0,07m2 par habitant entretien avec Gérald Grunberg

À partir de 1982, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et une « nouvelle politique du livre et de la lecture », la France se donne les moyens de rattraper son retard en matière de bibliothèques publiques, et invente un modèle français de « médiathèque » décloisonnée, proposant dans les mêmes espaces des livres, de l’image, du son et du multimédia. Gérald Grunberg est aujourd’hui directeur de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou ; il a été acteur et témoin de cette mutation. Souvenirs.

On a coutume de considérer 1982 comme le véritable point de départ d’une politique ambitieuse de la lecture publique en France. Vous qui y avez contribué, comment qualifieriez-vous cette époque ?

C’était le printemps des bibliothèques : tout ce qui s’était préparé dans les deux décennies précédentes, tout ce qui avait été débattu, rêvé, expérimenté localement a soudain connu un formidable mouvement d’accélération, parce que tout d’un coup, l’ensemble des acteurs de la lecture publique ont eu les moyens de leur discours.

Pour le comprendre, il faut se rappeler d’où nous venions. Juste avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, la surface totale des bibliothèques municipales n’excédait pas 600 000 m2. Or tout le monde estimait, tant du côté des bibliothécaires que de l’administration centrale, qu’il fallait au minimum tripler cette surface pour couvrir correctement le territoire. À l’époque, la moitié seulement de ce qui existait correspondait à ce que nous appelions « bibliothèque moderne » : des établissements où l’essentiel des ressources était en accès libre, comme c’était le cas depuis longtemps dans les pays anglo-saxons et scandinaves. L’autre moitié perpétuait l’ancien régime des bibliothèques, avec leurs collections stockées dans les magasins — ce qui obligeait les lecteurs à consulter le catalogue, noter les références du livre puis s’adresser à un guichet, d’où un employé en blouse grise partait chercher l’objet de la requête dans les arrière-salles. Résultat : à la fin des années 1970, 5% seulement de la population utilisait les bibliothèques, contre 20% en Allemagne.

Et pourtant, la demande existait. Celle des lecteurs potentiels d’abord : au cours des années 1960, le nombre des enfants scolarisés avait considérablement augmenté ; il en avait résulté une forte aspiration à accéder à des biens culturels. Celle des bibliothécaires, bien sûr, et particulièrement de la génération à laquelle j’appartiens, dont l’engagement dans l’action culturelle — plutôt que dans l’enseignement par exemple — avait été un choix militant. Mais aussi celle des appareils politiques et des pouvoirs publics, qui avaient progressivement compris qu’il leur fallait répondre à ces aspirations. C’était particulièrement le cas dans les municipalités communistes : en 1966, le Comité Central de la Culture d’Argenteuil avait appelé, sous l’impulsion d’Aragon, au développement des institutions culturelles ; quelques communes avaient donc commencé à s’équiper de bibliothèques « modernes ». Du côté socialiste, tout un courant de bibliothécaires avait élaboré un plan d’installation de « médiathèques de secteur ». Et la droite elle-même commençait à bouger : Pompidou avait commandé en 1967 un rapport sur la lecture publique au terme duquel il avait déclaré que tout était à faire.

Bref, il y avait un foisonnement, et déjà des initiatives : au milieu des années 1970, l’État avait mis en place des mécanismes de subvention à 50% pour les municipalités qui construisaient des bibliothèques nouvelles. Un département des bibliothèques et de la lecture publique avait été mis sur pied. Mais les moyens étaient maigres. Et le budget de la Direction du Livre, qui venait d’être créée au sein du ministère de la Culture, permettait tout au plus de subventionner deux ou trois bibliothèques municipales par an.

À l’époque dont vous parlez, il y a tout de même une réalisation très importante : la Bibliothèque publique d’information (Bpi) du Centre Pompidou, qui ouvre en 1977. Comment est-elle alors perçue dans les milieux professionnels de la lecture publique ?

Mal ! Vu d’aujourd’hui, il est évident que le succès de la Bpi constitue une référence : c’est, par exemple, l’un des premiers établissements à s’être véritablement ouvert à d’autres supports que le livre. Mais sur le moment, à l’exception des équipes qui y travaillaient et qui vivaient dans l’enthousiasme de ce qu’elles étaient en train d’inventer, les bibliothécaires n’ont pas bien mesuré l’importance d’un tel équipement. Nous y avons même été hostiles ! Pour la majorité des professionnels, une bibliothèque publique devait prêter des livres : l’enjeu était de faire pénétrer la lecture dans les foyers. Et elle devait être ancrée dans un territoire — notre objectif était la modernisation des bibliothèques territoriales. Non seulement la Bpi ne répondait à aucun de ces critères, mais nous craignions aussi qu’elle n’absorbe les crédits au détriment des bibliothèques municipales ou des bibliothèques centrales de prêt dans les départements.

Revenons en 1981 : c’est alors que Jack Lang nomme à la Direction du Livre et de la Lecture l’un des acteurs essentiels du « printemps des bibliothèques » dont vous parliez, Jean Gattégno.

Jean Gattégno ne correspondait en rien à l’image qu’on se faisait à l’époque des hauts fonctionnaires. Sa disponibilité, et la confiance qu’il a accordée à l’ensemble des professionnels - bien au-delà de la petite équipe qui travaillait avec lui — ont été déterminantes. Dès qu’on l’appelait, il se déplaçait. Il m’avait nommé en Ile-de-France, à l’un des postes de chargés de mission « Livre et Lecture » auprès des Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC) qui venaient d’être créées. Je me rappelle l’avoir fait venir plusieurs fois le week-end pour inaugurer des bibliothèques dans des villages de 3 000 habitants, ou encore tel petit point de lecture dans une grange que la Bibliothèque centrale de prêt avait aménagée avec trois sous. C’était un homme qui avait une haute idée de la démocratisation culturelle et de la façon dont l’État pouvait y contribuer.

La politique qu’il a menée à la Direction du Livre a pu se développer à partir du budget 1982 : les crédits sont multipliés par 10, ce qui permet immédiatement une augmentation considérable du nombre de villes subventionnées, mais aussi la mise en place de mesures incitatives, comme la subvention à 50% de la création d’emplois qualifiés, l’aide à la constitution des collections — l’instauration des crédits d’aide à l’achat de disques, par exemple, etc.

En 1982-1983, les lois de décentralisation sont votées : face à la nouvelle autonomie budgétaire des communes, comment la Direction du Livre a-t-elle pu maintenir son rôle incitatif ?

Avec la décentralisation, les crédits à la construction des bibliothèques, qui avaient été jusqu’à présent accordés au coup par coup, auraient dû être entièrement reversés dans une dotation globale distribuée par le ministère de l’Intérieur à chaque commune. Le risque était que les programmes de construction des bibliothèques en pâtissent : rien ne garantissait que toutes les communes s’engagent dans la construction d’un tel équipement. Jean Gattégno a donc chargé un groupe de travail, présidé par Louis Yvert, de réfléchir aux moyens de poursuivre la couverture du territoire national en bibliothèques publiques dans le contexte de la décentralisation. C’est ainsi qu’est né le dispositif du « concours particulier » : une dérogation au régime commun de la décentralisation. Le ministère de l’Intérieur a accepté que les crédits d’aide à la construction et au fonctionnement des bibliothèques, précédemment distribués par l’administration centrale, soient confiés aux Préfets de région, qui les reversaient aux communes sur la base de projets précis. Grâce à ce dispositif, les incitations à la construction de bibliothèques — à commencer par la subvention à 50% du coût total de construction — ont pu être maintenues. Elles ont d’ailleurs aussi bénéficié de la déconcentration : pour la première fois, les interlocuteurs des collectivités étaient installés dans la région, et se sont d’autant plus engagés sur le terrain. Ce mécanisme mis en place en 1986 a fonctionné au-delà de toute espérance.

Ce dispositif fonctionnait-il aussi pour la lecture publique en milieu rural ?

C’était un autre volet du régime dérogatoire. La majorité des communes de moins de 10 000 habitants n’aurait pas eu les moyens de construire une bibliothèque en dur ni d’embaucher des permanents. D’où le rôle des bibliothèques centrales de prêt (BCP), chargées de desservir ces communes au moyen de bibliobus. Aujourd’hui, le système s’est un peu diversifié : de plus en plus de communes de 2000-3000 habitants ont une petite bibliothèque municipale, qui reste soutenue par la structure départementale. En 1981, seulement 71 départements étaient pourvus d’une BCP. L’État s’est donc engagé à construire une BCP dans chaque département avant de transférer leur gestion aux Conseils généraux dans le cadre de la décentralisation.

Le régime du « concours particulier » maintenait le rôle incitatif de l’État, mais il laissait aussi l’initiative aux collectivités locales. Ce choix tranche avec la tradition jacobine de l’administration française. On aurait pu, par exemple, s’attendre à une intervention législative, comme c’est le cas dans certains pays du Nord, où la loi oblige chaque collectivité à se doter d’une bibliothèque. Le choix politique français a-t-il fait débat dans le milieu des bibliothécaires pour qui la couverture du territoire constituait une priorité ?

Ce choix procédait d’un équilibre subtil entre la grande tradition française d’aménagement du territoire et l’autonomie des élus. En effet, il n’y a pas eu de loi cadre ; on n’a pas nommé partout des conservateurs d’État, comme le demandait une très petite minorité. Mais ce débat avait été tranché depuis longtemps ; il avait fait rage dans les années 1960. À l’époque, un groupe de bibliothécaires — plutôt proches des socialistes — avait imaginé un système très interventionniste, sur la base d’un quadrillage du territoire en secteurs de 100 000 habitants, avec la création d’une médiathèque dans chaque secteur. Les « municipalistes » — proches du Parti communiste — s’étaient opposés à ces « sectoristes », arguant du fait que l’initiative devait venir des collectivités territoriales existantes - pourvu bien sûr que l’État apporte un soutien financier. Et c’est ce courant qui l’avait emporté. Je suis arrivé dans la profession très peu de temps après. Je m’en souviens, on me montrait des gens en me disant : « ce sont des sectoristes... ». Mais il ne faut pas se leurrer : si les municipalistes l’ont emporté, c’est parce qu’à l’époque, le parti communiste occupait le haut du pavé en matière de discours sur la culture. Et si le parti a défendu une autonomie des municipalités qui cadrait mal avec sa culture centralisatrice, c’est parce qu’il détenait des municipalités, qu’il y avait placé des bibliothécaires communistes, et qu’il ne souhaitait pas voir arriver des conservateurs d’État.

Les municipalités candidates à la subvention pour la construction d’un établissement devaient-elles se conformer à des critères précis ? Avez-vous prescrit des normes ou des programmes-types ?

Avant 1981, il y avait déjà eu un travail formidable sur ce sujet. Louis Yvert, qui dirigeait le Département des bibliothèques et de la lecture publique, avait invité l’Association des bibliothécaires français (ABF) à participer à l’élaboration de programmes indicatifs sur la base desquelles les subventions étaient accordées : pour une ville de 150 000 habitants, il fallait au moins une bibliothèque centrale de tant de mètres carrés, dans laquelle la salle « adultes » devait occuper telle surface, la section « enfants » telle autre, etc. Ces programmes n’avaient aucun caractère obligatoire, mais ils ont donné lieu à des interprétations différentes, y compris dans l’administration centrale : certains en faisaient une utilisation souple, d’autres suspendaient les subventions à leur respect rigoureux.

Au moment de la création du concours particulier, nous avons remis la question du programme en débat. Certains collègues avaient une idée très précise de ce que devait être une bibliothèque. Nous avons fini par proposer, en accord avec le ministère de l’Intérieur, un unique critère commun : une exigence minimale de surface de 0,07 m2 par habitant.

J’ai beau y avoir passé des nuits, je serai bien incapable aujourd’hui de vous donner le détail des calculs qui a permis d’aboutir à ces 0,07 m2. C’était d’ailleurs légèrement inférieur aux recommandations de la Fédération internationale des associations de bibliothécaires, mais nous n’avons pas osé aller au-delà : nous craignions de nous faire retoquer par les élus, pour qui ces 0,07 m2 représentaient tout de même un saut quantitatif important.

En tout cas, ce critère unique permettait de conjuguer le maintien d’un système très incitatif de l’État avec une immense liberté laissée aux collectivités. Or cette liberté s’est, elle aussi, révélée incitative, pour beaucoup d’élus qui souhaitaient « laisser leur trace dans la pierre », selon la vieille tradition du politique-bâtisseur. Mais cette liberté, c’était aussi celle des professionnels de la bibliothèque : quoi qu’ils fassent, on ne pouvait leur opposer légalement que ce critère de surface. C’était donc faire en sorte que personne ne puisse, au nom de l’État, s’opposer à des choix d’aménagement inventifs, novateurs. Et il en a effectivement résulté une plus grande diversité : aujourd’hui, l’organisation spatiale de l’offre diffère sensiblement d’une bibliothèque à l’autre. Certains établissements ont choisi le décloisonnement, en mélangeant par exemple différents supports ; d’autres à l’inverse, ont préféré organiser une discothèque pure et dure, etc.

Le concours particulier est-il encore actif aujourd’hui ?

Par définition, un régime dérogatoire est provisoire, mais le concours particulier a perduré. Quand je l’avais négocié avec le ministère de l’Intérieur, les élus et le comité des finances locales, j’avais proposé l’arrêt du dispositif une fois que les 1 800 000 m2 exigés par la mise à niveau du territoire auraient été atteints. On en est aujourd’hui à 2 000 000 m2, et le régime est toujours en place, apparemment à la satisfaction de tout le monde.

A-t-il incité à l’ouverture de bibliothèques de quartier ?

Non, et c’est d’ailleurs l’un de ses défauts. Dès 1989, nous avons pu faire un premier bilan. Il apparaissait que le critère des 0,07 m2 était en deçà du besoin des bibliothèques centrales des grandes agglomérations (où les fonds anciens peuvent être importants). Mais inversement, il était un peu excessif pour les annexes de quartier.

Sur le premier point, une solution a été trouvée en 1992, avec la mise en place d’un troisième volet du concours particulier, qui a permis le développement des bibliothèques à vocation régionale : de grands équipements, qui excèdent le critère des 0,07 m2 par habitant. Quant aux bibliothèques de quartiers, il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’aménagement du concours particulier, mais Jean-Jacques Aillagon a lancé en 2002 le programme des médiathèques de proximité, les « Ruches », qui répond en partie à ce souci.

Vous avez écrit sur l’architecture des bibliothèques (Bibliothèques dans la cité, éditions Le Moniteur, 1996), et vous avez accompagné la construction d’un certain nombre d’entre elles. Parmi les établissements qui ont vu le jour depuis 1982, quels sont ceux, qui vous semblent les plus beaux, ou les plus réussis ?

Les plus beaux ne sont pas nécessairement les plus réussis... Mais pour moi, la plus belle bibliothèque construite ces cent dernières années est celle qui a été ouverte il y a trois ans à Alexandrie - ce qui nous éloigne un peu du territoire national. J’ai eu la chance inouïe d’y travailler. C’est un immense cylindre incliné, dont le mur extérieur, tout en granit d’Assouan, est gravé de tous les caractères du monde. La salle de lecture occupe tout le volume sous le toit incliné, à la manière d’un amphithéâtre constitué de sept plateaux. On y entre par le quatrième plateau. Et on voit tout de la salle. Évidemment, c’est très œcuménique, cela tient à la fois de la cathédrale, de la mosquée et du temple. Mais l’essentiel est que, dans la majesté d’une salle qui comporte 1 600 places, le lecteur puisse trouver sa place et s’y sentir bien. Combien de bibliothèques échouent sur ce point ! C’est aussi d’ailleurs une bibliothèque réussie : ses magasins sont prévus pour accueillir dix millions de volumes, comme à la BnF — mais il n’y a que vingt mètres à faire pour y accéder !

Pour revenir en France, j’aime particulièrement la bibliothèque de Limoges (Paul Riboulet, 1998), pour la diversité de ses volumes et de ses matériaux, mais aussi, plus simplement, parce qu’on s’y sent bien. C’est d’ailleurs mon seul critère : est-ce que j’aurais envie de m’y installer, d’y lire ou d’y travailler. Et puis il y a la toute récente bibliothèque de l’Agglomération de Troyes (Pierre Du Besset & Dominique Lyon, 2002). C’est un immense parallélépipède de verre à l’intérieur duquel on a reconstitué, pour le fonds ancien, la belle salle de lecture de l’ancienne bibliothèque de Troyes. Elle est particulièrement réussie pour sa fluidité, dans tous les sens du terme : elle permet de se laisser accaparer par l’offre, de passer en douceur d’une proposition à l’autre.

Vous venez d’évoquer la cathédrale, la mosquée et le temple. Les établissements du sacré seraient donc un modèle pour les bibliothèques modernes ?

C’est très particulier à Alexandrie : il fallait bien se confronter au mythe ! Mais selon moi, ce n’est pas le cas en France. La BnF travaille le majestueux (pour autant que je puisse me faire l’interprète des discussions que j’avais eues à l’époque avec l’architecte, Dominique Perrault, il voulait que ce bâtiment impose le respect pour le patrimoine), sa symbolique peut-être perçue comme un peu écrasante, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de « sacré ». En tout cas, cette référence est totalement absente des grandes BMVR (Bibliothèque municipale à vocation régionale). Même s’il est vrai qu’on a aussi abandonné le discours des années 1970 : à l’époque, il fallait casser l’image de la bibliothèque municipale installée dans un édifice prestigieux du centre-ville, avec ses salles de lecture où l’on n’entendait pas un bruit et dont les quelques places étaient occupées par les érudits locaux ; il y avait donc toute une littérature qui préconisait d’installer les bibliothèques au pied des immeubles, à la place du boulanger... C’est d’ailleurs ce que Jean Tabet, un collègue qui a beaucoup compté pour moi, avait fait à Levallois un peu après 1965. Mais dès qu’on a eu un peu d’argent et qu’on s’est mis à discuter avec les élus, on a compris qu’il fallait leur laisser jouer la carte de l’objet architectural dans la ville. Et heureusement, je crois ! On est donc revenu à des bâtiments qui ne cherchent pas à passer inaperçus, mais qui ne sont pas intimidants pour autant. La BMVR de Montpellier (Chemetov, 2000) en est un bon exemple.

Vous suggériez tout à l’heure que les choix, en matière de spatialisation de l’offre, étaient toujours porteurs de sens. Or vous avez été directeur de la bibliothèque municipale d’Argenteuil entre 1972 et 1981. Comment jugeriez-vous aujourd’hui son organisation labyrinthique ?

Elle avait été bien sûr délibérée. Le lecteur devait pouvoir y trouver sa niche ; mais il fallait aussi qu’il s’y perde un peu. Il y avait là un volontarisme où se mélangeaient pensée marxiste et modernisme marketing : tu veux aller en philo, eh bien tu passeras obligatoirement par l’histoire (rires). Et nous avions aussi imaginé changer tous les trois mois la disposition des rayonnages !

Cela dit, le principal reproche que je fais à Argenteuil — et plus généralement aux bibliothèques modernes de cette époque —, c’est qu’elles n’ont pratiquement pas d’espace pour la consultation sur place. Je le rappelais tout à l’heure, nous avions tout misé sur le prêt, parce qu’il fallait que le livre entre chez les gens. Sans doute a-t-il fallu le succès d’un établissement comme la Bpi pour comprendre que la bibliothèque est aussi un lieu où l’on vient, et où l’on vit.

Pour décrire le développement des bibliothèques publiques depuis 1982, Anne-Marie Bertrand a pu parler d’une « success storyà la française » (Les bibliothèques municipales : enjeux culturels, sociaux, politiques. Electre-Editions Cercle de la Librairie, 2002). Pensez-vous que les bibliothèques publiques ont aujourd’hui gagné la partie ?

Je suis convaincu que la bibliothèque, comme espace public, a fait la preuve de sa nécessité : personne aujourd’hui ne peut nier que, dans toutes les collectivités locales, la bibliothèque publique est l’équipement culturel le plus fréquenté, même si c’est encore insuffisant : aujourd’hui, seulement 17% de la population est inscrite en bibliothèque, après un pic de 18%. Et pourtant la success storyreste très fragile. D’abord, parce qu’Internet fait à la bibliothèque une concurrence très rude. Ensuite, parce que, dans les municipalités, la compétition avec les autres équipements culturels demeure très vive. Or la bibliothèque n’a pas tous les atouts : elle n’est pas glamour. Six mille lecteurs par jour, cela ne fait un « événement » ni pour les médias, ni pour les pouvoirs politiques. Et enfin la concurrence est vive parce que la gratuité a totalement disparu de nos sociétés. Et que la bibliothèque a du mal à maintenir son offre dans le système de gratuité marchande dans lequel s’inscrit aujourd’hui toute offre.

Est-ce à dire qu’il faudrait aujourd’hui un « second souffle » à la politique de la lecture publique ? Et le cas échéant, quelles orientations faudrait-il défendre ?

J’en suis convaincu. L’État, pour ne parler que de lui, ne peut plus s’en tenir à la seule logique d’aménagement du territoire. Il doit diversifier ses modes d’appui au développement de la bibliothèque publique et à sa pérennisation dans le contexte que je viens d’évoquer à grands traits. Comment ? Je l’ignore. Je suis représentatif d’une génération qui a fait émerger la médiathèque publique dans les années 1970, et qui va partir à la retraite d’ici quelques années. S’il y a un second souffle, il accompagnera le renouvellement générationnel. Je crois cependant qu’à l’heure où l’on observe un tassement de la fréquentation, l’un des enjeux majeurs réside dans le temps d’ouverture au public. Aujourd’hui, on peut considérer que le pays est globalement équipé : tout le monde, ou à peu près, a une bibliothèque correcte à sa disposition dans un rayon raisonnable. La distorsion entre cette capacité et le faible pourcentage de lecteurs tient pour partie au fait que la moyenne d’heures d’ouverture hebdomadaire des bibliothèques ne dépasse pas vingt heures, ce qui est dérisoire. Voyez la Bpi : elle ouvre 62 heures par semaine, et cela change tout - même s’il y a encore des efforts à faire. C’est en grande partie cela qui permet l’accès des différents publics, et la déclinaison des différentes pratiques. C’est à cette condition qu’il peut y avoir une appropriation diversifiée de la bibliothèque.