Vacarme 34 / desseins

charitable choice l’humanitarisme et les politiques de la foi

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Le rôle nouveau des organisations religieuses sur la scène humanitaire américaine marque une inflexion décisive : l’Etat, autrefois défenseur du libre droit de croire, se fait promoteur d’une foi dispensatrice de liberté, et condition d’accès aux droits. Balayant les politiques sociales, l’individu croyant devient alors l’unité de compte des pratiques gouvernementales.

« La religion, qui, chez les Américains, ne se mêle jamais directement au gouvernement de la société, doit donc être considérée comme la première de leurs institutions politiques ; car si elle ne leur donne pas le goût de la liberté, elle leur en facilite singulièrement l’usage... Les Américains confondent si complètement dans leur esprit le christianisme et la liberté, qu’il est presque impossible de leur faire concevoir l’un sans l’autre... »
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 434-435

« L’Amérique a un secteur non lucratif florissant. Des données récentes indiquent que les 1,4 million d’organisations qui le composent ont un revenu annuel total supérieur à 621 milliards de dollars, soit 6% du revenu national. Les organisations caritatives et autres associations du tiers secteur emploient plus de 10 millions de personnes, ce qui représente plus de 7 % de la population active américaine. »
George W. Bush, 2001

Aux États-Unis, le secteur non gouvernemental a récemment connu une révolution silencieuse. Le nouvel accent mis sur les initiatives religieuses a en effet transformé la législation américaine relative aux organisations caritatives aujourd’hui, la violation d’une liberté civile — la discrimination religieuse à l’embauche — est devenue synonyme de liberté religieuse. La source de cette métamorphose est à chercher dans les notions de liberté et de choix inhérentes à la conception chrétienne de l’individu. Transformées par l’alchimie de la loi, ces notions sont en passe de devenir des techniques destinées à gouverner les démunis par l’intermédiaire de leurs « libertés » et de leurs « choix ». Le choix, délégué aux ONG par l’État fédéral, puis par les ONG aux individus eux-mêmes, est le choix de la responsabilité et de la conversion. Je soutiens qu’on peut établir un rapport entre l’inflexion de la politique des États-Unis vers l’humanitarisme religieux et le travail des ONG à l’échelle mondiale : derrière les politiques d’aide internationale et la législation américaine sur les œuvres caritatives, on trouve les mêmes présupposés spécifiques plaçant l’individu au cœur des récits du progrès humain. L’individu, en tant que tel, incarne en effet toute une constellation d’idéaux démocratiques américains, parmi lesquels les droits individuels, l’engagement restreint du gouvernement, l’égalité des chances et la liberté individuelle.

J’ai étudié ailleurs [1] comment les idées protestantes s’immisçaient dans le travail de développement économique accompli au Zimbabwe par des organisations transnationales non gouvernementales et comment ce discours protestant était modelé par les conceptions néolibérales de l’individu. Mon analyse se focalise à présent sur le discours de l’humanitarisme du point de vue des donateurs et des politiques d’aide du gouvernement américain. Le travail des ONG dans des pays comme le Zimbabwe est en effet influencé, voire déterminé, par les styles philanthropiques de nations donatrices comme les États-Unis. Ce que donner veut dire aux États-Unis affecte forcément le type de projets soutenus par USAID [US Agency for International Development (Agence des États-unis pour le Développement International)], la Banque Mondiale, le FMI, et par les individus qui font des dons directs à des organisations religieuses. Le type de projets mis en œuvre par les ONG est lui aussi affecté, en fonction du soutien que celles-ci espèrent obtenir.

Charitable Choice aux États-Unis

Un bref rappel historique est de mise. En 2001, le gouvernement américain a fait voter une législation autorisant le financement fédéral des organisations humanitaires religieuses. Le président Bush a lancé cette initiative, baptisée Charitable Choice (le choix caritatif), par un discours intitulé Armies of Compassion (les Armées de la compassion). Je cite : « Le gouvernement a la responsabilité solennelle d’aider à répondre aux besoins des Américains qui vivent dans la pauvreté et des quartiers qui vivent dans la détresse, mais il n’a pas le monopole de la compassion. La diversité et la vigueur des pourvoyeurs de soins présents dans ses quartiers, qu’il s’agisse d’organisations civiques, sociales, caritatives ou religieuses, est une immense bénédiction pour l’Amérique. Ces héros discrets élèvent la vie des gens d’une manière inaccessible au savoir-faire du gouvernement, le plus souvent grâce à des budgets dérisoires, et ils soignent les maux de notre nation, ils guérissent les cœurs l’un après l’autre par leurs actes de bonté... Les Américains croient que notre société doit trouver les voies qui permettent d’accéder à la guérison et au renouveau. Et ils croient qu’il est du devoir du gouvernement d’aider les démunis à gagner leur indépendance et leur responsabilité individuelle, grâce à ces programmes et à ceux d’autres organisations communautaires et religieuses. »

Le président George W. Bush a créé le « Bureau des Initiatives Religieuses et Communautaires à la Maison Blanche » (Office of Faith-Based and Community Initiatives), dans le cadre de son plan de campagne pour un « conservatisme de la compassion ». Les décrets-lois passés en janvier 2001 sont la traduction légale d’un mouvement au sein du Parti Républicain en faveur d’un « assouplissement des restrictions au financement fédéral des institutions religieuses », mouvement qui remonte à 1996, lorsque le sénateur John Ashcroft, Républicain du Montana et futur ministre de la Justice de G. W. Bush, a introduit un amendement au Welfare Reform Act (Loi de réforme de l’assurance chômage). En 2004, le Bureau des Initiatives Religieuses et Commu-nautaires avait des antennes dans sept ministères[Les ministères sont les suivants : ministères de la Justice, de l’Agriculture, du Travail, des Affaires Sociales (Health and Human Services), de la Ville et du Logement (Housing and Urban Development), de l’Éducation, et l’Agence pour le Développement International (USAID).]] et il était étroitement lié à la politique, intérieure et extérieure, du gouvernement. Cette législation a étendu son emprise sans bruit et sans relâche ; et l’une des administrations concernées est USAID.

La législation Charitable Choice autorise les ONG religieuses à briguer des fonds fédéraux pour leurs activités humanitaires sur le territoire américain, et elle propose des incitations fiscales aux particuliers et aux entreprises donateurs. Lors de son introduction, la législation a été controversée. Même certains groupes religieux s’y sont opposés : en avril 2001, le New York Times recensait huit cent cinquante membres des clergés opposés au charitable choice au motif que le gouvernement devrait, selon eux, rester en dehors des églises, des temples, des synagogues et des mosquées [2]. De leur côté, les hommes politiques ont débattu pour savoir s’il fallait limiter les fonds alloués aux groupes religieux de façon à s’assurer que ces fonds ne financent pas leurs activités religieuses proprement dites. La gauche demandait des restrictions, alors que les conservateurs craignaient que de telles restrictions ne constituent une menace pour le caractère spirituel des organisations religieuses. C’est à ce moment-là que le débat s’est mis à graviter autour de la notion de liberté.

Libertés

« Je reconnais que le gouvernement n’a pas à cautionner une croyance religieuse, ni à financer directement les cultes ou l’enseignement religieux. Ce n’est pas l’affaire du gouvernement. Mais le gouvernement peut et doit apporter son soutien aux services sociaux dispensés par des croyants, tant que ces services vont à tous ceux qui en ont besoin, qu’ils aient la foi ou non. Et lorsque le gouvernement apporte ce soutien, les organisations caritatives et les programmes d’inspiration religieuse ne devraient pas être obligés d’abandonner leur spécificité ni de transiger sur leur mission. »

George W. Bush, Bureau des Initiatives Religieuses et Communautaires à la Maison Blanche, 2003.

Un enjeu des débats suscités par la législation Charitable Choice concernait les pratiques de recrutement des organisations religieuses. Ce qui fait d’elles des organisations religieuses, c’est précisément qu’elles stipulent dans leurs missions institutionnelles que leur personnel s’identifie au programme religieux de l’institution (qu’elle soit chrétienne, juive ou musulmane). Par exemple, l’organisation World Vision International (voir son portrait, « Une vision du monde », page 193) exige que tous les membres de son personnel signent une « déclaration de foi » confirmant leur engagement à reconnaître Jésus Christ comme leur sauveur. Ainsi, même si le degré d’adhésion au christianisme et d’appartenance confessionnelle varie beaucoup au sein de l’organisation, World Vision exige de ses membres qu’ils soient chrétiens. Cependant, l’organisation n’a pas la même exigence vis-à-vis des bénéficiaires de son aide. Au contraire, elle se flatte d’œuvrer pour des non chrétiens. Quelle meilleure démonstration d’une foi en actes et non pas simplement en paroles ? Quels meilleurs témoignages de charité et d’« amour » chrétiens envers son prochain ? Bref, quelle meilleure démonstration de la puissance du christianisme ? Il n’y a pas, dans cette organisation de croyants, de prosélytisme religieux direct — la religion est insufflée grâce à un processus que j’appelle un « évangélisme du style de vie ». Concrètement, il est impossible dans de telles institutions de démêler le profane du sacré.

Autrefois, quand des organisations religieuses percevaient des fonds fédéraux, elles devaient rendre des comptes et prouver que ces fonds n’étaient pas destinés au culte, au prosélytisme, à la prédication et à la conversion [3]. La nouvelle législation a assoupli ces obligations au point qu’il n’est plus nécessaire aux ONG de rendre compte séparément de leurs activités religieuses, soit de démêler celles-ci de leurs efforts humanitaires, ni de s’interroger sur la légalité d’un recrutement fondé sur des critères religieux. Bien plus, ce qui était jusque-là considéré comme une pratique discriminatoire est devenu synonyme de la liberté religieuse d’un individu. Un changement majeur de discours s’est donc produit, au terme duquel l’État n’est plus conçu comme garant de la liberté contre l’autorité religieuse, mais comme instigateur de liberté pour l’autorité religieuse — changement qu’a permis la polysémie du mot « liberté » [4]. Voilà comment le langage de la liberté devient une part de l’art de gouverner la compassion, en « lançant » ce que Bush a précisément appelé les « armées de la compassion ». Cette expression paradoxale, où se mêlent la guerre et la bienveillance, s’est répandue aussitôt après la première introduction de la législation dans le projet de loi de réforme de l’assurance chômage en 1996.

Ce sont les organisations religieuses (et communautaires) qui forment ces armées de la compassion. Bush présente leur inclusion dans l’offre de services sociaux comme la conséquence d’une suppression d’obstacles. Le gouvernement promeut le charitable choice parce qu’il assurerait des « opportunités égales » aux groupes religieux jusque-là « négligés ou exclus de la politique fédérale », de façon à créer l’« égalité des chances » [5]. Ainsi, ce qui était jusqu’alors considéré comme un soutien apporté à la religion, potentiellement anticonstitutionnel, est désormais présenté comme un effort pour « réduire les préjugés », plus précisément les préjugés du gouvernement dont sont victimes les organisations caritatives religieuses qui combattent la pauvreté. Le gouvernement soutient que la nouvelle législation ne constitue pas une attaque contre les droits civils. Au contraire, selon lui, elle promeut les droits civils et les libertés religieuses.

La rhétorique de l’individu n’est pas propre à l’humanitarisme aux États-Unis. Ainsi, ma recherche au Zimbabwe (1996-1997) portait sur le travail d’ONG transnationales qui perpétuaient le christianisme inhérent au discours économique néolibéral, grâce à des programmes encourageant la responsabilité économique individuelle et reposant sur les idées de salut, de progrès, et de relation directe entre l’individu et le dieu chrétien. Le discours que j’ai rencontré au Zimbabwe était analogue à celui que l’État américain propage au-delà de ses frontières. Dans les deux cas, un art de gouverner (au sens que Michel Foucault donne à cette expression) est à l’œuvre ; c’est un art de gouverner la foi [6]. J’aimerais d’ailleurs rappeler que « l’État » n’est pas une entité monolithique, mais plutôt un ensemble de pratiques incarnées [7], et que là réside la clé de sa réussite. Aux États-Unis, la tendance qui conduit à réaffecter des fonds fédéraux, par l’intermédiaire des États, à des organisations communautaires locales — dont beaucoup sont religieuses — est en parfaite harmonie avec les directives de la Banque Mondiale pour des régions comme l’Afrique australe, directives qui visent à réduire le rôle de l’État et à encourager celui de ce qu’on a baptisé la « société civile » par l’entremise des organisations non gouvernementales. Ces efforts ont été critiqués, par moi et par d’autres, à cause des coûts sociaux qu’ils engendrent pour les individus et parce qu’ils défont le filet de sécurité que représentaient les systèmes de protection sociale face à l’agression du capitalisme mondial. Chez ceux d’entre nous qui étudient l’Afrique ou les pays « les moins avancés », ces processus d’ajustement structurel ont été analysés comme les manifestations d’une tendance plus large et plus diffuse de l’économie néolibérale à privilégier la responsabilité des individus et à diminuer le rôle de l’État.

l’individu et les démunis

La liberté au cœur du débat est, dans son acception proprement américaine, la liberté des individus. Dans la législation Charitable Choice, des catégories de personnes représentant un danger pour la société (les pauvres, les criminels, etc.) sont activement socialisées par l’intermédiaire de leur liberté. Dans cette optique, on pourrait voir dans l’aide humanitaire religieuse une tactique de gouvernementalité néolibérale, un effort pour assurer le contrôle moral de la population et augmenter le pouvoir de l’État en instrumentalisant les corps (et les âmes) des individus. Si la réintroduction de la rhétorique religieuse dans la législation concernant les œuvres caritatives peut sembler banale aujourd’hui aux États-Unis — nation extrêmement religieuse [8] —, plus remarquables sont les techniques et les tactiques d’une fusion de plus en plus raffinée entre le discours moral et les marchés, ainsi que le degré auquel la rationalité instrumentale de l’économie néolibérale s’applique à la compassion universelle.

En déléguant le pouvoir aux organisations religieuses, l’État s’attache à rééduquer le corps social dangereux, c’est-à-dire les pauvres. Dans le discours de Bush, les « Armées de la compassion » répondent à différentes catégories de besoin, lorsqu’elles s’adressent aux prisonniers [9], aux jeunes mères célibataires bénéficiant de l’aide sociale à travers les maternités de la « seconde chance » [10], et aux enfants des familles à faibles revenus à travers le soutien scolaire [11]. Comment ne pas remarquer que ces groupes rassemblent les oubliés des récits modernes de la productivité : ceux qui ne peuvent plus, ou pas encore, être responsables ? Le charitable choice élargit ainsi les objectifs de mise au travail des assistés visés par le Welfare Reform Act de 1996 en transformant les individus en êtres productifs.

Avec le charitable choice, les organisations religieuses constituent la conséquence institutionnelle d’un discours individualisant. La loi fait reposer la charité sur les individus, non sur des relations réciproques entre parents ou entre groupes. Le gouvernement américain s’en remet aux institutions caritatives pour prendre en charge la « compassion », pour nettoyer les décombres des relations sociales ravagées par le capitalisme néolibéral. Par le charitable choice, les individus choisissent eux-mêmes leur sauveur et leur pourvoyeur de services sociaux. Il est désormais de la responsabilité, ou de la liberté, des citoyens américains, en tant qu’individus, de porter le fardeau de leur propre bien-être. Dans la théorie économique néolibérale, les individus sont des agents caractérisés par leurs préférences et par leurs choix, conception opposée à celle de personnes identifiées par leurs rôles dans la société [12]. Ainsi, le discours du charitable choice reflète la prégnance dans le discours néolibéral du christianisme tel qu’il dérive de la doctrine calviniste.

La Réforme protestante a retiré à l’Église son pouvoir de médiation en Dieu et les hommes ; elle a donné aux individus un accès direct à Dieu et, par là même, au sacré. Aujourd’hui, par un curieux retournement, l’État décentralisé, néolibéral, utilise la médiation des églises dans ses relations avec les citoyens. Son ultime geste — implicite dans le charitable choice — consiste à donner aux individus la responsabilité de leur propre bien-être. Celui-ci n’est donc plus un devoir de l’État, mais un devoir des organisations religieuses qui leur viennent en aide, et une responsabilité des individus eux-mêmes. Aux États-Unis, le concept de personne au fondement de la politique extérieure et de l’humanitarisme domestique est aussi nettement chrétien.

Dans les récits du charitable choice, un thème sous-jacent est celui de la conversion : un changement serait possible pour les individus qui en font le choix. Le christianisme est une religion que l’on peut choisir — à laquelle on peut « renaître » — contrairement à beaucoup d’autres religions dans lesquelles il faut être né et où les liens de sang déterminent les liens avec le sacré. En filigrane dans le discours du choix, de la responsabilité et de la liberté, on trouve donc des récits de la conversion. L’idée que les individus peuvent être réformés, transformés — convertis, amenés à une re-naissance —, de toxicomanes, de mères vivant de l’aide sociale, de prisonniers, en citoyens responsables, actifs (et acquittant des impôts) est un présupposé de la législation concernant la charité aux États-Unis.

Au risque d’individualiser un discours déjà individualisant, un récent article du New York Times — daté du 26 octobre 2003, rédigé par Elizabeth Bumiller et intitulé « Evangelicals Sway White House on Human Rights Issues Abroad » (« Les évangélistes influencent les positions de la Maison-Blanche concernant les droits de l’homme à l’étranger ») — rapportait le témoignage de Charles W. Colson, qui a renoué avec la foi chrétienne, et passé sept mois en prison pour son rôle dans le Watergate. M. Colson raconte qu’il est allé trouver M. Bush pour lui déclarer avec force que la politique fondée sur la foi donne de bons résultats. George Bush aurait répondu : « Vous n’avez pas besoin de me le dire. » Avant de continuer : « Si le Christ n’était pas intervenu dans ma vie, je n’aurais pas arrêté de boire. Je sais bien que la foi donne des résultats. » On voit ici comment l’expérience personnelle de Bush devient un modèle pour sa politique du charitable choice. Mais, bien plus que la personnalisation de la politique fédérale par le président, il faut y voir un exemple d’« évangélisme du style de vie », de « foi en action » — un prosélytisme par les actes, non par les mots. Bref, selon l’expression de Michel Foucault, une « manière de conduire la conduite des autres ».

Au Zimbabwe, les efforts des ONG chrétiennes transnationales font écho au passé missionnaire et colonial de la région. Il n’est donc pas difficile d’expliquer les relations de pouvoir et les discours de responsabilisation libératrice (empowerment ) — qui servent en fait à masquer les véritables relations de pouvoir — dans les termes de ce passé missionnaire. Mais la découverte du même discours aux États-Unis incite à penser que c’est bien le discours de la liberté qui est l’instrument du gouvernement des pauvres. L’invocation de la liberté doit conduire les individus à choisir leur aide sociale, avec l’assistance d’institutions religieuses « charitables », et le soutien financier de donateurs individuels. Les réductions d’impôts destinées aux individus et aux entreprises — une part considérable de la nouvelle législation — facilitent ce transfert du pouvoir de l’État à la responsabilité de l’individu. Encourager les individus (rendus souverains par le discours de l’État) à faire des dons à des oeuvres caritatives, c’est réduire encore la nécessité pour l’État de réparer les dégâts causés par l’exclusion économique, l’économie de marché et ses défaillances, et par l’intérêt que la rhétorique néolibérale porte à la responsabilité individuelle. Il reste que cet art de gouverner, qui se manifeste dans des lois comme celle du charitable choice, n’est pas une tentative monolithique de contrôle ; plus insidieusement, il recouvre un ensemble de techniques conçues pour gouverner une population.

Au Zimbabwe, j’ai vu comment des ONG contemporaines, tant religieuses que laïques, empruntent les voies tracées par les missionnaires qui les ont précédées ; elles entretiennent manifestement avec l’État le même genre de relations, faites d’affrontements et de coopération. Cependant, ce qui me paraît distinguer les efforts humanitaires contemporains de ceux de l’ère coloniale, c’est un nouveau système de contrôle, une nouvelle manière de conduire la conduite des autres. Cette gouvernementalité inédite est transnationale, décentrée, et focalisée sur l’individu. Elle fait écho, si l’on reprend les analyses de Foucault, aux formes primitives du pouvoir pastoral. Mais, puisque les rois et leurs empires ne sont plus, à qui faut-il l’imputer ? En tant qu’anthropologues, nous n’avons pas l’habitude de faire remonter l’injustice jusqu’à d’où nous venons. Se pourrait-il pourtant que le même processus ait lieu aux États-Unis ? Ceux-ci sont-ils le siège d’un nouveau type d’empire (plus proche de celui dont parlent Michael Hardt et Toni Negri que de l’Empire britannique auquel on le compare souvent) ? Ou bien a-t-on affaire à quelque chose de plus nébuleux, de plus insidieux, de plus étrange ? À la fois partout et nulle part ? Pour en revenir au Zimbabwe, le plus perturbant, pour une universitaire laïque, était de voir que les ONG étaient vraiment performantes, précisément parce que décrivant leur travail comme « holistique », elles prenaient en compte la totalité de l’être : le profane et le sacré, le matériel et le spirituel. Penser comme les « indigènes » que l’on étudie représente un danger, quand on ne sait pas trop de quel côté on est : je me trouve aujourd’hui dans un cheval de Troie, pour avoir cherché à comprendre de l’intérieur le langage de la « compassion conservatrice ». Alors, oui, vues de l’intérieur, certaines de leurs initiatives fonctionnent bien. Oui, la foi au service du développement est peut-être en effet plus efficace, dans un sens strictement instrumental, parce qu’elle considère vraiment les êtres dans leur « totalité ».

Le charitable choice ne se propose pas de rendre la société plus forte pour que les institutions caritatives perdent leur raison d’être. La législation n’encourage pas le développement des relations sociales pour atténuer la misère. L’individualisme implicitement mis en avant est un mécanisme d’isolement social. Conjugué à la démocratie, il entraîne la rupture des liens sociaux et fait porter toute la responsabilité sur la personne et elle seule. Charitable choice, produit de la démocratie contemporaine, constitue l’individu comme un être autonome et responsable de son propre bien-être. D’un côté, il revient aux démunis de choisir leur propre fournisseur de compassion. De l’autre côté, les individus peuvent choisir d’être généreux, ou pas. La nouvelle législation ancre dans la pratique gouvernementale un discours profondément religieux (chrétien) sur le choix individuel. Réciproquement, la responsabilité croissante des individus vis-à-vis d’eux-mêmes accroît le pouvoir de l’État par le biais des actions individuelles. Ce sont les individus qui sont généreux, qui travaillent dans des organisations religieuses, et qui peuvent être assistés. Aux États-Unis, le gouvernement fédéral est en train de décentraliser la responsabilité du bien-être de ses citoyens vers les États, lesquels la répercutent sur les organisations religieuses, qui n’ont jamais cessé de s’en occuper. Pas plus que sur la scène internationale, il ne s’agit d’une constellation de relations originales. Ce qui est original, cependant, et alarmant, c’est qu’on assiste à une augmentation radicale de la misère, et qu’on y répond en recourant au langage du choix individuel plutôt qu’à celui de l’obligation sociale.

Traduit de l’anglais par Esther Ménévis

Notes

[1Erica Bornstein, The Spirit of Development : Protestant NGOs, Morality, and Economics in Zimbabwe, Palo Alto, CA, Stanford University Press, 2005.

[2Kathryn Dunn Tenpas, « Can an Office Change a Country ? The White House Office of Faith-Based and Community Initiatives, a Year in Review », in The Pew Forum on Religion and Public Life, 2002, p. 10.

[3Stephen V. Monsma, « When Sacred and Secular Mix : Religious Nonprofit Organizations and Public Money », in Religious Forces in the Modern Political World (edited by A. D. Hertzke ) Lanham, MD, Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 1996.

[4Cf. le Bill of Rights,Charte des droits fondamentaux aux États-Unis, Premier Amendement : « Le Congrès ne fera aucune loi relativement à l’établissement d’une religion ou en interdisant le libre exercice ; ou restreignant la liberté de parole ou de la presse ; ou le droit du peuple de s’assembler paisiblement, et d’adresser des pétitions au gouvernement pour une réparation de ses torts. »

[5« Nous nous attacherons à accorder plus de place aux services sociaux assurés par les groupes religieux et autres groupes impliqués dans la vie locale qui, traditionnellement, étaient éloignés du gouvernement. Nous n’agissons pas ainsi par favoritisme ou parce que ce sont les seules organisations importantes, mais parce que, typiquement, ils ont été négligés ou exclus de la politique fédérale. Notre but est l’égalité des chances, notre but est d’offrir à ces groupes la même chance qu’aux autres quand leurs programmes réussissent. » (Bush, 2001).

[6Si pour Foucault les pratiques de « gouvernementalité » ou le gouvernement des populations coïncide avec l’essor de l’État Providence, l’affaiblissement de l’État ne signifie pas pour autant le renversement des processus de gouvernementalité ; on assiste plutôt à une délégation de l’autorité en matière de gouvernement des pauvres.

[7Voir James Ferguson and Akhil Gupta, « Spatializing States : Toward an Ethnography of Neoliberal Governmentality », American Ethnologist 29 (4), 2002.

[8La législation Charitable Choice n’est pas sans soulever des oppositions dans l’opinion. En 2001, selon une enquête Pew, 64% des personnes interrogées « étaient favorables au financement des organisations d’inspiration religieuse » ; 78% étaient « opposées à l’idée que les organisations religieuses financées par l’État emploient seulement des personnes qui partagent les mêmes croyances qu’elles » ; 68% craignaient que les initiatives religieuses conduisent à un trop grand rapprochement du gouvernement et des organisations religieuses. (Reports, 2001)

[9Il s’agit d’aider les enfants de prisonniers et la réinsertion des anciens détenus.

[10En accordant des bons aux particuliers ou des subventions aux entreprises qui fournissent des équipements. Ces foyers pour mères adolescentes sont une alternative à l’avortement et un signe de l’autorité morale de la droite chrétienne.

[11En finançant des activités de soutien ou en délivrant des certificats aux parents qui inscrivent leurs enfants à des cours hors temps scolaire.

[12Michael Carrithers, Steven Collins, Steven Lukes (éd.), The Category of the Person : Anthropology, Philosophy, History, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.