Vacarme 34 / desseins

une politique-fiction

par

Débusquer, sous l’étiquette du « mouvement altermondialiste », un assemblage artificiel de causes disparates n’est guère difficile. Mais en concluant ainsi du fictif au factice, on manque l’essentiel : la manière dont ce mouvement produit, par ses formules et son obstination à rassembler sans unifier, son horizon et son identité narrative. L’altermondialisme, ou la fable du monde.

« Nous rêvons à d’autres choses plus clandestines et plus gaies »
Deleuze, Pourparlers.

2005. Stirling. Sur un vaste terrain bosselé en banlieue d’une petite ville écossaise, séparé par une ligne de collines du château de Gleneagles où se tient le G8, une fée, membre du fairy block, fourbit ses armes pour « ré-enchanter le monde » et passe pour cela des alliances avec les sorcières anti-capitalistes, l’Armée insurgée clandestine des clowns rebelles et l’Infernal Noise Brigade. La présence, dans l’univers altermondialiste, d’elfes, de fées, de lutins ou de sorcières engagés dans une lutte « intergalaktique » contre les effets des politiques néolibérales n’est pas, ce jour-là seulement l’effet de la proximité de la lande écossaise. La référence aux contes, légendes et histoires de petits êtres, invisibles mais plus puissants qu’on ne le croit, en dit sans doute long de la représentation de soi des pionniers de l’autre monde possible et des modes d’activation de cette énergie militante.

1947. Jangsu. Lee Kyung Hae naît dans une famille aisée de cultivateurs de riz, dans une ville moyenne de la province de Cholla, à quelques heures de route au sud de Séoul. Il étudie l’agronomie et bâtit une exploitation modèle de 30 hectares, qui devient progressivement une ferme-école, à la pointe des innovations agricoles. Dans les années 1980, l’ouverture du marché coréen à l’importation de bétail australien et le recours massif à une politique de prêts faciles aux paysans, poussés à augmenter leurs stocks, fragilisent cependant la belle aventure. Lorsque survient un effondrement du prix du bœuf, pour rembourser les intérêts, il doit vendre des douzaines de têtes de bétail, puis, la dernière vache cédée, abandonner ses terres à la banque créditrice.

2003. Cancun. Lee Kyung Hae avait fait son sac, rejoint ses camarades, essuyé les premières lacrymos, lancé les premiers projectiles et pris d’assaut les barrières entourant le bâtiment où les délégués de l’OMC sont réunis. Il était presque arrivé au sommet de la barrière, lorsqu’il s’est retourné vers ses camarades, avant de se planter un couteau dans le cœur et de s’effondrer au bas du grillage ; il est mort quelques heures plus tard à l’hôpital. L’ancien leader d’un des plus puissants syndicats agricoles, la KAAF (Korean Advanced Agriculture Federation), connu parmi les fermiers coréens pour avoir enchaîné, dans les années précédentes, plus de vingt grèves de la faim, décidait ainsi d’incarner littéralement son propos : la politique de l’OMC tue les paysans.

D’autres récits sont encore possibles, et déjà on hésite sur les manières de raconter ce processus politique incarné dans une formule : un autre monde est possible. Cri de ralliement festif, joyeux, sympathique mais attrape-tout et peut-être ectoplasmique... ou bien mot d’ordre grave (après tout, l’autre monde, c’est, à l’origine, l’autre rive) issu d’une lutte dont les batailles produiront leurs martyrs ?

A priori, l’hésitation sur le mode de récit (histoire ludique ou narration tragique) reflète l’hétérogénéité d’un « mouvement » dont le dénominateur commun est tellement petit qu’il est tentant d’abandonner d’emblée le terme qui le désigne. Quelle synthèse, en effet, entre la vision du développement économique de la CUT (Centrale Unique des Travailleurs) brésilienne, pour le moins productiviste, et les options des défenseurs de la forêt vierge amazonienne ? Quelle motion commune entre le Réseau pour l’abolition des transports payants (RATP) et Sud-Rail, entre la Ligue de l’enseignement et le Collectif des musulmans de France, entre les tenants du développement durable et les militants de la décroissance, entre les fidèles du service public et les groupes anarchistes, entre les indépendantistes basques et les autonomistes bretons... ? Dès lors que l’altermondialisme n’est pas une réaction mécanique à la mondialisation mais une construction politique, comment des composantes aussi hétérogènes parviennent-elles malgré tout à constituer ensemble une sensibilité minimale, susceptible d’aimanter une part considérable de l’activisme non gouvernemental ?

On fera l’hypothèse que le foyer commun de ces formes hétérogènes de politisation réside moins dans des références idéologiques ou dans un mode d’organisation particulier que dans la présence récurrente de trois traits distinctifs qui seraient l’aspiration à composer un ensemble, la détermination à permettre l’avènement de la nouveauté et l’obstination à raconter des histoires. Le recours à la fiction constituerait même la stylistique adéquate aux deux autres soucis puisqu’elle a pour vocation à la fois de produire des affects communs et de stimuler l’imagination du possible.

le sens de la formule

La formule évoquant l’autre monde possible désigne un mouvement global qui a simultanément favorisé de vastes mobilisations et recouvert des traductions et des stratégies politiques diverses. Ainsi, certaines organisations qui la revendiquent visent la conquête du pouvoir d’État par le vote (comme l’a, par exemple, réussi le Parti des Travailleurs au Brésil) ou par l’insurrection (notamment désirée par les Naxalistes, c’est-à-dire les communistes maoïstes indiens), tandis que d’autres cherchent plutôt à constituer des « zones franches » vis-à-vis du néolibéralisme (Systèmes d’échanges locaux ou valorisation des espaces de gratuité), ou encore à peser sur la logique capitaliste tantôt par la délégitimation de ses agents (de Coca-Cola au FMI, de Mac Donald’s à l’OMC) et tantôt par l’introduction de « grains de sable », pour reprendre le nom du bulletin d’information de l’association ATTAC, dans les rouages du commerce mondial (boycott d’une marque mais aussi création de labels « équitables », promotion de produits génériques, etc.).

Signe et conséquence de cette diversité de projets, la manifestation privilégiée du projet alterest le « forum social », plutôt que l’organisation structurée ou le programme commun, ce qui est souvent perçu comme une marque de faiblesse distinctive d’une « nébuleuse ». Il reste que la constitution d’agoras de discussion et de dissensus, dans un contexte de transformation des cadres de l’action politique, peut être tenue pour un projet politique en soi. La chute du mur, qui entérine le deuil des horizons révolutionnaires, signale aussi, en effet, les débuts du désenchantement vis-à-vis d’une démocratie représentative qui demeure inégalitaire. Le projet alter offre, dès lors, une possibilité de radicalité non révolutionnaire et de globalité non totalitaire, suffisamment malléable pour qu’on y retrouve à la fois des ONG humanitaires vouées à panser les plaies de la globalisation néolibérale et une critique vigoureuse, voire anarchiste, des dysfonctionnements des démocraties.

En créant les lieux d’expression pour un certain nombre d’indignations et de demandes particulières, quitte à laisser ouverte la question de leur résolution globale, le projet alterpeut catalyser une mobilisation collective autour d’un sentiment d’injustice généralisable, qui est plus que la somme des exigences ponctuelles qu’il contient. En effet, les convergences que ce projet postule (peut-être davantage qu’il ne les établit) sont susceptibles de créer non seulement d’hypothétiques réseaux et lieux d’échanges, mais surtout un sentiment général d’intolérance au monde tel qu’il est, lui-même moteur d’une énergie politique faite d’un désir d’inventer des possibles.

Gilles Deleuze, dans Pourparlers, s’étonne du dédain et de l’ironie de Voltaire vis-à-vis du « meilleur des mondes possibles » de Panurge/Leibniz, alors que « l’idée de Leibniz, c’est que notre monde est le meilleur, non pas parce qu’il est régi par le Bien, mais parce qu’il est apte à produire et à recevoir du nouveau. [...] On est très loin de l’optimisme qu’on prête à Leibniz. » On pourrait transposer cette lecture de la formule du meilleur des mondes possibles vers celle de l’autre monde possible : faussement optimiste, simple et naïf en apparence seulement et, surtout, apte à produire et recevoir du nouveau.

Comprendre la dynamique du projet altersuppose de retracer la genèse du slogan de l‘autre monde possible. L’altermondialisme s’est en effet successivement exprimé à travers trois formules qui correspondent à trois moments ?(même si le terme « alter » n’apparaît qu’au troisième). Le premier slogan entendu est For a World Which Contains All Worlds (Pour un monde qui contient tous les mondes) : il apparaît alors qu’il n’existe guère de dénomination commune aux militants qui se retrouveront à Seattle pour protester contre l’OMC. Le deuxième slogan, Le monde n’est pas une marchandise, est quant à lui contemporain de l’époque où le mouvement reçoit le qualificatif d’ « antimondialiste », notamment de la part de ses critiques.Enfin, à partir de 2001, les militants eux-mêmes imposent la dénomination d’ « altermondialisme » et font triompher le slogan de l’autre monde possible.À ces trois moments et à leurs formules respectives peuvent encore s’adjoindre trois verbes : au premier convient l’action de préserver — préserver de l’homogénéisation les différentes cultures et modes d’existence. Le soulèvement zapatiste, au nom de la « dignité indienne », est l’incarnation par excellence de ce stade initial. Au deuxième moment sied le verbe résister — résister à l’utopie néolibérale dont les promoteurs n’ont de cesse de conquérir l’espace de la Terre et chaque instant de la vie. Enfin, la forme verbale adéquate au troisième moment serait rendre disponible ou encore soustraire — soustraire certaines zones déjà conquises par l’ordre néolibéral afin de les rendre disponibles pour autre chose. À ce troisième moment, il faut alors associer le succès d’Empire de Hardt et Negri, et la conviction des auteurs qu’un empire déjà constitué et d’un genre nouveau s’est substitué à l’impérialisme conquérant de naguère. La soustraction propre au combat contre cet empire peut s’actualiser dans l’arrachage spectaculaire ou dans le détournement insensible, de sorte qu’elle convient autant à la description des faucheurs d’OGM qu’à celle d’activistes s’ingéniant à modifier le droit de la propriété intellectuelle.

Si on envisage le mouvement alter à partir de la succession de ces trois moments, il apparaît que le terme le plus important de la formule de l’autre monde possible est peut-être moins « autre » que « monde ». En effet, dans le premier slogan, le « monde » désigne un territoire soumis à un processus d’homogénéisation économique et culturelle (c’est l’époque où, en France, on fustige la « pensée unique » et où le FMI et la Banque mondiale appliquent les mêmes recettes d’ajustement structurel à l’Argentine et à la Tanzanie) qu’il s’agit de conjurer par des combats pour la conservation d’espaces protégés et pour le respect des singularités locales (l’altermondialisme se forge en partie dans la lutte contre l’Accord multilatéral sur l’investissement, promu par l’OCDE en 1998, au nom de la diversité culturelle et de la préservation de la souveraineté des parlements nationaux).

Dans le deuxième slogan, le « monde » évoque moins les menaces qui pèsent sur des cultures singulières que celles qui s’accumulent autour d’un bien commun, privatisé à terme plus ou moins rapide par un néolibéralisme conquérant. Le projet alter met désormais moins l’accent sur les oubliés et les exclus du modèle de croissance mondial que sur la nécessité d’une lutte frontale contre une dynamique jugée destructrice. L’hostilité envers tout ce qui est susceptible de catalyser la marchandisation de la planète facilite alors le renforcement, au sein du projet alter,des fidèles de l’État-nation, des défenseurs intransigeants de la nature et des opposants systématiques aux modes de croissance jugés productivistes. La grammaire négative du slogan (le monde n’est pas une marchandise), qui indique la constitution d’un ensemble soudé par la conscience d’un danger global, paraît sans doute apte à produire du commun ; en revanche, elle s’avère peu susceptible d’accueillir et de favoriser le nouveau.

C’est à ce désir d’accueil que répond le basculement de la désignation « anti-mondialiste » vers celle d’« altermondialiste ». Dans le dernier slogan (un autre monde est possible), le « monde » se définit en effet moins comme un territoire à défendre par la valorisation de toutes les existences ou par l’unification des résistances à l’offensive néolibérale, que comme l’enveloppe des conditions de gestation d’un projet commun. Autrement dit, le monde relève à présent davantage du temps que de l’espace. Dans sa simplicité parfois moquée, la formule de l’autre monde véhicule une force de remobilisation et d’agrégation de sensibilités disparates autour de l’appel à un avenir envisageable, acceptable, habitable.

Le déplacement de l’espace à protéger au temps à ménager permet la synthèse entre la logique d’autonomie maximale signifiée par la formule de John Holloway, changer le monde sans prendre le pouvoir — déjà exprimée par le sloganFor a World Which Contains all Worlds — et la volonté de rassemblement aussi large que possible optimisée par l’appel à résister à la marchandisation du monde. En définissant le projet alter comme une disponibilité, la formule de l’autre monde tente donc à la fois de se donner un horizon infini (comme un horizon révolutionnaire éternellement différé) et un cadre d’action immédiat, un sentiment de radicalité et une pratique souvent réformiste, dans une forme de schizophrénie féconde, qui est peut-être l’originalité et la force profonde du projet alter. Le va-et-vient volontaire entre l’éloge du geste le plus minuscule, du travail le plus empirique, et le goût pour la geste grandiloquente est constitutif d’un mouvement capable d’accueillir en son sein aussi bien cet activiste allemand qui revendique avoir disposé des dizaines de milliers de drapeaux américains sur des merdes de chiens dans différentes villes européennes, que Raoul Marc Jennar (OXFAM-Belgique) qui a décortiqué et compris les dizaines de milliers de pages produits par l’OMC, et Hugo Chavez qui dépenserait des dizaines de milliers de dollars pour faire cesser, au Venezuela, une pratique qu’il juge « terroriste » : fêter Haloween.

Féconde, la schizophrénie du projet altern’en est pas moins difficile à tenir. Ainsi, l’ascendant de l’autonomie sur le souci du commun est-il visible dans les modes d’organisation des mobilisations altermondialistes, qui empruntent aux univers anarchistes et libertaires. On voit de la sorte renaître les « groupes d’affinités » chers aux anarchistes espagnols de la fin du XIXe siècle, qui réduisent l’adhésion à une confiance partagée dans un objectif, ou encore les spokescouncils inventés par les libertaires américains luttant dans les années 1970 contre le nucléaire et destinés à supprimer le principe de la délégation permanente. S’y ajoute la fascination exercée par les pirates et leurs légendes.

Il reste que cette préoccupation dominante d’autonomie n’a plus exactement le même sens qu’à l’époque du « monde qui contient tous les mondes ». Les zapatistes eux-mêmes ne se contentent plus de défendre la dignité des cultures indiennes : ce qu’ils vantent désormais, c’est l’organisation autonome, et d’invention récente, des communautés indigènes, organisation relativement opaque dont les unités portent le nom de caracoles (escargots). De manière similaire, en Inde, certaines communautés emblématiques aux yeux du mouvement alter ne se contentent plus d’exiger le respect de leurs traditions et de leurs territoires. Lorsque la compagnie Ballarpur Paper Mills a investi pour les exploiter, sans consultation, les forêts du district de Gadchiroli, les villageois de Mendha (dans l’État du Maha-rastra) ont mis en œuvre une autogestion des ressources forestières et des ressources en eau autour d’un nouveau slogan : Mawa mate, mawa Raj (« dans notre village, nous sommes le gouvernement »). Ce renouveau de la culture de l’autonomie s’est manifesté jusque dans l’organisation des forums sociaux, qui découvraient, après les contre-sommets, la naissance des « contre-forums ». Dans un premier temps, au Forum social européen (FSE) de Paris Saint-Denis, à l’automne 2003, on a vu se créer, en marge du forum proprement dit, un espace qui n’était ni tout à fait en dehors, ni vraiment inclus. Situé de l’autre côté du périphérique, il n’en hébergeait pas moins des mouvements (surtout des organisations de « sans ») qui participaient à certaines conférences tenues dans la grande halle de la Villette. Quelques mois plus tard, à Bombay, en janvier 2004, on vit apparaître un premier forum véritablement « off » : bien plus, « Mumbaï Resistance » accusait alors le Forum social mondial (FSM) de trahison et de collusion avec les ennemis qu’il disait combattre. Au FSE suivant, à Londres en octobre 2004, il y avait non seulement le off du FSE, « Beyond ESF », à la Middlesex University au Nord-Est de Londres, mais même le off du off dont le quartier général était un squat du quartier de Whitechapel, le RampART Centre, sans oublier la journée « Life despite capitalism » à la London School of Economics.

En dépit de la capacité de l’administration Bush à refaire l’unanimité contre elle, on aurait pu croire à un délitement progressif du mouvement, d’autant qu’au désir croissant d’autonomie de certains activistes s’opposait la sensibilité des principaux organisateurs des forums sociaux, soit d’associations et de militants souvent pétris de marxisme ou de christianisme social. Or, force est de constater que le déroulement du Forum social mondial de Porto Alegre, en janvier 2005, a rendu toute sa vigueur à la schizophrénie productive mentionnée plus haut, c’est-à-dire à la combinaison de l’autonomie et du rassemblement. Pour parvenir à un tel succès, les organisateurs ont à la fois procédé à une décentralisation de l’initiative des conférences, renoncé à inviter des figures charismatiques réputées « représentatives » du mouvement et favorisé le brassage des « causes » en installant des groupes censément « marginaux » au centre de la manifestation.

Bien que nécessairement précaire, le nouvel équilibre schizophrénique qui distingue le troisième moment du projet alter repose sur des luttes spécifiques et spatialement circonscrites (non plus NIMBY, Not in My Backyard mais au contraire IMBY, In My backyard, comme ces collectifs d’enseignants et d’élèves qui se mobilisent pour empêcher l’expulsion des élèves sans-papiers, comme ces agriculteurs fauchant les champs d’OGM accusés de disséminer des pollens transgéniques sur leurs terres, ou même comme ces chalands qui ordonnent leurs achats selon des critères environnementaux ou sociaux), mais qui résonnent entre elles parce qu’elles se réfèrent à un discours critique, recourent à une contre-expertise et s’inscrivent dans des réseaux qui relèvent de l’altermondialisme.

Pour donner consistance à cette articulation, le mouvement alter mise sur une homothétie maximale entre les attitudes quotidiennes et les revendications politiques. Ainsi les habitants de l’écovillage qui regroupait les militants anti-G8 dans la lande écossaise soutenaient que la légitimation de leur combat contre le néolibéralisme passait par la possibilité de vivre hic et nunc, le monde de leurs désirs : échanges non monétaires, cantines collectives, assemblées générales décisionnaires, nourriture biologique, entraide mutuelle, économies d’eau et d’énergie, matériaux de récupération, vigilance anti-sexiste au quotidien. La préfiguration concrète du monde dans lequel on veut vivre apparaît donc comme une condition, non suffisante mais nécessaire, de son avènement.Autrement dit, les pratiques de l’écovillage ne se réduisent pas à un moyen, au service d’un monde à venir, et ne sont certes pas une fin en soi, à savoir l’autre monde déjà advenu : elles constituent plutôt une série d’expérimentations qui valent à la fois par leur qualité intrinsèque et par leur force d’invocation du possible.

En ce sens, un des modes d’être en politique du mouvement altermondialiste réside dans un engagement où la conduite individuelle n’est pas le tout de l’action politique mais sa condition. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles l’altermondialisme s’affiche, de manière si fluctuante et bancale, tantôt comme anti-libéral, tantôt comme anti-néolibéral ou anti-ultralibéral. Cette hésitation traduit sans doute la crainte — que certaines composantes du mouvement alter ne manquent pas d’alimenter — de voir l’acharnement contre l’économie libérale déboucher sur l’abandon du libéralisme politique. Mais elle révèle aussi que pour les tenants du projet altermondialiste, il s’agit surtout de résister à une forme de libéralisme qui déborde des territoires classiques définis par l’ordo-libéralisme allemand — l’usine, la rue, le parlement,... — pour s’inscrire jusque dans les corps et investir chaque instant de la vie : au travail mais aussi chez soi, dans l’intimité. Or, les effets de domination produits par ce « pan-libéralisme » diffèrent des luttes antérieures. A l’antagonisme de l’ouvrier spécialisé et du chef d’entreprise se substitue un rapport conflictuel dont les acteurs paradigmatiques seraient le travailleur « créatif » mais précaire et l’actionnaire lointain. Le nouveau combat est simultanément plus difficile et plus aisé, puisque si les lieux d’inscription du libéralisme se sont multipliés, ils invitent, pour cette raison même, à des résistances qui commencent au plus près de soi. Le projet alterestime non seulement possible de ne pas séparer terrain local et espace global, conduite personnelle et projet collectif, mais fait de leurs alliages un ressort de mobilisation et un mode d’expression. Il reste que la cohérence du mouvement serait bien plus fragile encore si elle n’était pas soutenue par une stylistique commune fondée sur un recours à la fiction.

le sens des histoires

Toute mobilisation produit bien sûr des fictions. Mais chez les altermondialistes, le fait de s’inventer des histoires est posé comme un préalable, à la fois moteur du projet et langage privilégié d’un mouvement dont les troupes sont disparates. Ainsi en va-t-il déjà du soulèvement zapatiste, porté par un personnage sans visage mais doté d’une voix et dont le discours de combat est essentiellement littéraire. D’une manière générale, le projet altermondialiste, dès lors qu’il se donne pour tâche de stimuler le possible, entretient nécessairement un rapport privilégié aux récits. Sans doute ne s’agit-il pas du retour des grands récits, mais plutôt d’une capacité étonnante à raconter des histoires et à s’en raconter. L’altermondialisme n’a ni programme, ni théoricien, ni mode d’emploi, mais il déborde de grandes et petites histoires : récits de piraterie (les Zones d’autonomie temporaires), de voyage (comme les marches zapatistes ou la marche de la décroissance), de batailles (Seattle, Prague), ou hagiographies (Carlo Giuliani)... We are everywhere, un des rares livres collectifs produits sur et par le mouvement alter s’ouvre ainsi sur cette phrase liminaire : « Never again will a single story be told as if it is the only one »(« Plus jamais une histoire ne sera racontée comme si elle était la seule ») ; et il définit l’altermondialisme comme « un mouvement d’histoires non dites ».

Les contes et légendes de l’altermondialisme lui donnent une énergie et un ton qui expliquent sans doute pourquoi ce monde-là est souvent peuplé de fées, d’elfes, d’anges, de tous ces êtres invisibles dont on ne soupçonne pas les pouvoirs, et dont les histoires se combinent pour donner des expérimentations politiques, des idées d’action, des buts de mise en commun. Ainsi, à la fin de 2001 (alors que la répression sanglante des manifestations contre le sommet de Gênes et les attentats du 11 septembre ont créé un climat peu favorable à l’essor du mouvement alter) un texte circule abondamment sur les listes de diffusion, à propos du G8 suivant qui doit se tenir dans la station de montagne de Kananaskis, au Canada. Il semble avoir comme unique et nécessaire objet de redonner confiance en l’avenir, en racontant une autre histoire : « Kananaskis, peut-on lire, a été choisi parce que l’endroit est isolé et que la seule route qui y mène est facile à bloquer. Cependant, on a oublié une chose : l’endroit est lui-même isolé et facile à bloquer. Le terrain est idéal pour les hippies, déplorable pour les flics. Imagine-t-on des troupes anti-émeutes bardées d’armures en train de marcher à travers des forêts denses ? Ont-ils oublié le Retour du Jedi lorsque les Ewoks ont botté le cul des Stormtroopers dans la forêt d’Endor ? ». Le texte propose alors un calendrier d’actions fictives :

« Début mai : monter un camp d’entraînement à Kananaskis pour permettre aux participants de s’habituer à l’endroit et acquérir un savoir-faire vital, tel que l’incorporation des ours bruns dans l’action directe.

13 juin : des groupes d’affinités et des desperados dépareillés s’enfonceront en profondeur dans la zone et monteront des postes d’observation. Faites comme s’il s’agissait d’un grand jeu de cache-cache. Inspirez-vous de la tactique des Ewoks : une pagaille maximum avec un maximum de douceur.

25 juin : Pour les retardataires : faites du stop vers la zone. N’oubliez pas vos échelles de corde, et essayez d’éviter les embouteillages sur les chemins de randonnée. Les Ewoks coupent le générateur de champ de force. Observez avec amusement le Black Bloc chercher en vain un MacDonalds à détruire.

26 juin : Annulation du sommet. Trop de putains d’Ewoks dans les parages. »

Même lorsque les militants alterne se perçoivent pas comme des petits personnages invisibles, ou qu’ils n’aspirent pas à faire de leur existence tout entière un mode de vie soustrait aux logiques néolibérales, ils peuvent s’appuyer sur la puissance de fédération des petites histoires de l’atermondialisme. Ce rôle fédérateur permet d’attirer celles et ceux qui veulent déjà faire vivre le monde de leurs désirs, en pratiquant la décroissance en acte ou en escaladant les montagnes canadiennes, mais aussi des hommes et des femmes qui, sans faire de leur vie quotidienne un enjeu politique, ne sont pas moins sensibles à des récits exaltants ou révoltants susceptibles d’être inscrits dans l’acte d’accusation du régime néolibéral et de hâter la venue d’un monde où ce régime ne sévirait plus. C’est en grande partie grâce à ces petites fictions que des elfes et des contre-experts en costume et cravate peuvent se reconnaître sinon dans un même rêve, du moins dans une indignation commune et un espoir partagé. La même histoire édifiante d’une famille nécessiteuse qui se fait couper l’électricité parce qu’elle est incapable de payer peut entraîner des réactions très diverses : aide charitable, instauration d’un abonnement « social » moins onéreux, refus de toutes les privatisations et de la logique de profit qu’elles engendreraient, constitution de brigades de « robins des bois » qui remettent clandestinement le courant aux familles démunies... Il reste que toutes ces attitudes convergent dans la volonté de faire advenir un autre monde, même si ceux et celles qui les adoptent peinent parfois à en imaginer les contours.