il faut sauver les BCE

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Héritières des bibliothèques populaires et ouvrières, les bibliothèques de comités d’entreprise, là où elles existent, rencontrent le succès. Aujourd’hui menacées, elles restent pourtant uniques dans leur capacité à s’adapter à l’espace et au temps des travailleurs.

Bouffées d’oxygène

La décision des élus CFDT/CGC de Renault le Mans de fermer la bibliothèque de leur comité d’entreprise a suscité beaucoup d’émotion et porté un coup de projecteur sur des structures dont la discrétion confine à l’oubli. Or, l’existence de ces équipements s’étend sur presque soixante ans, voire plus si l’on prend en compte les bibliothèques populaires et les bibliothèques ouvrières. À leur âge d’or, dans les années 70, on n’en dénombrait pas moins de trois mille implantées parfois dans des secteurs géographiques dépourvus de bibliothèques. L’État ne s’intéressa guère au formidable travail accompli par ces établissements. Il fallut l’arrivée de la gauche au pouvoir et le rapport Pingaud-Barreau « pour une politique nouvelle du livre et de la lecture », en 1982, pour voir enfin reconnu leur rôle dans le développement de la lecture en France. Hélas, c’est quasiment dans la foulée que le paysage industriel de notre pays se modifie durablement. La désindustrialisation s’intensifie notamment dans les régions du Nord, de l’Est et de l’Ouest.

En 1991, sous l’égide du Ministère de la culture en coopération avec l’Association des Bibliothécaires de France (ABF), paraît une enquête qui intègre les réseaux spécifiques de la lecture en entreprise (SNCF, EDF-GDF, postes et télécommunications). 1272 bibliothèques de comité d’entreprise sont recensées, ce qui équivaut pratiquement au réseau des bibliothèques publiques de l’époque. Cependant, l’étude met en exergue les carences de ces bibliothèques, qui se traduisent souvent par un manque de formation des personnels, des locaux inadaptés, une informatisation peu développée et un partenariat inexistant.

La parution de la Charte pour le développement de la lecture publique en entreprise en 1992 aura la volonté de corriger ces insuffisances et s’appuiera sur trois postulats : la nécessité d’un local adapté, un budget conséquent et du personnel permanent qualifié, conditions incontournables pour un bon dynamisme. Malheureusement, trop peu d’élus syndicaux s’emparent de cet outil, et l’on continue à voir majoritairement des bibliothèques animées par des bénévoles, certes avec la meilleure des volontés mais insuffisamment formés. En revanche, là où l’on recrute des professionnels, des progrès significatifs sont enregistrés. Le paysage des BCE est donc bien contrasté, et le manque de lisibilité dû à une absence de statistiques empêche toute évaluation précise. Toutefois, quand elles existent au sein de structures attractives, il n’est pas rare d’approcher les 60% de fréquentation ; de quoi faire pâlir de jalousie les salariés des bibliothèques municipales !

2Pot de terre contre pot de fer ?2

Si la bibliothèque d’un CE est bien dotée et respecte ainsi les critères de la Charte, elle n’a pas à craindre de rivalité avec ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les médiathèques municipales. Nombreux sont ceux qui pensent que ces équipements à l’architecture et l’aménagement soignés font de l’ombre aux bibliothèques de comités d’entreprise et vont signer en quelque sorte leur arrêt de mort. C’est faire fi d’atouts non négligeables. Elles sont parfois le fruit de hautes luttes, de batailles gagnées au forceps contre un patronat plus enclin à créer, à l’origine, des coopératives alimentaires que des lieux de formation du citoyen et d’encouragement à l’esprit critique. Dans ce cas, immanquablement, il reste des traces de ces combats. Certaines d’entre elles sont déjà anciennes et possèdent par conséquent de riches collections qui constituent un vrai patrimoine. Avec parfois des fonds spécifiques en lien avec les activités de l’entreprise (aéronautique, chemin de fer, communications...), ainsi que des documents sur l’histoire du mouvement ouvrier en général et par branches. Ces singularités, du documentaire à la fiction, cohabitent avec les collections pluralistes et répondent à l’intérêt des adhérents. La gratuité, si souvent discutée ces dernières années sur l’ensemble du réseau des bibliothèques, est également un élément déterminant, témoignant du souci d’égalité face à la connaissance, au savoir et à la notion de plaisir. Mais l’atout majeur des bibliothèques de comités d’entreprise est la proximité. Dans une société où les solidarités sont quotidiennement mises à mal, où le lien social se délite, ces lieux d’échange laissent à penser qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot. Sachant que le domicile des salariés est de plus en plus éloigné du lieu de travail et que de fait les temps de transport s’allongent, ils ont l’avantage de s’adapter à leur temps de disponibilité. Les temps d’ouverture correspondent aux temps de pause, de restauration ou de clôture de l’activité quotidienne. Il est d’ailleurs fréquent que la bibliothèque jouxte le restaurant d’entreprise pour plus de fluidité. En dehors de l’enrichissement personnel informatif ou ludique, elle offre aussi des ruptures avec l’activité souvent vécue de manière contraignante et ces conquêtes de petites libertés constituent de réelles bouffées d’oxygène.

2Heureux qui comme le bibliothécaire de CE...2

Une fois la connaissance du fonds mis à disposition des salariés et la culture de l’entreprise acquises, le bibliothécaire de CE va privilégier l’accueil, respecter les références culturelles des lecteurs et être à l’écoute de leurs aspirations. Une certaine convivialité règne et les rapports entre bibliothécaire et lecteur s’apparentent à ceux de collègues. La bibliothèque constitue le seul foyer culturel de l’entreprise et elle est souvent dotée d’un fonds destiné à la jeunesse. Aussi n’est-il pas rare de voir des adultes découvrir la richesse d’un échange affectif avec leur enfant autour d’un livre et étendre ainsi le champ des lecteurs. Ici, la dimension humaine et relationnelle est fondamentale et facilite le travail de médiation voire d’accompagnement quand le besoin se fait sentir. Dans le meilleur des cas, le bibliothécaire sera soutenu par une commission culturelle composée de salariés s’exprimant sur les choix et les orientations à poursuivre. Le pendant de ce tableau idyllique est que les responsables de CE, élus tous les deux ans, impulsent généralement des modifications à la politique culturelle qui mettent en péril les actions entreprises, allant parfois jusqu’à la mise à l’écart du personnel en place. Ces aléas fragilisent d’autant ce type d’équipements dont le maintien fait parfois l’objet de batailles opiniâtres. Or, leur singularité offre la complémentarité nécessaire au sein du réseau de lecture publique. Des actions de lutte contre l’illettrisme y trouvent un impact important, loin des discours incantatoires. Oui, c’est une chance que cette proximité du livre dans l’entreprise, mais pour continuer à jouer ce rôle irremplaçable, il faut des moyens en fonctionnement, en personnel, en budget, en locaux. Aussi va-t-il falloir interpeller et mettre face à leurs responsabilités les syndicalistes qui gèrent les CE, mais aussi les directions d’entreprise et les pouvoirs publics. De nouveaux modes de fonctionnement pourraient être une réponse aux besoins des salariés : l’association inter-CE, la collaboration avec d’autres CE et de réels partenariats avec des bibliothèques du réseau public, ceci en respectant l’identité de chacun.

Des accusés d’un nouveau type

Mercredi 10 mai 2005, au cœur du vieux Mans et à une heure plutôt matinale, le vent répand les cris des salariés de Renault postés en nombre au pied du Palais de Justice, habillés par leurs soins de calicots. Oui, ce sont les Renault, car dans la Sarthe, on ne fait pas que les rillettes. Ici, en l’occurrence on fabrique des moteurs et des boîtes de vitesse. Mais pourquoi tant de bruit ? Encore un souci avec les patrons ? Que nenni, ils n’ont pas besoin de se mouiller dans cette affaire, la CGC ainsi que la CFDT s’en chargent. Dans l’affaire qui nous intéresse, les partenaires dits sociaux ont assigné 46 salariés à comparaître devant le Tribunal de grande instance. Et pourquoi ? Quel crime ont-ils commis pour qu’un syndicat censé les défendre les traîne ainsi en justice ? Le contentieux a démarré en septembre lorsque la coalition CFDT-CGC qui gère le CE annonce la fermeture de la bibliothèque, arguant de difficultés financières. Pourtant, le budget du CE a été augmenté de 6,3% entre 2002 et 2004. Cette décision s’accompagne de la volonté de brader le fonds, soit 28 000 ouvrages à 1 ou 2 euros l’unité. À l’appel de la CGT, trois cents salariés débrayent pour protester et cent soixante tentent de sauver le patrimoine en empruntant 11 539 ouvrages d’un coup. Voilà ce qui fait l’objet des poursuites.

Il faut savoir que le CE Renault a été le premier créé dans le département en 1945. Et que sur trois mille salariés, la bibliothèque compte mille inscrits. En janvier dernier, quatre cents personnes se mobilisent pour la sauvegarde de leur bibliothèque autour de personnalités comme Daniel Mesguish ou Jack Ralite. Fin mai, l’Association pour le Maintien et le Développement de la Bibliothèque Renault le Mans compte déjà plus de trois cents adhérents et se targue de 5500 signatures de soutien. Cet élan, qui va bien au-delà de la sphère syndicale, réconforte. Du maître de conférences aux enfants de salariés de l’usine racontant leur première rencontre avec le livre grâce à la BCE, les courriers mis en ligne sur le site devraient suffire, par les arguments déployés, à la défense des 46 assignés.

— La présidente du TGI : « Qu’ils ne soient pas d’accord avec la décision de fermeture, c’est leur droit, mais pourquoi ne veulent-ils pas rendre ces livres ? »

— L’avocate des « emprunteurs » : « Ils espèrent des perspectives et attendent beaucoup des pourparlers avec la médiathèque du Mans. »

— L’avocat de la CGC/CFDT : « Le CE est propriétaire de son bien, juridiquement, il est en droit de récupérer les livres. [...] Ce sont des opérations commando de la CGT, on vous met un revolver sur la tempe pour emprunter des livres. » [...] Cela s’appelle prendre des livres en otage ! » Et d’enfoncer le clou en réclamant « le rétablissement de l’État de droit » !

Devant une salle médusée, la présidente renvoie en délibéré. J’ébauche une tentative de dialogue avec mes voisins, qui ne sont autres que le Secrétaire du CE et son trésorier, leur faisant part d’abord de ma surprise de découvrir qu’emprunter des livres pouvait s’apparenter à un délit, et rappelant l’existence d’une Charte pour les bibliothèques de comité d’entreprise. Je n’aurai pour toute réponse que propos de marchands de soupe exigeant que la culture soit « rentable ». Les mêmes avaient décrété plus tôt que les salariés préféraient le bricolage et le jardinage au livre... Dans ce type de conflit la voie juridique a ses limites. Comment peut-on déclarer que le CE est propriétaire de ces biens ? Il s’agit ici de l’argent des salariés, par le biais de la masse salariale. Eux seuls, et leurs ayants droit, en sont les propriétaires momentanés, ces biens n’appartiennent à aucun syndicat ! Parler de jouissance paraît plus adapté que de propriété. Ce patrimoine intellectuel appartient à la collectivité et a pour vocation d’être transmis dans l’intérêt général. Ces principes altruistes s’accommodent mal de carcans restrictifs fondés sur la propriété.

C’est le Secrétaire de la CGT qui, dans son compte-rendu aux salariés restés à l’extérieur du Palais, insistera sur la question, à ses yeux essentielle, du rôle du comité d’entreprise dans la gestion des activités sociales et culturelles. Il soulignera l’objectif d’une discussion avec l’ensemble des élus et des collectivités territoriales afin de définir la politique culturelle au sein du CE Renault le Mans, en prenant en compte la précarité des personnels aujourd’hui. La volonté de développer des partenariats, notamment avec la médiathèque municipale, est évidente, ainsi que celle de s’ouvrir plus largement aux autres salariés d’une zone industrielle comprenant au total plus de 18 000 salariés répartis dans des entreprises de différentes tailles et souvent dépourvues de comité d’entreprise. Voilà un projet plus enthousiasmant que la création d’un avatar de Leroy Merlin ou de Truffaut. Sans pour autant dénigrer les vertus du jardinage, paraphrasons Ralite disant « Je veux avoir dans mon jardin de l’esprit toutes les fleurs du monde, c’est-à-dire la diversité culturelle ».

Mercredi 18 mai 2005. Dans leur assignation, les élus CFDT et CFE-CGC du CE réclamaient la condamnation des 46 inculpés à la restitution des 12 297 ouvrages, sous astreinte de 100 euros par jour et par personne, et le versement de 1 500 euros au CE. Ce mercredi, la justice condamne 27 des assignés à la restitution des livres sous peine d’une amende journalière de 5 euros, et au versement solidaire de 700 euros. Dur, dur de défendre la lecture !

Mercredi 1er juin 2005. Les condamnés, soutenus par la CGT, organisent le retour des ouvrages sous forme festive : pique-nique, musique, lecture et mobilisation contre le licenciement de la bibliothécaire. Sous la pression du mouvement, le secrétaire du CE s’est engagé à réunir une table ronde autour du projet de bibliothèque inter-entreprises en ajoutant in fine qu’il préférait le choix de l’abonnement à la médiathèque municipale. Seuls 42 salariés y ont adhéré.

Au niveau national, les ouvriers et employés ne représentent que 5% des abonnés des bibliothèques publiques. Cela mérite réflexion. Les ouvriers de Renault et leur comité de soutien ont évité la dispersion des collections et en ont fait une lutte exemplaire, ne serait-ce que par le remue-méninge salutaire qu’elle a suscité. Elle pointe en effet les dérives des CE et de leurs élus, qui abandonnent un rôle culturel et social pourtant prescrit dans la loi pour se transformer en « épiciers » : billetterie Disneyland, UGC, voyages, Puy du Fou ! Comment et pourquoi en est-on arrivé là ? Le débat ne fait que commencer. Merci les Renault.