Vacarme 34 / desseins

les frontières sexuelles de l’État

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« Le féminisme ? Un chapitre dans l’histoire de l’État. » Renversons ce mot de Bourdieu : si les politiques sexuelles semblent d’abord se distribuer sur les terrains adverses du droit et des mœurs, elles montrent bientôt qu’un tel partage est institué, comme le sont l’opposition du public et du privé, du social et du naturel. L’État ? Un échangeur dans l’histoire des sexualités [1].

féminisme et politique de l’Etat

Dans un cabinet d’avocats bostoniens, après le travail, la vie amicale et amoureuse se poursuit tout naturellement au bar. En revanche, au bureau, ce n’est pas autour de la machine à café, mais dans les toilettes que se retrouvent les collègues. On aura peut-être reconnu la série télévisée Ally McBeal. Qui ne l’aurait pas déjà compris en découvrant les hallucinations de l’héroïne (comme l’apparition récurrente d’un bébé qui se dandine sur une musique imaginaire) et les fantaisies de ses amis (ainsi des bizarreries sexuelles du patron, avec son fétiche du fanon de la femme mûre), ne saurait désormais ignorer que cette fiction ne prétend pas au réalisme de L.A. Law ou The Practice : en effet, les toilettes unisexes sont impensables aux Etats-Unis. Pour autant, ce détail comique n’est pas dénué de signification politique. C’est précisément en raison de son absurdité que l’idée d’une déségrégation sexuelle des toilettes s’est retrouvée au centre d’une campagne antiféministe au cours des années 1970.

Pour être définitivement adopté, l’amendement sur l’égalité des droits entre les sexes (Equal Rights Amendment), d’abord proposé en 1920 au lendemain de l’ouverture du suffrage aux femmes, et finalement voté en 1972 par le Congrès avec une majorité considérable, devait être ratifié par trente-huit au moins des cinquante Etats de l’Union. En 1982, après n’en avoir gagné que trente-cinq, l’ERA fut définitivement abandonné. C’est qu’une campagne formidable avait été montée, préparant le triomphe de la Moral Majority, cette Nouvelle Droite qui allait porter Ronald Reagan au pouvoir en 1980. Le Sud, déjà arraché aux Démocrates par la question noire dans les années 1960, achevait de basculer dans le camp Républicain.

Phyllis Schlafly, qui jusqu’alors s’était surtout fait connaître par un anticommunisme farouche, s’engagea dès 1972 dans une croisade contre l’ERA qui devait la rendre d’autant plus célèbre qu’elle allait être victorieuse. Si l’égalité entre hommes et femmes ralliait la majorité des Américains dans tous les sondages, c’était faute d’en appréhender toutes les conséquences : à l’en croire, l’amendement allait forcer les femmes à travailler, les exposer au combat militaire, ouvrir le mariage aux homosexuels, et même imposer la déségrégation sexuelle des toilettes publiques — comme on l’avait déjà vu à partir du milieu des années 1950 en matière raciale. Un dessin de l’époque montre bien l’efficacité de cette propagande. Une femme l’assure à son mari, c’est dans le texte de l’amendement : « Lis la partie qui exige des toilettes homosexuelles ! »

Bref, comme l’explique la politiste Jane Mansbridge, « la campagne contre l’ERA a réussi parce qu’elle a déplacé l’attention dans le débat de l’égalité des droits vers la possibilité que l’amendement change de manière substantielle les rôles et comportements des femmes. » [2] Ajoutons toutefois que les craintes des antiféministes n’étaient sans doute pas infondées. Même si l’ERA a échoué, l’égalité entre les sexes s’est imposée dans la jurisprudence américaine, à partir d’une relecture du Quatorzième amendement. Et de fait, les prédictions de Phyllis Schlafly semblent confirmées : si c’est d’abord pour des raisons économiques que les femmes sont de plus en plus nombreuses à travailler, c’est au nom de l’égalité entre les sexes que la porte du mariage s’est d’abord entrouverte à Hawaï, et les femmes sont bien présentes sur le terrain militaire, jusqu’à Abou Ghraib.

Manquent toutefois les toilettes unisexes, dont (rassurons les lecteurs inquiets) le droit de privacy devrait protéger longtemps encore les Américaines. Le comique de répétition des rencontres dont elles sont le lieu privilégié dans Ally McBeal signifie l’absurdité, mais aussi les périls bien réels du féminisme de l’égalité. C’est la version ironique des futiles procès pour harcèlement sexuel qui ponctuent les épisodes, et surtout de la grave interrogation qui est au cœur du scénario : les femmes comme Ally, malgré leur brillante carrière, ou peut-être à cause de ce choix professionnel qui les éloigne du foyer d’antan, ne sont-elles pas condamnées à ne jamais trouver l’amour ? La mélancolie romantique de la trentenaire célibataire inscrit donc son égarement psychologique dans une logique politique. C’est ainsi que le post-féminisme du personnage trouve son symbole le plus dérisoire dans la farce des toilettes unisexes.

Ce n’est pas un hasard si la série suit la vie d’un cabinet d’avocats ?pour traiter des rapports entre les sexes : le droit change les mœurs, et la politique de l’égalité bouleverse la société. C’est ce qu’a bien compris l’antiféminisme, de Phyllis Schlafly à Ally McBeal, dans sa mise en garde adressée aux femmes. Mais c’est une logique que revendiquent pareillement, bien sûr, les féministes elles-mêmes. Aussi nombre d’entre elles se sont-elles engagées dans des carrières juridiques — à commencer par la plus influente, Catherine MacKinnon. Du harcèlement sexuel à la pornographie, en passant par le viol et l’avortement, celle-ci propose une relecture radicale du droit américain à partir de la question de l’égalité entre les sexes.

Prenons l’exemple du harcèlement, que cette juriste a plus que quiconque contribué à définir. Dans le bilan qu’elle en tire après vingt-cinq années, elle résume son invention juridique : « A la question de savoir quel est le problème, dans le harcèlement sexuel, là où l’on répondait auparavant en référence à un code moral dans la vie dite privée, la loi a apporté une réponse nouvelle : le harcèlement sexuel, c’est de la discrimination sexuelle. » Autrement dit, « ?juges et jurys doivent se demander, non pas « est-ce mal ? », mais « est-ce inégal ? » » [3] Bref, grâce à son intervention, et à la catégorie qu’elle a forgée, le problème s’est trouvé reformulé : la question morale est devenue une question politique. On est passé des mœurs aux lois. C’est aussi qu’en retour les lois bousculent les mœurs.

C’est pourquoi, si l’Etat peut changer la société, on pourra être tenté d’en conclure que seule l’action qui pèse sur celui-là permettrait de transformer celle-ci. La politique féministe ne pourrait donc être qu’une politique de l’Etat. C’est le point de vue de la philosophe Martha Nussbaum, dans la diatribe violente qu’elle a publiée en 1999 dans la New Republic, magazine de centre-droit, contre Judith Butler, accusée de n’offrir en fait de pensée féministe qu’un jeu de langage sans portée politique. « Pendant longtemps, le féminisme universitaire aux Etats-Unis a entretenu des liens étroits avec la tâche pratique d’atteindre à la justice et à l’égalité pour les femmes.?La théorie féministe, ce ne sont pas seulement des mots élégants jetés sur le papier : la théorie est reliée à des propositions de transformation sociale. Ainsi, ?les chercheuses féministes ?se sont engagées dans maints projets concrets, tels que la réforme du droit du viol, le recours juridique dans les problèmes de violence domestique et de harcèlement », etc.

Pour mieux attaquer Judith Butler, la libérale Martha Nussbaum se trouve donc paradoxalement conduite à applaudir l’antilibérale Catharine MacKinnon. Sans doute n’est-on pas obligé de partager les idées de celle-ci ; mais « on ne peut lire une page d’elle sans se trouver confronté à une véritable question de changement légal et institutionnel ». Au contraire, Judith Butler engagerait le féminisme « dans la direction d’une sorte de politique verbale et symbolique qui n’est liée à la situation réelle des femmes réelles que de la manière la plus ténue. » Bref, la subversion queer serait seulement langagière, à la manière des intellectuels français. Car pour changer les normes, il faudrait selon Martha Nussbaum changer le droit : le féminisme devrait s’engager dans la critique de l’Etat, plutôt que du langage. Avec son féminisme « symbolique », Judith Butler se trouverait ainsi réduite au statut de « professeur de parodie » [4].

féminisme et politique du langage

C’est à l’occasion de la Conférence de Pékin sur les femmes, qui s’est tenue en 1995 sous l’égide des Nations unies, que le Vatican et ses alliés ont pris conscience de la montée en puissance de la notion de « genre », et mesuré les « dangers et [la] portée de cette idéologie » [5]. S’il est vrai que « le genre se réfère aux relations entre hommes et femmes fondées sur des rôles socialement définis que l’on assigne à l’un ou l’autre sexe », « cette définition a jeté le trouble ?parmi les délégués présents au sommet, principalement parmi ceux qui provenaient de pays catholiques et parmi les délégués du Saint-Siège ». « Ils pressentaient en effet que cela pouvait cacher un programme inacceptable incluant, entre autres, la tolérance d’orientations et d’identités homosexuelles. » Car s’il « n’existe pas un homme naturel ou une femme naturelle », si « la situation et les rôles de la femme et de l’homme sont des constructions sociales sujettes à changement », n’en vient-on pas à mettre en doute l’idée selon laquelle « il existe une forme « naturelle » de sexualité humaine » ?

C’est pourquoi le Conseil pontifical pour la famille entreprend de répondre à cette attaque contre la loi naturelle en publiant un Lexique des termes ambigus et controversés : à côté d’objets comme les unions de même sexe ou l’assistance médicale à la procréation, c’est le concept de genre qui est au centre de la critique — trois articles complémentaires lui sont consacrés [6]. Aussi Judith Butler apparaît-elle comme l’ennemi principal, avec une citation empruntée à Gender Trouble (avant sa traduction en français) : « Si on construit une théorie selon laquelle le genre est une construction radicalement indépendante du sexe, le genre lui-même devient un artifice libre d’attaches. »

Sans doute la charge n’est-elle pas tout à fait nouvelle : déjà un an plus tôt, dans sa Lettre aux évêques sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Eglise et dans le monde, le Cardinal Ratzinger s’en prenait, non seulement au féminisme de la guerre des sexes, mais aussi et surtout au féminisme de l’indifférenciation entre les sexes (soit, sans la nommer, à Judith Butler). « Pour éviter toute suprématie de l’un ou l’autre sexe, on tend à gommer leurs différences, considérées comme de simples effets d’un conditionnement historique et culturel. Dans ce nivelage, la différence corporelle, appelée sexe, est minimisée, tandis que la dimension purement culturelle, appelée genre, est soulignée au maximum et considérée comme primordiale. » Et les conséquences en matière de sexualité, de conjugalité et de famille étaient déjà clairement ?évoquées : « Une telle anthropologie », au sens biblique, « a inspiré en réalité des idéologies qui promeuvent par exemple la mise en question de la famille, de par nature bi-parentale, c’est-à-dire composée d’un père et d’une mère, ainsi que la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, un modèle nouveau de sexualité polymorphe. »

En revanche, plus que la Lettre de 2004, le Lexiquede 2005 oppose clairement à ce « féminisme du genre » un « féminisme de l’égalité » (ou de la « parité »). Il ne s’agit donc pas pour les théologiens de s’opposer au féminisme, mais à une forme de féminisme. C’est la dénaturalisation, et non la démocratisation qu’ils prennent pour objet. Eux aussi se revendiquent de l’égalité — à condition bien sûr qu’elle « englobe le droit à la différence », condition de la « collaboration ?entre l’homme et la femme ». Un article est d’ailleurs consacré à « l’égalité des droits entre hommes et femmes », fondée sur leur égale dignité, autant que sur la différence de leurs vocations, s’insurgeant contre la « discrimination » qui « repose en réalité sur la confusion largement répandue entre égalité et identité. Il n’est nullement requis que les êtres humains soient identiques pour qu’ils soient égaux. » [7] Bref, les politiques de l’égalité sont encouragées, y compris dans le monde du travail, pourvu qu’elles respectent la vocation spécifique de la femme qui est d’être, comme l’homme mais plus que lui, « pour l’autre ».

Loin de considérer avec Martha Nussbaum que le symbolique écarte de la politique réelle, les théologiens catholiques reconnaissent un rôle décisif à la politique du langage : aussi publient-ils un Lexique, qui reconnaît précisément l’importance subversive de la pensée de Judith Butler. Par contraste, la politique de l’égalité leur paraît moins menaçante. Réconciliée avec la démocratie, l’Eglise se veut championne des droits — y compris de l’égalité entre les sexes, dès lors qu’est reconnu ce que Jean-Paul II appelait le « génie de la femme ». La perspective est donc renversée, puisque le féminisme de l’égalité, qui s’inscrit du côté des lois, n’attenterait pas comme le féminisme du langage, qui touche aux normes sexuelles, au fondement naturel de l’ordre symbolique.

Ce sont bien deux logiques politiques en miroir qui se dessinent ainsi, pour justifier deux stratégies opposées pour les mobilisations minoritaires : la première, fondée sur une politique de l’égalité et des droits, s’appuie sur l’Etat pour transformer la société ; la seconde, ancrée dans une politique du langage et des normes, ne s’inscrit pas dans le cadre l’Etat. Car il ne s’agit pas seulement de féminisme, bien sûr — et d’abord, comme l’Eglise catholique l’a parfaitement compris, en même temps que de genre, il s’agit de sexualité, et en même temps que de féminisme, d’homosexualité. Ainsi, la question du genre débouche aussitôt sur celle des couples homosexuels et des familles homoparentales.

Songeons d’ailleurs au débat « intracommunautaire », pour ou contre la centralité du mariage dans les revendications homosexuelles, qui s’est déroulé aux Etats-Unis dans les années 1990 [8]. Face aux libéraux, comme le juriste militant Evan Wolfson, qui s’engageaient pour le droit au mariage, les radicaux comme le théoricien queer Michael Warner s’opposaient à la « normalisation » de l’homosexualité. On voyait ainsi clairement se dessiner l’opposition entre une logique d’Etat, inspirée par la politique des droits, et une logique de contre-culture, fondée sur la politique des normes. Il serait donc absurde de prétendre que l’une est politique, et l’autre non : les deux stratégies le sont pareillement, mais leurs prémisses sont opposées. Faire de la politique avec ou par l’Etat, ou bien en faire sans, voire contre lui.

La démocratie sexuelle

On peut pourtant s’interroger sur ce partage, et l’interroger à partir des pratiques politiques de notre actualité sexuelle. Revenons sur l’exemple du « mariage trans » [9] : moins d’un an après le mariage homosexuel de Bègles, Camille et Monica demandent en 2005 à se marier à Rueil-Malmaison. Les deux se définissent, y compris dans leurs vêtements, comme femmes. Mais pour l’état civil, seule la première l’est, dès lors qu’elle a changé de sexe, tandis que la seconde est homme, puisque ce n’est pas le cas : l’une est transsexuelle, l’autre transgenre. Le maire s’opposait à un « mariage militant ». Sans doute les deux étaient-elles bien militantes. Mais en demandant à se marier, dans quelle logique au juste venaient-elles militer ? D’un côté en effet, l’écho de Bègles était clair : il s’agissait bien du mariage homosexuel. Camille et Monica étaient donc engagées dans une politique des droits, qui passe par la reconnaissance de l’Etat. D’un autre côté cependant, les deux femmes ne venaient-elles pas tout autant interroger la norme conjugale, et jeter le trouble (en même temps que dans le genre, la sexualité et le mariage) dans l’Etat ?

En effet, Camille et Monica qui, selon le procureur de Nanterre, cherchaient à « faire évoluer la société en enfermant celle-ci dans le piège de sa propre logique » (sic), ont contraint l’Etat, pour leur refuser le mariage, à s’appuyer (sans le nommer) sur le genre : c’est parce qu’elles refusaient de « se comporter comme mari et femme », autrement dit, de se conduire comme un homme et une femme, qu’elles se voyaient interdire le mariage. Le sexe de l’état civil n’y suffit plus : il faut que l’Etat s’arme du genre. Du coup, c’est la catégorie de sexe qui se révèle clairement pour ce qu’elle est : non pas le fondement biologique du genre social, mais une catégorie d’Etat. Loin d’être naturel, le sexe lui-même s’avère politique — et ce qui le manifeste, paradoxalement, c’est l’invocation du genre par l’Etat. On le voit, l’action se joue ici à l’interface d’une politique des droits et de l’égalité et d’une politique des normes et du langage, par l’Etat et contre l’Etat.

Il est d’ailleurs peut-être significatif qu’en réaction contre ce trouble du langage, l’Etat intervienne peu après pour récuser le vocable. Le Journal Officiel du 22 juillet 2005 publie en effet une « recommandation sur les équivalents français du mot gender ». Pour la Commission générale de terminologie et de néologie, « l’utilisation croissante du mot genre dans les médias et même les documents administratifs, lorsqu’il est question de l’égalité entre les hommes et les femmes, appelle une mise au point sur le plan terminologique. » Comme pour l’Eglise catholique, il paraît légitime à l’Etat de penser et de dire « l’égalité entre les sexes ». En revanche, il est déconseillé d’utiliser le mot genre, car le « le mot sexe et ses dérivés sexiste et sexuel s’avèrent parfaitement adaptés dans la plupart des cas pour exprimer la différence entre hommes et femmes, y compris dans sa dimension culturelle ». Rien n’est recommandé pour les autres cas, et si l’adjectif genré est explicitement répudié, l’adjectif sexué n’est pas envisagé. Autrement dit, c’est bien l’idée de genre qui est récusée, et non pas seulement le mot, au moment même où l’Etat recourt, sinon au mot, du moins à l’idée.

Le trouble dans le langage est donc un trouble dans l’Etat. De fait, on peut formuler la proposition suivante : les politiques sexuelles, qu’il s’agisse de genre ou de sexualité, contribuent à défaire l’alternative d’une politique de l’égalité et d’une politique du langage. Ce n’est pas un hasard : les politiques sexuelles se situent à l’articulation des sphères publique et privée, des lois et des mœurs, du droit et des normes. Loin de reconduire ces oppositions binaires, elles y jettent le trouble. Ainsi soumettent-elles à la question la distinction entre l’Etat et la société civile qui organise les politiques non gouvernementales. On peut même faire l’hypothèse que les politiques sexuelles prennent spécifiquement pour objet la division entre public et privé. En conséquence, le choix de développer une politique à partir de l’Etat, ou au contraire hors de l’Etat, ne relève plus d’un choix philosophique mais stratégique : à un moment donné, dans un contexte donné, quelle politique permet d’interroger davantage les évidences des lois et des normes ? La justification d’une stratégie, ou de l’autre, relève donc d’une évaluation pragmatique, et non pas d’un a priori politique. L’une et l’autre ressortissent à la même logique critique.

On rejoint ici les analyses de Jacques Rancière sur la démocratie comme pouvoir sans fondement naturel. Pour le philosophe, le gouvernement confronte dans la sphère publique de la représentation « les deux logiques opposées de la police et de la politique, du gouvernement naturel des compétences sociales et du gouvernement de n’importe qui. » Or, si « la pratique spontanée de tout gouvernement tend à rétrécir cette sphère publique, à en faire son affaire privée et, pour cela, à rejeter du côté de la vie privée les interventions et les lieux d’intervention des acteurs non étatiques », en revanche, « ?la démocratie, bien loin d’être la forme de vie des individus voués à leur bonheur privé, est le processus de lutte contre cette privatisation, le processus d’élargissement de cette sphère. » En conséquence, « élargir la sphère publique, cela ne veut pas dire, comme le prétend le discours dit libéral, demander l’empiètement croissant de l’Etat sur la société. » Voilà qui « présuppose comme donnée une distribution du politique et du social, du public et du privé qui est en réalité un enjeu politique d’égalité ou d’inégalité. » [10]

On ajoutera toutefois à ces analyses une spécificité de la démocratie sexuelle [11], distincte de la question « oligarchique » (pour reprendre le vocabulaire de l’auteur). Sans doute la démocratie est-elle bien le règne de la politique sans fondement transcendant, ou naturel. Mais la démocratie sexuelle y joue aujourd’hui un rôle particulier : si genre et sexualité sont actuellement des enjeux privilégiés, c’est que ces questions marquent l’ultime extension du domaine démocratique. On les croyait, on les croit encore parfois naturelles ; on les découvre politiques. Sans doute depuis Platon la même « haine de la démocratie » se fait-elle entendre, face au « bouleversement de l’ordre naturel ». Cependant, la logique s’en déplace quelque peu ? : alors que le scandale de la démocratie invitait jadis ses ennemis à rappeler que les rapports sociaux sont aussi des rapports naturels, aujourd’hui, la situation s’inverse, dès lors que, pour les démocrates, ce sont désormais les rapports « naturels » eux-mêmes qui apparaissent comme sociaux — le genre et la sexualité, la filiation et la reproduction, tous, enjeux politiques brûlants.

Il n’est plus d’ordre évidemment naturel sur lequel fonder la naturalité de l’ordre social, même dans ce qu’il a de plus « naturel ». C’est donc bien la démocratie sexuelle qui nous amène à réfléchir aujourd’hui sur la distinction entre les sphères publique et privée, entre les lois et les normes, entre le droit et les mœurs. « C’est cela qu’implique le processus démocratique », selon Jacques Rancière : « l’action de sujets qui, en travaillant sur l’intervalle des identités, reconfigurent les distributions du privé et du public, de l’universel et du particulier. »12 On voit bien comment les questions minoritaires, raciales et tout particulièrement sexuelles, jouent ici un rôle décisif : elles sont le révélateur de la démocratie. Là se joue la critique radicalisée de tout fondement naturel, c’est-à-dire pré-politique, de l’ordre social, qui est politique de part en part.

Notes

[1Ce texte revient avec un autre éclairage sur le rapport entre lois et normes que j’avais déjà abordé dans Vacarme, n°29, 2004, à partir de Foucault : « Lieux d’invention : l’amitié, le mariage et la famille », repris dans L’inversion de la question homosexuelle, Amsterdam, 2005.

[2Jane J. Mansbridge, Why We Lost the ERA, University of Chicago Press, Chicago et Londres, 1986, chapitre 3, « Rights versus Substance », p. 20. Voir aussi le chapitre 9, « Of Husbands and Toilets », avec le dessin reproduit p. 115 (« Read th’ part requiring homosexual bathrooms ?! »).

[3Catharine A. MacKinnon et Reva B. Siegel (dir.), Directions in Sexual Harassment Law, Yale University Press, New Haven et Londres, 2004, et en particulier Catharine MacKinnon, « Afterword », cit. p. 674.

[4Martha Nussbaum, « The Professor of Parody », The New Republic, 22 février 1999.

[5Conseil pontifical pour la famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, Pierre Téqui (éd.), 2005, avec les trois articles d’Oscar Alzamora Revoredo, Jutta Burggraf et Beatriz Vollmer de Coles, p. 559-594, cit. passim.

[6De même, l’homosexualité est largement représentée, avec quatre articles (sur l’homoparentalité, l’homophobie, les unions de même sexe et le mariage homosexuel), contre un seul sur le divorce, les familles recomposées, le concubinage, ou l’euthanasie, et aucun sur la chasteté. Même l’avortement est moins présent que la procréation médicalement assistée. C’est qu’il s’agit moins d’éthique que de loi naturelle — d’où la centralité de la critique du genre.

[7Op. cit., « Egalité des droits entre hommes et femmes », Georges Cottier, p. 317-321.

[8Pour une présentation de ces débats, je renvoie à mon article : « Homosexualité et mariage aux États-Unis : histoire d’une polémique », Actes de la recherche en sciences sociales, décembre 1998, n°125 (« Homosexualités »), p. 63-73. Pour préciser les positions de Michael Warner, voir son essai publié peu après, The Trouble With Normal. Sex, Politics, and the Ethics of Queer Life, Harvard University Press, Cambridge, 1999.

[9Sur cet événement, la tribune intitulée « Trouble dans le mariage » publiée le 15 juin 2005 dans Libération est reprise dans mon recueil déjà cité, p. 57-61 ; je reviens sur sa signification dans l’introduction au volume (p. 12-14).

[10Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005, p. 62-63.

[11Voir Eric Fassin, « ?Démocratie sexuelle ? », Comprendre, numéro sur « La sexualité », Ruwen Ogien et Jean-Cassien Billier (dir.), n°6, 2005, p. 263-276.