sur les cabinets de lecture

par

« Messieurs les Treize [1],

Puisque vous voulez bien m’inviter en quatorzième à donner mon opinion, la voilà :

Les personnes qui ont peu d’argent, et celles qui en ont beaucoup, sont empêchées d’ache-ter des livres, les premières par la pauvreté, les secondes par l’avarice. Aussi les empruntent-elles. Les cabinets de lecture ne feront donc que régulariser une situation existante, avec une innovation inouïe qu’il faudra rendre les livres prêtés. Ma crainte est que les éditeurs (je ne parle pas des miens qui sont des hommes généreux et charmants), trouvant la vente difficile, cherchent un profit plus sûr dans la « location ».

Ils n’auraient plus cette terreur, ni les auteurs cette espérance, la réimpression, chose chaque jour plus malaisée. Il s’agit, bien entendu, des ouvrages contemporains, et votre questionnaire ne porte pas sur le bon vieux cabinet de lecture où il y avait des livres qu’on ne trouvait que là (les romans de la comtesse d’Asche et de Céleste Mogador, parfois même La Chartreuse avec la préface de votre Père Balzac) et qu’on ne pouvait lire que ganté de suède. Malgré tout, et comme mes éditeurs sont bien gentils, je ferai valoir, en faveur des cabinets de lecture, cette vérité plus générale que, la satisfaction d’un goût conduisant plutôt à l’abus qu’à la restriction, de même que prendre des leçons au manège donne envie d’avoir un cheval à soi, à force de louer des livres, peut-être finira-t-on par en acheter, sinon par en lire.

Veuillez agréer, Messieurs, l’expression de mes sentiments les plus distingués. » [2]

Notes

[1Treize auteurs avaient à répondre à cette question : « Êtes-vous partisan ou non des cabinets de lecture ? [...] Et, si vous estimez qu’ils causent du tort aux jeunes auteurs, quel remède jugez-vous opportun ? ».

[2In Contre Sainte-Beuve, Pléiade, 1971, p. 605 ; publié pour la première fois le 28 août 1920 dans L’Intransigeant.