Vacarme 34 / manières

ground zero

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Dotée d’un budget modeste et œuvrant dans l’un des pays les plus pauvres du monde, le Timor-Leste, l’association Haburas peut néanmoins se targuer de deux formes de luxe : considérer que le dénuement de ses administrés ne dispense pas un État de se soucier d’écologie ; ne pas se priver, quand bien même elle critique les errements des autorités timoraises, de soutenir celles-ci contre les menées prédatrices des gouvernements voisins.

À qui serait tenté de verser l’inquiétude écologique au rang des préoccupations de nantis, Haburas apporte un vigoureux démenti. Implantée à Dili, capitale du Timor-Leste, l’association est fondée en 1998 par l’une des figures de la lutte clandestine contre la domination indonésienne, Demetrio do Amaral de Carvalho. À l’époque, le pays est encore occupé par la junte militaire de Djakarta, mais la chute récente de Suharto a rouvert la perspective, à terme, de l’indépendance. « Au sein de la résistance, on commençait à imaginer la façon dont le pays pourrait être rebâti, souligne do Amaral de Carvalho. Les vingt-quatre années d’occupation indonésienne avaient fait plus de 200 000 morts ; elles avaient aussi arasé les cultures traditionnelles, détruit l’habitat et ruiné l’environnement, sur lesquels reposait l’avenir du pays. Dans l’hypothèse d’une reconstruction, nous devions donc nous ouvrir aux problèmes environnementaux. Il nous fallait pouvoir penser ensemble les questions de droits de l’homme, les questions politiques, les questions de développement et les questions écologiques. C’est de là qu’est né Haburas. »

Quatre ans plus tard, le Timor-Leste proclame son indépendance et se dote d’une constitution, dont quatre articles stipulent le caractère impératif de la protection de l’environnement, explicitement articulée à l’intérêt de la collectivité nationale. C’est la première victoire d’Haburas, qui a travaillé auprès des parlementaires pour que les principes de justice environnementale figurent dans le texte fondateur du plus jeune État du monde. « Dans le ground zero qu’était devenu le pays, le risque était que les questions écologiques passent systématiquement au dernier plan. Il fallait donc les inscrire dans la Constitution comme des principes auxquels les politiques à venir devraient impérativement s’accorder. »

Haburas s’est ainsi très vite pensé comme un groupe de pression « critique et amical » sur les autorités du pays. Sans doute sa tâche a-t-elle été facilitée par sa proximité, nouée dans les années de résistance, avec les membres de la nouvelle classe dirigeante ; mais sa focalisation sur l’environnement n’en semble pas moins insolite dans l’un des pays les plus pauvres du monde. Juste avant leur départ, en 1999, les troupes indonésiennes ont détruit les trois-quarts des infrastructures du pays ; sous l’administration transitoire des Nations unies, une partie d’entre elles ont été rebâties, mais l’économie reste à construire. « Nous devons sans cesse montrer qu’il n’y a pas de contradiction entre l’urgence d’une reconstruction économique et les mesures de protection des milieux naturels : au contraire, il n’y aura pour le Timor-Leste de développement durable qu’adossé à une politique de l’environnement. » Dans un pays composé majoritairement de petits paysans dont la plupart assurent à peine leur subsistance, nul ne doute que l’avenir passe par une rationalisation de l’agriculture ; sur un territoire dont les plages et les récifs coralliens sont fréquentés tout au plus par deux cents touristes par mois, tout le monde s’accorde pour parier sur le développement touristique. Mais quelle agriculture ? Et quel tourisme ? « Le gouvernement, poursuit Demetrio, semble n’avoir rien appris des échecs des autres petits pays dans une économie mondialisée. Il développe des projets d’agriculture intensive dont on sait les dégâts : la majorité des petits paysans risque de se trouver privée de ressources pérennes. Alors qu’il faudrait promouvoir une forme de « tourisme éthique » soucieux des spécificités culturelles et des richesses naturelles du pays, le Timor-Leste pourrait, si nous n’y prenons garde, devenir la proie des industriels du tourisme de masse. Peut-être sommes-nous en train d’échanger une forme de dépendance coloniale pour une autre ? »

La clé de l’indépendance, selon Haburas, réside au contraire dans une réappropriation, par les Timorais, de leur environnement. C’est pourquoi le champ d’action de l’association s’est progressivement étendu : « Il ne s’agit plus seulement de mobiliser les opinions. Il nous faut aussi nous engager sur le terrain pour réhabiliter un environnement dévasté, et promouvoir des méthodes de gestion des ressources naturelles qui n’obèrent pas l’avenir. »

En tetum, la langue autochtone du Timor-Leste, « Haburas » signifie « reverdir ». À côté de son travail de lobbying, l’ONG organise des campagnes de reforestation, auxquelles participent des centaines de volontaires recrutés sur place. La forêt tropicale a en effet considérablement souffert des années d’occupation militaire ; c’est là qu’opérait la résistance, systématiquement pourchassée — Demetrio se souvient des incendies provoqués par les bombes au napalm dans la jungle où sa famille s’était réfugiée. Mais la forêt a aussi pâti d’un colonialisme mercantile qui en a surexploité les ressources, comme le bois de santal. Aujourd’hui, les destructions continuent : quand la majorité des citoyens vit avec moins d’un dollar par jour, beaucoup tirent leur subsistance de l’abattage et de la vente du bois comme combustible. « Interdire la coupe des arbres quand elle conditionne la survie n’aurait pas grand sens. C’est pourquoi nous avons fait le pari de l’éducation aux questions d’environnement et de développement. Nous travaillons avec les communautés locales, nous identifions avec elles les problèmes qu’elles rencontrent pour élaborer ensemble des solutions. Tel village a de riches ressources en bambou : nous formons les gens à des utilisations lucratives du bambou. Il s’agit chaque fois d’accroître les compétences communautaires. »

Une telle stratégie passe entre autres par la revivification de pratiques traditionnelles, au premier rang desquelles une sorte de droit coutumier nommé Tara Bundu : « L’ensemble des membres d’une communauté s’accorde pour protéger un espace donné pendant une période donnée, le temps qu’il se reconstitue. » Prohibée par l’administration coloniale indo-nésienne, cette « ancienne sagesse écologique » avait été oubliée. « Nous tâchons de la réapprendre aux gens. »

Ce travail avec les communautés locales a valu à do Amaral de Carvalho d’être distingué en 2004 par le jury du Prix Goldman pour l’environnement — Nobel du genre qui récompense chaque année des activistes du monde entier ; mais il assure aussi à la petite ONG qu’il dirige une assise beaucoup plus large que ne le laisserait imaginer sa structure légère (une quinzaine de permanents) et son budget moyen (125 000 dollars environ). À la légitimation et à la publicité assurées par le prix international s’ajoute la capacité de se poser, face aux institutions, comme la représentante d’une société civile avec laquelle l’association travaille au plus près. Selon les cas, cette double légitimité sert à Haburas à s’opposer au gouvernement est-timorais ou à lui prêter main forte.

Aujourd’hui, le conflit le plus dur porte sur le projet d’implantation d’une centrale hydraulique sur le lac Iralalaru, dans l’est du pays. Pour les membres d’Haburas et les chercheurs australiens dont ils ont sollicité l’expertise, un tel projet ruinerait l’environnement et déstabiliserait l’ensemble des populations avoisinantes. Aussi Haburas propose-t-il, en lieu et place du plan gouvernemental, la création du premier parc national du pays, dont l’association parie qu’il pourrait devenir un haut lieu de l’éco-tourisme qu’elle appelle de ses vœux.

Inversement, Haburas s’est engagé auprès du gouvernement dans la bataille qui l’oppose à l’Australie sur la question de la définition des frontières maritimes. L’enjeu est immense, puisqu’il en va des ressources des gisements de pétrole et de gaz situés entre les deux pays. En 1989, l’Indonésie avait cédé à l’Australie la majorité de ses ressources, en échange d’une reconnaissance de l’annexion du Timor Oriental : l’Australie exploite donc des gisements dont l’intégralité des revenus reviendrait au Timor si la frontière maritime était conforme aux normes internationales. Depuis quelques années, le pays a entrepris de renégocier cette frontière, mais l’Australie joue la montre. L’an dernier, Haburas a constitué une plateforme commune avec douze autres ONG pour exiger que la législation internationale s’applique au tracé des frontières. L’initiative s’est révélée coûteuse ? : en novembre 2005, elle s’est vu signifier la suspension de la subvention de l’Australian Aid Agency (AusAID) qui devait financer un programme d’éducation à l’environnement dans les écoles, au motif que l’ONG a « ouvertement critiqué l’Australie ».

Pour Haburas, l’enjeu de ce conflit est double : « Non seulement nous estimons qu’il est scandaleux que l’Australie gagne des millions de dollars sur des zones en litige, quand les Timorais n’en ramassent que des miettes ; mais nous savons aussi que, tant que le partage ne sera pas clairement établi, nous n’aurons aucune marge de manœuvre pour faire valoir les questions environnementales. » Et d’ajouter que l’alliance avec le gouvernement cessera le jour de la victoire : car c’est alors sur les autorités timoraises qu’il faudra faire pression pour que soit garantie la protection d’un écosystème menacé par l’exploitation pétrolière.

Cette stratégie en deux temps résume assez bien la manière d’Haburas, qui joue tout autant de sa proximité historique avec le personnel politique du pays que de la divergence de leurs options respectives. Quand on lui pose la question de savoir s’il a jamais envisagé la carrière politique au sens strict que ses galons d’ancien résistant lui auraient sans doute assurée, Demetrio répond par la négative : « En matière d’environnement, la stratégie non gouvernementale était à la fois la plus économique et la plus payante. » Cela ne l’empêche pas de rêver parfois à la création d’un parti vert. Un projet ? « Non : une hypothèse. »