Vacarme 34 / desseins

radicales

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Le 17 octobre 1968, à l’issue d’une réunion houleuse, Ti-Grace Atkinson, présidente de la section new yorkaise de NOW (National Organization for Women), démissionne de son poste, déçue par l’organisation co-fondée par Betty Friedan en 1966. C’est pourtant cette dernière qui, avec Simone de Beauvoir, a amené Atkinson au mouvement féministe. Dans son livre The Feminine Mystique [1], Friedan affirme que, même si elles ont le droit de vote, les femmes demeurent prisonnières de la sphère privée, et ressentent par conséquent profondément le vide et l’insatisfaction, ce « problème qui n’a pas de nom ». Le but de NOW est donc de faciliter l’accès des femmes à la sphère publique, c’est-à-dire leur permettre « d’être aujourd’hui membres à part entière de la société américaine, en partageant privilèges et responsabilités de manière égale et dans un vrai partenariat avec les hommes. [2] » NOW se consacre au lobbying, notamment auprès du Congrès, et milite en particulier pour l’inscription dans la Constitution d’un amendement sur l’égalité des droits entre les hommes et les femmes.

Pour Ti-Grace Atkinson, les revendications de NOW souffrent d’abord d’être trop modérées. Mais, plus profondément, c’est leur objet même qui pose problème. « Les féministes traditionnelles, dit Atkinson, veulent l’égalité des droits pour les femmes. Mais sur quelles bases ? Si les femmes remplissent une fonction différente de celle des hommes dans la société, cela ne va-t-il pas forcément affecter la notion de « droits » des femmes. Par exemple, les femmes ont-elles toutes le droit de ne pas avoir d’enfants ? Le féminisme traditionnel se retrouve piégé lorsqu’il réclame l’égalité des droits alors qu’il y a inégalité des fonctions, parce que le mouvement ne veut pas remettre en cause la classification politique (et fonctionnelle) selon le sexe » (Atkinson, p.48) [3]. Avant de revendiquer des droits, le féminisme doit donc repenser la fonction de l’homme et celle de la femme, donc repenser le genre et ses relations aux normes sociales. Les femmes doivent « éliminer leur propre définition... et donc, d’une certaine manière, se suicider » (Atkinson, p.49).

De ce point de vue, la pusillanimité de NOW est indéniable. L’organisation féministe hésite en particulier à aborder les questions de l’avortement et du mariage, officiellement parce qu’il s’agit là de la sphère privée, alors que les actions du mouvement visent à obtenir des changements dans le domaine public, mais en réalité parce que ces questions débouchent sur une mise en cause des normes, c’est-à-dire des conduites que les femmes sont plus ou moins implicitement incitées à adopter — même lorsqu’elles ont en principe le droit de ne pas s’y conformer. La position de NOW sur l’avortement illustre bien la réticence de l’organisation à contester ce qui est « normal », puisque, tout en se reconnaissant dans la revendication d’un droit à l’avortement, Friedan et ses émules insistent sur la nécessité de procéder par étapes afin de ne pas s’aliéner l’opinion. De même, avec l’arrivée de lesbiennes dans le mouvement, les dirigeantes de NOW s’inquiètent pour leur respectabilité, au point d’évoquer une « menace mauve ».

C’est un vote relatif au fonctionnement interne de l’organisation qui scellera le départ de Ti-Grace Atkinson. À la réunion d’octobre 1968, la future auteure de Amazon Odyssey propose en effet de remplacer la structure pyramidale de NOW et son système de procédure parlementaire par une démocratie participative. Sa suggestion rejetée, elle décide de rompre avec le féminisme libéral pour fonder le mouvement du 17 octobre, plus tard connu sous le nom de The Feminists, qui se réclame non plus du « mouvement des femmes » mais du « féminisme radical ».

Au printemps 1969, des militantes d’autres groupes féministes de l’époque, tels les New York Radical Women (NYRW) ou les Redstockings, rejoignent ?The Feminists. Ces groupes ont été touchés par les divisions entre les pionnières du féminisme radical et les fidèles de la New Left. Pour ces dernières, que leurs adversaires appellent les « politicos », l’oppression des femmes participe de l’exploitation capitaliste et a donc vocation à disparaître avec elle. Les premières, en revanche, récusent autant la subordination des rapports de sexe aux rapports de classe que leur réduction à un problème de droits — perspective libérale défendue par NOW. Selon elles, la gauche n’a de toute évidence pas réussi à éliminer le sexisme au sein de ses propres structures. En témoignent les huées qui accueillent la féministe Marilyn Webb lorsqu’elle tente de parler de l’oppression des femmes au cours de la manifestation organisée en janvier 1969 par la Nouvelle Gauche contre l’investiture présidentielle de Richard Nixon. Cet incident conduira Shulamith Firestone — l’une des premières théoriciennes du féminisme radical — à signifier publiquement, dans une lettre au Guardian, sa rupture avec la New Left(Echols, p.118). Mais il va également achever de persuader Ti-Grace Atkinson que les normes de genre ne sont pas un simple produit de la lutte des classes, que l’oppression des femmes a un caractère spécifique, et qu’à ce titre elle doit être « prise pour point de départ d’une analyse politique de la société » (Atkinson, p.48).

Telle sera la perspective dont vont procéder toutes les actions des Feminists. Leurs premières interventions publiques concernent les questions les plus embarrassantes pour NOW (la reproduction et le mariage) et représentent autant d’études de cas sur le fonctionnement des normes en matière de genre. En janvier 1969, The Feministsdéfilent devant le tribunal correctionnel de New York pour protester contre l’arrestation de Nathan Rappaport, un médecin pratiquant des avortements, et pour exiger la légalisation de l’IVG dans tous les Etats. Quelques mois plus tard, en septembre 1969, The Feminists prennent d’assaut le bureau des actes de mariage de New York et distribuent des tracts où figurent les questions suivantes : « Saviez-vous que le viol est légal dans le cadre du mariage ? Saviez-vous que l’amour et l’affection ne sont pas obligatoires dans le cadre du mariage ? Savez-vous que vous êtes prisonnière de votre mari ? » (Echols, p.170)

Conséquence de leur condamnation du mariage — « institution tout aussi corrompue que l’esclavage » (Atkinson, p.5) — The Feminists se focalisent sur les formes de sexualité acceptables pour les femmes. Momentanément tentées par le lesbianisme, elles finissent par le rejeter, arguant du fait que les lesbiennes considèrent elles aussi les femmes comme des objets sexuels et perpétuent des conventions de genre dans leur conception des rôles sexuels. En dernière analyse, le groupe optera pour la masturbation et « une virginité d’amazone », meilleures façons de vivre une sexualité non assujettie.

Exemplaire de ce qu’on peut appeler le constructionnisme du féminisme radical, Atkinson insiste sur le fait que « les rôles sexuels — masculin et féminin — doivent être détruits, et non les individus dotés, par hasard, soit d’un pénis, soit d’un vagin » (Atkinson, p.55). Toutefois, tant ses écrits que les actions entreprises par The Feminists attestent d’un glissement conceptuel progressif entre genre et sexe. Après avoir décidé de limiter, par quota, le nombre de femmes mariées dans le mouvement, elle en vient progressivement à refuser toute relation publique avec des hommes, du moins hors d’un contexte de « confrontation de classe ».

Dans le fonctionnement interne du mouvement, The Feminists entendent faire preuve de la même intransigeance qu’en matière de sexualité. Comme Ti-Grace l’explique en quittant NOW, le but du féminisme est de « se débarrasser des positions de pouvoir, et non de s’en emparer » (Atkinson, p.10). C’est donc contre le « système parlementaire » de NOW, mais aussi contre les structures institutionnelles, hiérarchiques et autoritaires, des mouvements marxistes, que The Feminists adoptent le « tirage au sort », « l’un des systèmes de gouvernement les plus anciens qui soient. Les représentants du peuple sont tirés au sort par le peuple pour de courtes durées. Ce système de représentation due au hasard est au bout du compte extrê-mement équitable, puisque chaque citoyen, à un moment ou un autre, représente le « peuple » en se représentant lui-même » (Atkinson, p.69). Dans le même ordre d’idée, The Feminists gèrent le partage du temps de parole en instaurant un système où chaque membre se voit accordé un même nombre de jetons : à chaque prise de parole il faut jeter un jeton au milieu de la pièce ; lorsqu’on a utilisé tous les jetons on ne peut plus intervenir.

En dépit de ses efforts pour instaurer un système égalitaire, Ti-Grace Atkinson domine les réunions du groupe, et surtout est désignée par les médias comme la « leader » d’un mouvement qu’elle aurait voulu « sans leader ». C’est ce qui provoque son départ en mars 1970. Le mouvement reste actif jusqu’en 1973, mais dès 1971 il s’intéresse aux questions de matriarcat et au mysticisme, pour enfin dériver vers l’essentialisme et le féminisme dit culturel — i.e. l’assignation de l’activisme féministe à l’exaltation de valeurs spécifiquement féminines. Parties pour éradiquer le genre, The Feminists vont donc finir par le refonder. Il n’en reste pas moins que, pour de nombreuses militantes de l’époque, The Feminists sont les premières à avoir donné sa valeur prescriptive au slogan « le personnel est politique ».

Traduit de l’anglais par Nathalie Cunnington

[bibliographie]

  • Ti-Grace Atkinson,Amazon Odyssey, New York, Links Books, 1974, (trad. française Odyssée d’une Amazone, Des femmes, 1975).
  • Barbara Crown (éd.), Radical Feminism : A Documentary Reader, New York, New York University Press, 2000.
  • Alice Echols, Daring to be Bad : Radical Feminism in America 1967-1975, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989.
  • Sara Evans, Personal Politics : The Roots of Women’s Liberation in the Civil Rights Movement and the New Left, Vintage Books, 1980.

Notes

[1Traduction française d’Yvette Roudy, La Femme Mystifiée, Paris, Gonthier, 1963 (rééd., Gonthier-Denoël, 1978).

[3notre traduction.