Vacarme 34 / desseins

une vision du monde

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Assurer le salut des hommes, mais au plus proche et un par un : l’association World Vision International célèbre le mariage mystique de l’évangélisme transnational et de la rédemption individuelle. Ou comment, à travers l’action humanitaire, faire de la conversion le ressort du développement, et du monde une terre de mission.

World Vision International est la plus grande organisation non gouvernementale chrétienne engagée dans l’aide humanitaire d’urgence et le développement économique au niveau mondial. Selon son dernier rapport annuel, en 2004 l’organisation a rendu service à 100 millions de personnes, travaillé dans 96 pays, assuré le parrainage de 2,4 millions d’enfants, récolté l’équivalent de 1,546 milliards de dollars en liquide et en marchandises pour son activité, employé 22 500 personnes. Son taux de croissance est stupéfiant. Pour la seule période 1988-2004, son revenu est passé de 665 millions de dollars à 1,55 milliards. À la question : « Où trouve-t-on World Vision ? », on n’aurait aucun mal à répondre : « Presque partout ». Où il y a de la misère, World Vision est là.

L’organisation est une hydre à la présence diffuse et aux multiples têtes, dirigée comme un partenariat d’organisations indépendantes. Elle est à la fois locale et mondiale : elle étend son action à la terre entière, tout en se donnant pour but de changer « une vie à la fois » (World Vision 2005 ; Seiple 1990). Tel un caméléon, elle se fond parmi les indigènes, elle est « acculturée » (comme auraient dit ses prédécesseurs missionnaires) aux milieux locaux. Les équipes sur les sites de ses projets ont la même nationalité que ceux qu’ils secourent, parlent la même langue, et sont engagés à long terme dans leurs projets. Ils vivent parfois sur place. L’ONG, inspirée par l’exemple du dévouement du christ à l’humanité, interprète ses activités d’aide et de développement comme des actes d’amour. Dans la vision du monde propagée par World Vision, le monde dispose du « potentiel » pour s’améliorer, pour s’acheminer vers une fin utopique, un monde sans pauvreté où prévaudrait l’amour de l’humanité — un amour universel, chrétien. L’association œuvre au développement, en soulageant la souffrance et en ouvrant la voie de la misère au progrès, en agissant localement mais toujours pour le mieux. Le chemin du changement est celui de la conversion. Conversion d’un esprit, ou d’une communauté, aux améliorations techniques, au développement, au progrès économique, et au christ.

Le profil actuel de l’ONG a ses racines, pour une large part, dans l’histoire de l’organisation. Celle-ci est fondée à la fin des années 1940, par un évangéliste et journaliste américain en poste en Corée, Bob Pierce. Touché par la détresse d’une petite fille rencontrée dans un orphelinat, Bob Pierce a l’idée de s’engager à lui faire parvenir des versements mensuels pour subvenir à ses besoins. C’est le début d’un processus mondial de « parrainage d’enfants », qui permet aujourd’hui à des individus, dans les pays donateurs, d’envoyer des sommes mensuelles pour parrainer des enfants dans le besoin. Les sommes reçues par les bureaux de World Vision sont ensuite mises en commun et servent à financer des projets de développement économique dans le domaine de la santé ou des installations sanitaires, de la production agricole, de la construction d’écoles. Les versements de parrainage sont collectés par des bureaux dans les pays donateurs et redistribués vers des bureaux dans les pays destinataires — généralement dans le monde dit « sous-développé ». L’organisation déploie un vaste appareil administratif et bureaucratique pour surveiller et suivre tant les enfants parrainés que les projets de développement mis en œuvre dans leurs communautés. Le parrainage d’enfants est la clé du succès des collectes de World Vision : une large part des fonds qu’elle rassemble pour ses projets l’est par ce biais.

Dans ses documents publics, l’ONG ne se lasse pas de raconter des histoires de transformation personnelle qui font écho au récit fondateur de la décision de subvenir aux besoins d’un enfant à la fois. Un don, un prêt, changent la vie d’une personne. Par exemple, dans le Rapport annuel de 2004, le président du Conseil d’administration de World Vision International décrit comment un prêt a transformé la vie d’une femme :

« Comme World Vision agit d’ordinaire sur une échelle tellement large, je préfère souvent insister sur « la personne » qui ressent l’impact et l’intérêt sincère que nous lui portons dans notre action. De mon point de vue, la différence que nous parvenons à faire ne paraît peut-être pas toujours très grande, mais elle permet souvent de changer la vie de ceux que nous avons le bonheur de servir. Lors de mon séjour au Cambodge, en 2004, j’ai rencontré une femme que son mari avait quittée un an plus tôt, après lui avoir transmis le virus du sida. Elle n’avait rien pour vivre, alors qu’elle avait un enfant et sept membres de sa famille à charge. Grâce à un prêt de World Vision de 37,5 ?$, elle a pu monter une épicerie chez elle et vendre des produits aux habitants du village. Aujourd’hui, cette femme a un revenu mensuel de 150 ?$ qui lui permet de procurer de la nourriture, des médicaments et un toit à sa famille, et de payer les frais de scolarité de ses enfants. Tout ça, en partant de 37,5 ?$. Grâce à nos équipes attentionnées, World Vision contribue à changer la vie d’« une personne ». »

Même si World Vision met l’accent sur la transformation de l’individu, l’ONG est une organisation transnationale complexe. Elle est structurée en réseau de bureaux nationaux indépendants (ainsi en Afrique australe : World Vision Tanzanie, World Vision Zimbabwe, World Vision Afrique du Sud) et dirige ce réseau de partenaires par le biais d’un conseil international et d’un conseil d’administration, et elle est l’entité légale qui coordonne la structure. En pratique, les bureaux nationaux de World Vision travaillent avec les autorités et les communautés locales pour promouvoir le développement économique. Pour faciliter le développement, il arrive que les équipes de World Vision habitent et travaillent avec les membres des communautés rurales, ou que l’organisation fasse appel à de la main d’œuvre locale. Tel est au moins le cas pour les projets les plus importants.

Dans des régions comme l’Afrique sub-saharienne, l’ONG s’inscrit dans une longue tradition de missionnaires, mettant l’accent sur la synthèse « holiste » des dimensions matérielles et spirituelles du « développement humain ». World Vision proclame que l’organisation a pour mission de suivre l’exemple de Jésus-Christ en travaillant avec les pauvres et les opprimés, « d’œuvrer à la transformation de l’homme, de rechercher la justice et de porter la bonne nouvelle du Royaume de Dieu » (Irvine 1996, p. 227). Bien que World Vision soit une organisation chrétienne, elle génère le même genre de projets de développement et d’assistance que les ONG dites « laïques ». Cette apparente similarité n’empêche pas que le christianisme soit au fondement des valeurs de l’organisation : tous les membres des équipes de World Vision doivent signer une déclaration de foi où ils proclament leur adhésion au christianisme. Cette orientation chrétienne constitue un solide socle philosophique pour l’ensemble de l’organisation, mais les interprétations des préceptes religieux varient fortement selon le contexte local. Par ailleurs, World Vision, à l’instar d’autres ONG humanitaires transnationales, suit les tendances contemporaines du développement international, avec par exemple des programmes mettant l’accent sur l’égalité des sexes ou la participation des populations rurales à l’évaluation de la gestion (Participatory Rural Appraisal). La façon dont ces programmes répondent aux objectifs de World Vision dépend du contexte et des équipes de dirigeants au niveau national et sur les sites des projets. Il reste que leur signification — à savoir la façon dont ils sont ressentis par ceux qui prodiguent et par ceux qui reçoivent de l’aide — ne saurait être mesurée par des rapports et des évaluations financières.

Traduit de l’anglais par Esther Ménévis

[bibliographie]

  • Gehman, Richard, Let My Heart Be Broken... With the Things That Break the Heart of God, New York, McGraw-Hill, 1960.
  • Irvine, Graeme, Best of Things in the Worst of Times : An Insiders View of World Vision, Wilsonville, OR, BookPartners, Inc. & World Vision International, 1996.
  • Seiple, Bob, One Life at a Time. Dallas : World Vision, 1990.
  • World Vision International, Annual Review, 2004, www.wvi.org/wvi/pdf/2004%20Annual%2....
  • Yamamori, Tetsunao, Bryant L. Myers, Kwame Bediako, and Larry Reed, Serving with the Poor in Africa, Monrovia, CA, MARC Publications, a division of World Vision International, 1996.