Vacarme 12 / chroniques

l’appartement

par

19 mai 1987

Le lieu pouvait changer d’âme, mais chacun, compte tenu de l’expérience qu’il avait eue de l’appartement dans les années et les saisons précédentes, reconnaissait qu’il était merveilleux au coeur de l’hiver, lorsque la neige recouvrait totalement les alentours, et au coeur de l’été, lorsque toute peur s’estompait, et que les locataires jouissaient pleinement de la chaleur qui effaçait tous les signes d’une époque. Jamais rien ici ne creusait la place de l’ennui, et aucun ne pouvait lui assigner de motif, visuel ou psychique. Ce lieu était une Babylone reproduite en rêve, et chacun adhérait à la vie de palais qui était la mesure.

Jusqu’aux dimensions de l’endroit demeuraient imprécises, comme si, à partir d’une certaine emprise sur l’espace, le temps s’engonçait dans son échec, et que précisément l’espace ne parvenait plus à être départi de ce qui l’occupait. On appelait plus communément l’endroit appartement, parce qu’il n’occupait que trois étages d’un immeuble, même si son occupation effective, multiple, aurait pu permettre de l’appeler maison, ou palais, à l’image de la vue qu’il offrait.

Chacun se retrouvait le matin, à l’aube, quelle que soit la saison. On ne pouvait que dire qu’il y avait là entre une dizaine et une quinzaine de personnes, en fonction des présences. Les locataires, pour certains, voyageaient, mais singulièrement, on ne remarquait ni leur absence, ni leur retour. De même chacun vivait avec l’autre et, sans se confondre avec lui — ce qu’entraîne par exemple, pour donner un exemple connu, la passion excessive —, s’y ramifiait, de sorte que la vie prenait cette couleur admirable, où le corps des personnes composent des fibres vibratiles qui se prolongent entre elles. Il y avait beaucoup de jeux et, bien sûr, tous les arts étaient représentés.

Décrire l’appartement serait presque impossible, pour les raisons précédemment évoquées, et particulièrement la composition des personnes dans leurs activités et leurs mouvements relevant elle-même d’une composition discrète de l’espace. On pouvait néanmoins signaler quelques merveilles d’agencement ; ainsi, en dehors de l’appartement, s’étendait une espèce de parc, où toujours des enfants couraient, cherchant, au coeur de leur jeu de cache-cache qui, parfois, se poursuivait en carnaval, l’issue de retour qui reliait l’intérieur : quelle que soit l’heure du jour où les locataires étaient amenés à sortir, les rires résonnaient et les courses, rapides et joyeuses, donnaient à l’entrée du parc une animation circulaire de poursuite enfantine. Parfois, les locataires se mêlaient à ces jeux et se retrouvaient, comme soumis consentants à un mouvement d’entraînement très joyeux, dans la perspective d’entrée de l’appartement. Une exploration assez lente, pour développer le plaisir de l’espace intérieur, relayait la poursuite. Les salles explorées, parfois de styles très différents, se poursuivaient les unes dans les autres, sans que jamais l’admiration des yeux soit déçue, ou le passage de l’une à l’autre abrupt. Sans fonction d’habitation apparente, elles s’apparentaient toutes à des chambres immenses, aux lumières diverses, lourdes et recueillies, ou légères et tournoyantes.

Sans avoir ressenti l’effort d’une escalade, on se retrouvait au sommet, comme au coeur d’un donjon circulaire : le centre était occupé par un grand feu, sur un espace bien plus vaste qu’une cheminée. Des rires et des chants qui résonnaient au début du parc, on était passé insensiblement au couloir circulaire qui menait à la cime : autour du feu immense qui brûlait au centre du donjon, un promenoir, une ronde se déroulait comme un ruban. Chacun des locataires rêvait chaque nuit de cet itinéraire, certains s’en souvenaient le matin, d’autres l’oubliaient, mais le rêve était si frêle qu’il s’effaçait dans le prolongement du jour, et que, chaque matin, s’il se trouvait toujours quelqu’un pour raconter le même rêve, il ne se trouvait personne pour le reconnaître comme son propre rêve de la veille.

Les murs ne portaient aucune décoration : ils changeaient simplement de couleur avec les heures du jour, mais il y eut certains locataires pour hasarder qu’au cours de leurs activités ils avaient assisté à une métamorphose des couleurs qui disjoignaient les arcs géométriques des pièces. Ainsi, un jour, un locataire témoigna que les couloirs qui reliaient la salle de musique à la salle des armes s’étaient brusquement incurvés, alors que lui-même passait d’une pièce à l’autre. Une autre fois, c’était un des murs d’une chambre qui s’était brusquement coloré de noir. Le premier cas de mutation spatiale s’était accompagné, aux dires du témoin, d’une mélodie de clavecin qui formait comme une respiration de l’air.