionnées, efficaces et exportables. Au contraire, ce sont eux qui connaissent la défaite la plus brutale. L’enthousiasme militant pour des causes locales ou nationales peut très vite se teinter d’accents étatiques tout aussi enflammés, surtout s’il est fondé sur le cercle dialectique de la « honte nationale » — ce qui, peut-être, explique en partie sa propension aux répétitions compulsives.

Ces trois dernières années, le besoin de répéter a été prégnant pour de nombreux mouvements non gouvernementaux, en particulier dans leurs tentatives de relancer les mobilisations si prometteuses du début du millénaire. Anachronisme, retour du passé dans le présent, la répétition infléchit l’appréhension des opérations du pouvoir souverain et de ses relations avec d’autres formes contemporaines de gouvernement. Le temps de la répétition ne peut pourtant pas être reporté sur le temps linéaire de la chronologie ou du progrès. Les mesures préemptives et rétrospectives, trait désormais caractéristique de la politique des frontières, sont une stratégie de temporisation qui structure la relation entre la potentialité et l’acte. Nous avons précédemment dit de cet agencement du temps qu’il sépare le mouvement du mouvement, en d’autres termes qu’il revient à couper la potentialité de la kinesis — souvenons-nous que Marx utilisait le terme potentia pour parler du travail — de la sphère de l’action, ferment traditionnel du politique. Ainsi, alors même que le monde non gouvernemental s’affirme dans une relation négative au monde gouvernemental, la question de ses relations avec la souveraineté reste posée.

S’il n’y a qu’une chose à retenir de l’expérience australienne, c’est la façon dont l’institution du camp, et ses implications au niveau du contrôle de la main d’œuvre par le capital mondial et du maintien de l’ordre au nom de la guerre mondiale, prolonge l’expérience coloniale de l’internement à caractère racial. Le spectre toujours menaçant de la racialisation de la différence vient nous sauter à la figure au moment même où des situations d’urgence sont associées à une « colonisation » des métropoles du monde — c’est-à-dire au moment où, simultanément, la troisième guerre mondiale surgit en pleine première guerre mondiale et où la première guerre mondiale surgit en pleine troisième guerre mondiale. Si, comme l’écrit Achille Mbembe, la colonie est « le site où la violence de l’État d’exception est censée fonctionner au service de la civilisation », alors l’étrange apparition et la forte présence de camps coloniaux dans des contextes métropolitains (le centre de Via Corelli à Milan, ou encore la zone d’attente Zapi3 de Roissy) doivent être repensées en relation avec la rhétorique de la construction du monde par la mission civilisatrice de la guerre. Si l’on veut trouver d’autres moyens d’être dans le monde — et qu’est-ce que la politique, sinon la création du monde par la grâce des relations humaines —, il faut comprendre la façon dont le colonialisme et le nouvel état d’urgence se greffent l’un sur l’autre.

Ni l’optimisme ni le pessimisme ne peuvent se substituer à ces réflexions, pas plus que la répétition et le déplacement ne permettent de s’opposer à des techniques de détention qui se déploient dans le temps et l’espace. Si l’on veut saisir l’instant pour ce qu’il pourrait être, joindre mouvement cinétique et mouvement politique, il faut une rencontre avec le contingent et l’autre, en d’autres termes avec la césure de la différence, qui ne peut se produire que dans cet espace fluide et trans-subjectif où se loge le véritable sens de ce qu’est l’expérience du monde. Ce qui, de la manifestation de Woomera, ne peut être répété, c’est précisément ce qui fait son importance dans le contexte de la rétention du temps, marque de l’exception. En d’autres termes, elle est exceptionnelle à sa manière, dans une proximité tangible à cet autre qui traverse les significations et les divisions ossifiées du politique et du mouvement. Présentée et médiatisée en tant qu’événement, elle a surpris aussi bien ceux qui venaient là pour protester que les autorités. Dès lors, s’attacher à cet événement hors de toute considération de succession ou d’itération est pour le moins risqué. Mais ce risque doit être assumé à l’endroit et au moment précis où maintenant rencontre pas maintenant, où ici rencontre , où l’expérience de l’indistinction efface les frontières du politique, qu’elles soient d’ordre affectif ou géopolitique, et avec elles le camp.

Traduit de l’anglais par Nathalie Cunnington

Notes

[1Voir « Né qui, né altrove-Migration, Detention, Desertion : A Dialogue », Sandro Mezzadra & Brett Neilson, Borderlands e-journal, vol 2, n°1, 2003, www.borderlandsejournal.adelaide.ed...