donner à penser

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Entre 1998 et 2001, on a assisté au démantèlement de plusieurs bibliothèques et centres de documentation créés, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, pour accompagner la politique de coopération et d’aide au développement dans de multiples disciplines. Le point culminant de cette vague a été la liquidation du réseau Ibiscus [1]. Dans le domaine des sciences humaines et sociales, les bibliothèques ont subi également de grands bouleversements. On se souvient encore des menaces qui ont plané sur le devenir des fonds documentaires du Musée de l’Homme et du Musée des Arts africains et océaniens. Si la Médiathèque du musée du quai Branly semble aujourd’hui prête à prendre la relève, il est encore difficile de prévoir quelle sera à terme sa mission, en tant que structure documentaire de référence pour l’anthropologie, ou comme médiathèque d’un musée ouvert au grand public. Dans le même temps, la bibliothèque de l’IRESCO [2], détentrice en France des fonds les plus importants pour la sociologie, est restée fermée pendant plus d’un an. Sa réouverture il y a quelques semaines ne règle en rien la question de son statut futur. Quant à la bibliothèque du Musée des Arts et Traditions Populaires, la fermeture de l’établissement qui l’abrite à l’automne 2005 ne laisse rien augurer de bon. On peut déjà prévoir que ses collections resteront inaccessibles jusqu’à l’ouverture, au mieux en 2008, du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, installé à Marseille. D’autres ruptures et mutations sont intervenues ou se préparent dans la sphère plus pointue des bibliothèques de recherche des grands EPST [3] (CNRS, EHESS, EPHE) avec, entre autres, les regroupements de bibliothèques dans les Maisons des Sciences de l’Homme et l’intégration au sein de la BULAC [4] de divers fonds : en particulier les collections asiatiques, et celles des deux bibliothèques africanistes créées au lendemain des indépendances. Tout se passe comme si ces bibliothèques — dont beaucoup ont été créées ou se sont développées à partir des années 1960 — devaient renoncer à leur évolution propre, ou accepter de perdre leur identité en se fondant dans des structures organisées selon des principes plus généralistes. Dans les deux cas, c’est une partie de l’histoire intellectuelle de ces cinquante dernières années qui disparaît.

Ces projets s’affichent comme le fruit d’une volonté de favoriser la mutation des structures documentaires, de les ouvrir aux ressources numériques, de normaliser les formats et les langages pour permettre des échanges nationaux et internationaux. Ils sont aussi révélateurs du désir de résoudre, au plus vite, des problèmes de locaux, de personnel et de coûts. Il serait vain, voire stupide, de nier la révolution qui bouleverse le domaine de l’information scientifique et de la documentation, et de s’arc-bouter sur la défense du statu quo. Les bibliothèques ont subi, depuis les livres « enchaînés » du Moyen Âge, de profondes mutations, et se trouvent aujourd’hui à un tournant de leur histoire. Les projets massifs de numérisation, l’augmentation exponentielle des documents offerts à la consultation en ligne ne peuvent que nous réjouir, même si nous sommes conscients que ces avancées technologiques ne résolvent pas tout. Elles accentuent les écarts, sont difficilement évaluables, et ne rendent que faiblement compte de la variété des cultures et des modes de pensée. Les moteurs de recherche, quant à eux, isolent l’information de son environnement, favorisent la dé-contextualisation des données et occultent le raisonnement scientifique. Des chercheurs ont montré que l’accès au contenu d’un texte accessible en ligne ne se substitue pas à la lecture du même texte replacé dans son contexte matériel, ouvrage ou périodique [5]. De même un livre, lorsqu’il est isolé, perd une partie de la valeur qu’il acquiert en s’insérant, aux côtés d’autres documents, dans l’organisation intellectuelle d’une bibliothèque.

Malgré une informatisation incomplète ou un traitement des fonds parfois un peu oublieux de la norme, ces bibliothèques de recherche qui disparaissent aujourd’hui possèdent bien souvent des fonds riches et originaux, des publications rares mais aussi de la littérature grise et des documents publiés hors des circuits commerciaux occidentaux, des fonds rassemblés aux cours des années, choisis avec soin, dans un souci de complémentarité et de comparatisme, sur des thématiques précises. Elles ont su, bien souvent, accueillir les archives des chercheurs. Elles ont été le lieu de travaux documentaires originaux et pointus dont certains mériteraient d’être conservés et réexploités pour aider à la création d’outils à même de rendre plus performantes les recherches en texte intégral. En effet, si « donner à penser » a été, de tous temps, une des principales missions des bibliothèques, aujourd’hui, face au développement incontrôlé des ressources en ligne, cette mission prend encore plus d’importance.

Notes

[1À la fois catalogue collectif et outil de formation des professionnels africains.

[2Institut de Recherches sur les Sociétés Contemporaines.

[3Établissement Public à caractère Scientifique et Technologique.

[4Bibliothèque Universitaire des Langues et Civilisations.

[5Roger Chartier, « Lecteurs et lectures à l’âge de la textualité électronique », in Noga Arikha & Gloria Origgi, Eds., Text-e : Le texte à l’heure de l’Internet, Paris, Bpi-Centre Pompidou, 2003.